jeudi 15 janvier 2015

Visages d'un nickname

Quand le Premier ministre Manuel Valls déclare devant l’Assemblée nationale : « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical », ceux qui l’écoutent entendent trois messages différents condensés en une seule phrase.
Ils reçoivent d’abord un bulletin de situation, l’équivalent d’un communiqué, d’un relevé d’impact, d’un « Dont acte » prononcé entre les attaques de la semaine dernière et les premières contre-mesures policières, militaires, juridiques. « Dont acte » suivi sans délai de son accusé de réception, Al Qaida revendiquant, le mercredi 14 janvier, les préparatifs, le choix des cibles, l’exécution, le recrutement des tueurs. Niveau littéral et factuel du communiqué, discours d’assertion réglé sur le plus visible des faits, symétrie des messages antagonistes.
Mais la phrase de guerre du pouvoir exécutif joue aussi de ses significations latentes. Comme dans tout conflit à radiales multiples, coup et contrecoup s’échangent dans un champ aux dimensions plus vastes, au périmètre variable : le 7 janvier parisien évoque de lui-même le 11 septembre new-yorkais, donnant ensuite un sens voilé à l’absence du président Obama quand il plaque les décideurs politiques, européens et autres, qui défilent dans la capitale française. Du coup, deux jours après cette absence remarquée de l’Amérique des twin towers, dire, le surlendemain, que « La France est en guerre » revient à poser à haute voix la question des alliances et à prier les alliés en titre de dire à quel point ils jugent que les concernent les circonstances et quelles obligations elles amènent avec elles. Au geste sans phrase d’Obama répond la phrase de Valls, demandant ce que diront les prochains gestes et les futurs silences de la Maison-Blanche.
Le champ stratégique délimité par la phrase de Manuel Valls comprend, en principe, les États-Unis et l’Union européenne. Elle pointe donc la différence obvie de ce principe et du réel : par exemple, dans cette « guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical », les États-Unis opèrent (ou s’abstiennent d’opérer) tantôt en leur nom propre, tantôt en leader impérial des forces de l’OTAN. Ou bien, s’agissant de l’Europe, d’un conflit à l’autre, les contributions des États, fort inégales, y restent, de plus, notoirement imprévisibles. Dire : « La France est en guerre avec x ou y » revient alors à souligner une évidence : la guerre en question passe par la France mais vise – qui l’ignorerait ! – l’Euramérique, ensemble historique qui, comme corps composé, n’est pas une unité stratégique (à la différence de l’OTAN, ou, à une échelle réduite, de forces armées nationales, britanniques ou françaises, plus ou moins coordonnées).
La phrase de M. Valls amène ainsi d’elle-même deux questions précises : 1) les États-Unis qui, comme la France en 2012, viennent de se retirer d’Afghanistan comptent-ils augmenter leur engagement jusque-là marginal dans les opérations en cours au nord de l’Irak ? 2) Quels pays européens comptent se joindre à l’engagement franco-anglais sur ce théâtre et ses possibles extensions ? Et ces deux questions précises surviennent elles-mêmes sur la toile de fond de l’affaire Snowden (Snowden s’étant réfugié en Russie) et de ce qu’elle a révélé de court-circuits non pas occasionnels mais fonctionnels dans la hiérarchie des puissances, à commencer par leur degré d’autonomie en matière de télécommunications et de renseignement. Les positions de quasi-monopole américain dans certaines régions brident de fait toute initiative stratégique, autre qu’américaine, qui voudrait se concevoir livrée à ses seuls moyens. Les opérations françaises au Mali,  même sous couvert de mandat international et de traités entre alliés, se déroulent en mode « françafricain », à l’intérieur du « pré carré » d’accords d’assistance militaire qui remontent à la période de la décolonisation. Sous cette forme toute régionale de relative autonomie stratégique, elles sont, bien évidemment, impensables ailleurs. Il y a donc grande urgence à ce que les deux vraies questions stratégiques suggérées par la concision de M. Valls trouvent chacune une réponse claire. Que les attentats du 7 et du 9 janvier aient été préparés en réponse aux engagements français contre les positions de l’EIL ne fait qu’aggraver cette urgence, puisqu’une logique de « représailles » et de « riposte » s’enclenche, mais dans un conflit parfaitement dissymétrique (des opérations militaires là-bas, des attentats ici). La conscience stratégique connaît d’expérience l’asymétrie – mais, à coup sûr, pas à l’échelle transcontinentale où elle apparaît aujourd’hui.
