Quand le Premier ministre
Manuel Valls déclare devant l’Assemblée nationale : « Oui, la France
est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme
radical », ceux qui l’écoutent entendent trois messages différents
condensés en une seule phrase.
Ils
reçoivent d’abord un bulletin de situation, l’équivalent d’un communiqué, d’un
relevé d’impact, d’un « Dont acte » prononcé entre les attaques de la
semaine dernière et les premières contre-mesures policières, militaires,
juridiques. « Dont acte » suivi sans délai de son accusé de
réception, Al Qaida revendiquant, le mercredi 14 janvier, les préparatifs, le
choix des cibles, l’exécution, le recrutement des tueurs. Niveau littéral et
factuel du communiqué, discours d’assertion réglé sur le plus visible des
faits, symétrie des messages antagonistes.
Mais
la phrase de guerre du pouvoir exécutif joue aussi de ses significations
latentes. Comme dans tout conflit à radiales multiples, coup et contrecoup
s’échangent dans un champ aux dimensions plus vastes, au périmètre
variable : le 7 janvier parisien évoque de lui-même le 11 septembre
new-yorkais, donnant ensuite un sens voilé à l’absence du président Obama quand
il plaque les décideurs politiques, européens et autres, qui défilent dans la
capitale française. Du coup, deux jours après cette absence remarquée de
l’Amérique des twin towers, dire, le
surlendemain, que « La France est en guerre » revient à poser à haute
voix la question des alliances et à prier les alliés en titre de dire à quel
point ils jugent que les concernent les circonstances et quelles obligations
elles amènent avec elles. Au geste sans phrase d’Obama répond la phrase de
Valls, demandant ce que diront les prochains gestes et les futurs silences de
la Maison-Blanche.
Le
champ stratégique délimité par la phrase de Manuel Valls comprend, en principe,
les États-Unis et l’Union européenne. Elle pointe donc la différence obvie de
ce principe et du réel : par exemple, dans cette « guerre contre le
terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical », les États-Unis opèrent
(ou s’abstiennent d’opérer) tantôt en leur nom propre, tantôt en leader
impérial des forces de l’OTAN. Ou bien, s’agissant de l’Europe, d’un conflit à
l’autre, les contributions des États, fort inégales, y restent, de plus, notoirement
imprévisibles. Dire : « La France est en guerre avec x ou y »
revient alors à souligner une évidence : la guerre en question passe par
la France mais vise – qui l’ignorerait ! – l’Euramérique, ensemble
historique qui, comme corps composé, n’est pas
une unité stratégique (à la différence de l’OTAN, ou, à une échelle réduite, de
forces armées nationales, britanniques ou françaises, plus ou moins
coordonnées).
La
phrase de M. Valls amène ainsi d’elle-même deux questions précises : 1)
les États-Unis qui, comme la France en 2012, viennent de se retirer
d’Afghanistan comptent-ils augmenter leur engagement jusque-là marginal dans
les opérations en cours au nord de l’Irak ? 2) Quels pays européens
comptent se joindre à l’engagement franco-anglais sur ce théâtre et ses
possibles extensions ? Et ces deux questions précises surviennent
elles-mêmes sur la toile de fond de l’affaire Snowden (Snowden s’étant réfugié
en Russie) et de ce qu’elle a révélé de court-circuits non pas occasionnels
mais fonctionnels dans la hiérarchie des puissances, à commencer par leur degré
d’autonomie en matière de télécommunications et de renseignement. Les positions
de quasi-monopole américain dans certaines régions brident de fait toute
initiative stratégique, autre qu’américaine, qui voudrait se concevoir livrée à
ses seuls moyens. Les opérations françaises au Mali, même sous couvert de mandat international et
de traités entre alliés, se déroulent en mode « françafricain », à
l’intérieur du « pré carré » d’accords d’assistance militaire qui
remontent à la période de la décolonisation. Sous cette forme toute régionale
de relative autonomie stratégique, elles sont, bien évidemment, impensables
ailleurs. Il y a donc grande urgence à ce que les deux vraies questions
stratégiques suggérées par la concision de M. Valls trouvent chacune une
réponse claire. Que les attentats du 7 et du 9 janvier aient été préparés en
réponse aux engagements français contre les positions de l’EIL ne fait
qu’aggraver cette urgence, puisqu’une logique de « représailles » et
de « riposte » s’enclenche, mais dans un conflit parfaitement
dissymétrique (des opérations militaires là-bas, des attentats ici). La
conscience stratégique connaît d’expérience l’asymétrie – mais, à coup sûr, pas
à l’échelle transcontinentale où elle apparaît aujourd’hui.
Le
troisième message délivré en si peu de mots par M. Valls n’est pas implicite,
mais cryptique. En distinguant l’islam et l’islamisme radical, qu’il flanque de
deux –ismes supplémentaires
(« djihadisme » et « terrorisme ») il s’adresse certes à tous les musulmans dans
le monde, mais il interroge surtout le
sens et la nature de la guerre, qu’il déclare sans pouvoir la déclarer à aucun
corps politique en particulier, ni à aucune communauté d’aucune sorte. Il
déclare ainsi une guerre bien
problématique, pour ne pas dire : bien singulière. Tant que n’aura pas été
identifié l’« islamisme radical » (apparu en décembre 1979, il y a
trente-cinq ans, par contrecoup à l’intervention militaire soviétique en
Afghanistan et dans le sillage de la théocratie iranienne vainqueur du shah),
tant que cette question restera en suspens, le conflit durera, il risque même
de s’étendre, par exemple en Asie centrale ou dans la Chine des Ouïgours, comme
il s’étend depuis trois ou quatre ans en Afrique noire, depuis trente ans au
Levant et au Moyen-Orient. Que recouvre donc la question de l’« islamisme
radical » qui infiltre ainsi, aujourd’hui, l’ensemble des sociétés
musulmanes et, en Euramérique, trouve écho dans la diaspora musulmane (mais pas
seulement en elle) ? Elle suspend, elle relance une énigme plus ancienne que
lui. Quand le monde soviétique s’était désagrégé, au début des années 1990, une
grande partie de l’intelligence libérale s’était crue débarrassée de ce qu’elle
appelle encore les pouvoirs « idéologiques », nommant par là les
religions politiques nées de la Première Guerre mondiale et cristallisées en
systèmes totalitaires. Il y en a un, pourtant, qui les avait précédées et qui
leur a survécu, pour la bonne raison qu’il traverse toutes les époques, les
hante, défie le langage, ignore la pluralité des valeurs et des
doctrines – et que, de nos jours, nous appelons, faute de mieux, d’un nom
qui n’a pas de sens précis : le nihilisme, les puissances nihilistes.
Encore un -isme, n’est-ce pas. Oui, mais
au moins celui-là a-t-il l’avantage critique de faire entendre le non-dit du
message cryptique de M. Valls : non seulement on ne fait la guerre à des –ismes qu’en prenant le risque d’en
devenir un soi-même, mais encore, parmi ceux auxquels le Premier ministre
déclare la guerre, manque le nom de leur commun dénominateur, le
« nihilisme ». Ce nom manque à sa phrase du 13 janvier, comme Obama
manquait le 11 janvier place de la République.
Pourquoi
manque-t-il à l’appel du 13 janvier et à la liste de M. Valls ? Parce que
nous connaissons ses œuvres et l’extrême difficulté de comprendre, à temps, à
quoi il donne son nom passe-partout, son nickname.
Encore une situation dissymétrique, ou, plutôt, asymétrique : d’un côté,
des personnes, des États, des nations, des otages ; de l’autre, un nickname, des réseaux dormants et des
cagoules. Avec cet insaisissable, il y a bien un conflit, mais il ne rentre pas
dans la catégorie des guerres, il la déborde, la déforme, la détraque : il
fait contact avec toutes leurs formes connues, mais en les traversant, venant
d’ailleurs et allant ailleurs. Il les parasite, il annonce, cette fois, le
passage au stade informe, amorphe et viral de la conflictualité. Il ne tient
pas du hasard, loin de là, que la guerre déclarée avant-hier le soit indifféremment et indistinctement à l’intérieur et à l’extérieur – de frontières
elles-mêmes indistinctes (celles de la France, de l’Europe, de
l’Euramérique ? toutes ces frontières en même temps !). Or cette
nouveauté – une véritable première dans l’histoire des discours de guerre –,
cette indifférenciation accomplie de l’intérieur et de l’extérieur rappelle une
réalité : faire la guerre et la
paix, c’est tracer une frontière (un nomos)
et instituer, par convention, l’accord qui la valide. Ne voit-on donc pas le
rapport, la relation fonctionnelle qui se noue et se resserre entre la
disparition contemporaine des frontières – remplacées par rien – et la
résistible ascension de la chose (non) dite provisoirement
« nihilisme » ?
Redoutable
épreuve ! À la guerre asymétrique, la plus incertaine de toutes dans
l’histoire de la conscience stratégique, s’ajoute désormais la puissance sans
nom que les –ismes du discours d’État
interpellent par expédient. Pourtant, la bataille décisive – comme disaient les stratèges du temps où il
y avait un théâtre de la guerre et des frontières – dépend, d’abord, de cet
acte mental, de la réflexion qu’il exige : chasser les –ismes, non par exorcismes et
incantations, mais par souci pragmatique, par amour du geste juste. Nous ne
pouvons pas vivre ailleurs que dans un monde où, comme chaque homme, les choses
veulent un nom et veulent qu’on les appelle par leur juste nom. Nous ne pouvons
vivre sans détermination : il n’y a pas de volonté de vivre sans savoir ce
que parler veut dire.
J.-L.
Evard
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