Le troisième message délivré en si peu de mots par M. Valls n’est pas implicite, mais cryptique. En distinguant l’islam et l’islamisme radical, qu’il flanque de deux –ismes supplémentaires (« djihadisme » et « terrorisme »)  il s’adresse certes à tous les musulmans dans le monde, mais il interroge surtout  le sens et la nature de la guerre, qu’il déclare sans pouvoir la déclarer à aucun corps politique en particulier, ni à aucune communauté d’aucune sorte. Il déclare ainsi une guerre  bien problématique, pour ne pas dire : bien singulière. Tant que n’aura pas été identifié l’« islamisme radical » (apparu en décembre 1979, il y a trente-cinq ans, par contrecoup à l’intervention militaire soviétique en Afghanistan et dans le sillage de la théocratie iranienne vainqueur du shah), tant que cette question restera en suspens, le conflit durera, il risque même de s’étendre, par exemple en Asie centrale ou dans la Chine des Ouïgours, comme il s’étend depuis trois ou quatre ans en Afrique noire, depuis trente ans au Levant et au Moyen-Orient. Que recouvre donc la question de l’« islamisme radical » qui infiltre ainsi, aujourd’hui, l’ensemble des sociétés musulmanes et, en Euramérique, trouve écho dans la diaspora musulmane (mais pas seulement en elle) ? Elle suspend, elle relance une énigme plus ancienne que lui. Quand le monde soviétique s’était désagrégé, au début des années 1990, une grande partie de l’intelligence libérale s’était crue débarrassée de ce qu’elle appelle encore les pouvoirs « idéologiques », nommant par là les religions politiques nées de la Première Guerre mondiale et cristallisées en systèmes totalitaires. Il y en a un, pourtant, qui les avait précédées et qui leur a survécu, pour la bonne raison qu’il traverse toutes les époques, les hante, défie le langage, ignore la pluralité des valeurs et des doctrines – et que, de nos jours, nous appelons, faute de mieux, d’un nom qui n’a pas de sens précis : le nihilisme, les puissances nihilistes. Encore un -isme, n’est-ce pas. Oui, mais au moins celui-là a-t-il l’avantage critique de faire entendre le non-dit du message cryptique de M. Valls : non seulement on ne fait la guerre à des –ismes qu’en prenant le risque d’en devenir un soi-même, mais encore, parmi ceux auxquels le Premier ministre déclare la guerre, manque le nom de leur commun dénominateur, le « nihilisme ». Ce nom manque à sa phrase du 13 janvier, comme Obama manquait le 11 janvier place de la République.
Pourquoi manque-t-il à l’appel du 13 janvier et à la liste de M. Valls ? Parce que nous connaissons ses œuvres et l’extrême difficulté de comprendre, à temps, à quoi il donne son nom passe-partout, son nickname. Encore une situation dissymétrique, ou, plutôt, asymétrique : d’un côté, des personnes, des États, des nations, des otages ; de l’autre, un nickname, des réseaux dormants et des cagoules. Avec cet insaisissable, il y a bien un conflit, mais il ne rentre pas dans la catégorie des guerres, il la déborde, la déforme, la détraque : il fait contact avec toutes leurs formes connues, mais en les traversant, venant d’ailleurs et allant ailleurs. Il les parasite, il annonce, cette fois, le passage au stade informe, amorphe et viral de la conflictualité. Il ne tient pas du hasard, loin de là, que la guerre déclarée avant-hier le soit indifféremment et indistinctement à l’intérieur et à l’extérieur – de frontières elles-mêmes indistinctes (celles de la France, de l’Europe, de l’Euramérique ? toutes ces frontières en même temps !). Or cette nouveauté – une véritable première dans l’histoire des discours de guerre –, cette indifférenciation accomplie de l’intérieur et de l’extérieur rappelle une réalité : faire la  guerre et la paix, c’est tracer une frontière (un nomos) et instituer, par convention, l’accord qui la valide. Ne voit-on donc pas le rapport, la relation fonctionnelle qui se noue et se resserre entre la disparition contemporaine des frontières – remplacées par rien – et la résistible ascension de la chose (non) dite provisoirement « nihilisme » ?
Redoutable épreuve ! À la guerre asymétrique, la plus incertaine de toutes dans l’histoire de la conscience stratégique, s’ajoute désormais la puissance sans nom que les –ismes du discours d’État interpellent par expédient. Pourtant, la bataille décisive  – comme disaient les stratèges du temps où il y avait un théâtre de la guerre et des frontières – dépend, d’abord, de cet acte mental, de la réflexion qu’il exige : chasser les –ismes, non par exorcismes et incantations, mais par souci pragmatique, par amour du geste juste. Nous ne pouvons pas vivre ailleurs que dans un monde où, comme chaque homme, les choses veulent un nom et veulent qu’on les appelle par leur juste nom. Nous ne pouvons vivre sans détermination : il n’y a pas de volonté de vivre sans savoir ce que parler veut dire.
J.-L. Evard


Aucun commentaire: