Le 27 novembre 1914, le Très
Honorable Winston Churchill, Membre du Parlement, Premier Lord de l’Amirauté, expose
à la Chambre des Communes un premier bilan de quatre mois de guerre navale.
La marine britannique avait à faire face à quatre dangers
principaux. Il y avait d’abord le danger pour nous d’être surpris au début des
hostilités, avant d’être prêts et à nos postes de combat. C’était là le plus
grand péril. Une fois la flotte mobilisée et à ses différents postes de combat,
le plus grand danger qui pût nous assaillir se vit surmonté. Le second danger
que nous craignions venait de ce que de nombreux et rapides paquebots ennemis,
en s’échappant de leurs ports, et armés de canons, pouvaient faire la guerre de
course dans le but de détruire notre commerce. Depuis deux ans les séances du
Comité de Défense Impériale n’ont pas cessé de se tenir et ont été presque
exclusivement consacrées aux problèmes d’une grande guerre européenne ; et
j’ai toujours indiqué, parlant au nom de l’Amirauté, le grand danger auquel
nous étions exposés si, au début de la guerre, avant que nos croiseurs fussent
à leurs postes de combat, avant que nous soyons en possession de tous nos
moyens de parer à une telle menace, nous devions faire face à une incursion
formidable, sur les routes de notre marine marchande, d’un grand nombre de
paquebots armés dans le but de détruire notre commerce.
Pour le moment l’on a
heureusement triomphé d’un tel danger. Nous avions calculé avant la guerre que
les pertes de notre marine marchande pendant les deux ou trois premiers mois de
la guerre seraient au nombre de 5 %. Je suis heureux de dire que le pourcentage
n’est que de 1,9, et les risques ont été entièrement couverts par un système
d’assurances que l’on a mis en vigueur et dont l’on a pu de plus en plus et
régulièrement réduire les primes.
Le troisième grand danger
venait des mines. Notre ennemi s’est permis au sujet de mouillage de mines sur
les routes principales du commerce pacifique de suivre une méthode que nous n’aurions
pas cru, avant le déchaînement de cette guerre, devoir être pratiquée par une
Puissance civilisée. Et les risques et les difficultés auxquels nous avons dû
parer à ce point de vue, ne doivent pas être rabaissés. Mais je suis heureux de
dire que, bien que nous ayons souffert des pertes, que nous puissions en
souffrir d’autres, et sans aucun doute en souffrirons d’autres, cependant à mon
avis le danger venant des mines, je parle de cette action de jeter des mines à
tort et à travers et sans scrupule en pleine mer, est un danger dont on peut
voir maintenant la fin, et que l’on peut restreindre, et qui est de plus en
plus restreint et contrôlé par les mesures, les mesures très complètes, que
nous avons prises et que nous prenons.
Le quatrième danger venait des
sous-marins. Le sous-marin apporte des conditions entièrement nouvelles dans la
guerre navale. La liberté de mouvement qui appartient au pouvoir le plus fort
est affectée et restreinte dans les mers d’une faible superficie par le
développement de cette arme nouvelle et formidable. Il y une différence entre
l’inquiétude du soldat et l’inquiétude du marin, dont la Chambre se rendra
compte. Une division de soldats ne peut être annihilée par une patrouille de
cavalerie. Mais à n’importe quel moment un grand navire, égal en force
guerrière, et, en tant qu’unité de guerre, à une unité ou à une armée, peut
être détruit sans avoir la moindre occasion de montrer sa puissance guerrière,
ou sans qu’un seul homme à bord puisse frapper un seul coup pour se défendre.
Et cependant il est nécessaire pour la sûreté de ce pays, il est nécessaire
pour l’approvisionnement du pays en objets de première nécessité, que nos
navires puissent sillonner les mers dans l’accomplissement de leurs devoirs en
toute liberté, et sans rien craindre ; et personne ne saurait disconvenir
que l’inquiétude torture souvent l’esprit de ceux qui ont la responsabilité de
leurs mouvements. Il est toutefois agréable de penser que notre force en sous-marins
est beaucoup plus grande que celle de nos ennemis, et que la seule raison
pourquoi nous ne pouvons pas avoir de résultats sur une grande échelle à ce
sujet, c’est que l’on nous donne si rarement une cible que nous puissions
viser.
Tels sont les quatre dangers. Je ne compte pas parmi eux ce que
certaines gens voudraient inclure comme un cinquième danger, celui d’un
débarquement de l’ennemi sur nos côtes, bien que ce soit là une entreprise
pleine de danger – pour ceux qui la tenteraient. […] Sur 20 500 000 tonnes
de la marine marchande anglaise, 20 122 000 tonnes sont sur mer, ce
qui veut dire 97 % du total ; tandis que les 5 000 000 du
tonnage allemand, 549 000 seulement sont sur mer ou échappent à nos calculs,
et, parmi ceux qui voyagent, on estime que 10 vaisseaux seulement importent ou
exportent des marchandises à travers les mers. En moyenne, près de 100 navires
par jour de plus de 300 tonnes arrivent dans les ports du Royaume-Uni ou les
quittent, et nous ne contentons pas de poursuivre nos opérations commerciales
de la façon la plus fructueuse, mais nous apportons certaines restrictions à
l’importation des articles de première nécessité dont ont besoin les Empires
allemand et autrichien dans un but militaire. […] Si nos ennemis ne nous ont pas attaqués en pleine
mer à l’ouverture des hostilités, ou juste auparavant, nous devons supposer que
cela a été, parce qu’ils ne se considéraient pas assez forts ; car c’eût
été alors le moment le plus avantageux pour eux de le faire, celui où ils
auraient pu empêcher ou retarder l’envoi de notre armée sur le Continent. S’ils
n’ont pas profité de ce moment, cela a été parce qu’ils comptaient en usant nos
forces navales par attrition, les réduire peu à peu à une condition
numérique égale à la leur. Nous sommes en guerre depuis quatre mois. J’aimerais
à étudier pour un instant les effets de cette attrition. Les pertes en sous-marins ont été égales des deux côtés, que je
sache ; mais la proportion des pertes a été beaucoup plus grande pour les
Allemands que pour nous-mêmes, parce que nous avons plus du double du nombre
des sous-marins constamment sur mer. Nos contre-torpilleurs ont montré leur
supériorité incontestée en artillerie ; ce qui, naturellement, n’était pas
inconnu avant la guerre. Nous n’avons subi aucune perte, tandis que huit ou dix
des contre-torpilleurs ont été détruits. Des vieux croiseurs cuirassés, nous
avons perdu, à ce que je crois, six contre deux qu’ont perdus les Allemands.
Mais ici, de nouveau, le nombre des vaisseaux de cette classe que nous avions à
notre disposition était trois ou quatre fois aussi grand que celui de nos
adversaires, et nous devons nécessairement les exposer plus fréquemment et plus
franchement aux attaques de l’ennemi.
Mais la classe la plus
importante des vaisseaux de second rang est celle des croiseurs légers et
rapides de construction moderne. Les vaisseaux légers modernes que construisent
depuis 1903 la Grande-Bretagne et l’Allemagne, et qui sont des croiseurs
rapides, sont un des facteurs les plus importants dans la guerre navale. Au
début des hostilités, les Allemands avaient à leur disposition vingt-cinq de ces
vaisseaux, et nous, nous en avions trente-six. Depuis le commencement de la
guerre, nous avons perdu deux de nos trente-six croiseurs, ou un dix-huitième
de leur nombre. Les Allemands ont perdu, ou doivent tenir renfermés dans leurs
ports – et je comprends le Breslau dans ce calcul – à
peu près un quart de leurs croiseurs légers modernes. Notre flotte s’est vue
augmentée, depuis le début des hostilités, d’un certain nombre de nouveaux
croiseurs supérieur à celui que nos ennemis ont perdus, de sorte que notre
force aujourd’hui est énormément supérieure, supérieure sans comparaison, au
sujet de ce facteur si important, à ce qu’elle était au début de la guerre. Nos
chances de réussir s’augmentent avec le temps, car de nombreux croiseurs
sortiront bientôt des chantiers, et le nombre de ceux que l’ennemi peut obtenir
par tous les moyens possibles, pendant l’année qui vient, ne peut dépasser la
moitié des croiseurs sur lesquels nous pouvons compter.
[…] Lorsque la guerre a
éclaté, nous avons mobilisé trente et un « Dreadnoughts » et
« Lord Nelson » ; et l’Allemagne a pu avoir, et a eu, à ce que
je suppose, si ses derniers navires étaient construits, vingt et un
« Dreadnoughts », cuirassés et croiseurs, de sorte que nous étions
juste un peu en dessous du 60 %, chiffre que nous avions toujours maintenu
auparavant. Je ne puis dire combien d’autres vaisseaux ont été adjoints à la
flotte depuis. Il est de la plus haute importance de tenir caché le nombre des
vaisseaux dont peut disposer à n’importe quel moment l’amiralissime, et c’est
le devoir de tout Anglais, de tout sujet britannique, et de tout ami de notre
pays, de faire tout son possible pour entourer un tel fait du plus grand
mystère. Mais bien que je ne puisse dire le nombre des vaisseaux qui ont grossi
notre flotte depuis la déclaration de guerre, je puis déclarer que la force
relative est considérablement plus grande maintenant qu’elle ne l’était au
début des hostilités ; et, en second lieu, je puis indiquer les renforts
que les deux pays recevront entre le moment actuel et la fin de 1915. Les
renforts au maximum que l’Allemagne peut recevoir, et il n’est pas possible à
une force humaine d’augmenter ce nombre pendant cette période, ajouteront trois
navires aux chiffres que j’ai donnés : le Lützow, le Kronprinz et le Salamis, vaisseau grec que l’Allemagne a pris sans
doute pour elle-même.
Il y a deux ans, j’ai formé un
comité de l’Amirauté pour étudier la question tout entière de l’accélération
des constructions nouvelles immédiatement après le début d’une guerre, de façon
à avoir dans le minimum de temps le maximum de vaisseaux absolument
prêts : l’on rédigea des rapports très consciencieux, et l’on élabora
un système complet jusque dans ses moindres détails. En mettant ce système en
pratique, nous avons été aidés par le patriotisme et l’énergie des ouvriers de
tous les chantiers, qui n’ont pas craint d’aller au-delà de leurs forces, et,
en agissant ainsi, ils se sont rendus dignes en réalité d’être les camarades de
leurs concitoyens qui luttent dans les tranchées sur la ligne de feu. Pendant
cette période, entre le commencement de la guerre et la fin de 1915, pendant que les Allemands verront leur flotte
s’accroître de trois vaisseaux, nous augmenterons la nôtre des navires
suivants : l’Agincourt et l’Erin, achetés à la
Turquie, le Tiger, le Benbow, l’Emperor of India, le Queen Elizabeth, le Warspite, le Valiant, le Barham, le Resolution, le Ramilies, le Revenge, le Royal
Sovereign et le Malaya, et l’Ammirante Latorre que nous avons rebaptisé le Canada, après l’avoir acheté au Chili, en tout
quinze vaisseaux. Tous ces navires appartiennent naturellement au type le plus
grand que l’on ait construit jusqu’ici dans l’histoire de la marine ; et
ce n’est pas une exagération que de dire que nous pourrions nous permettre de
perdre un « Super-Dreadnought » chaque mois pendant les douze mois de
l’année qui commence – l’ennemi pendant ce temps ne subissant aucune perte – et
nous trouver à la fin de ces douze mois avec une supériorité approximativement
aussi grande que celle que nous avions au moment de la déclaration de la
guerre.
[…] Tout le personnel de la
marine est formé de la classe intelligente des mécaniciens et des hommes des
professions mécaniques. Ils ont étudié à fond les conditions de la guerre, et
ils suivent avec l’intérêt le plus ardent les luttes héroïques de nos soldats
sur le champ de bataille ; et le zèle et l’enthousiasme qu’ils montrent
dans l’accomplissement de leurs devoirs inspirent la confiance la plus complète
à ceux qui les dirigent.
[…] Il n’y a absolument aucune
raison d’être inquiets, anxieux ou alarmés. Nous allons nous séparer pour un
ajournement de quelques semaines, semaines qui seront probablement très
importantes dans l’histoire de cette guerre. Nous avons toutes les raisons de
croire de la façon la plus absolue que la force de notre marine permettra la
réalisation des désirs et des desseins de l’État et de l’Empire. Nous avons des
alliés puissants sur la mer. La marine
russe prend chaque jour de nouvelles forces ; la marine française règne en
maîtresse absolue dans la Méditerranée, et la marine japonaise commande d’une
façon fort efficace l’océan Pacifique, et la plus grande cordialité règne dans
les rapports des Amirautés des quatre pays. Mais même si nous étions seuls,
comme nous l’étions à l’époque des guerres napoléoniennes, nous n’aurions
aucune raison de désespérer de notre puissance ; sans aucun doute nous
souffririons d’un certain manque de bien-être, de privations et de pertes, mais
nous n’aurions aucune raison de désespérer de notre pouvoir de continuer
indéfiniment la guerre, important nos provisions de quelque endroit qu’il nous
plût de les importer, et transportant nos troupes partout où il nous plairait
de le faire. Nous lutterons donc, et nos forces iront en s’augmentant chaque
mois que continuera la guerre, jusqu’au moment où enfin, et peut-être à une
date qui n’est pas éloignée, nous aurons atteint le but pour lequel nous
luttons.
Dans la masse incalculable des
archives de la Grande Guerre, pourquoi retenir ces minutes d’un discours
parlementaire d’une demi-heure (nos sources : l’exemplaire de la
bibliothèque de l’Arsenal, édité à Londres, en 1915, chez Harrison & Fils) ?
C’est que l’orateur, disciple de Mahan, y prononce une leçon magistrale, montre
le plan et ses clefs, ramène deux siècles à quelques proportions
élémentaires : l’île encercle le continent (et retourne ainsi en son contraire
la structure de blocus des guerres napoléoniennes), la Royal Navy maintient son vieil avantage opérationnel et stratégique
dans la nouvelle guerre navale (celle des sous-marins), l’Empire (maritime et transcontinental)
protège la Cité. La Grande Guerre se souvient de sa matrice, met à jour et au
jour sa tectonique de guerre industrielle (soldats, marins-mécaniciens et
ouvriers à égalité de rang). Elle ne s’interdit pas – en novembre 1914 – l’idée
qu’elle pourrait durer « indéfiniment ». Elle se sait – déjà –
hyperbolique.
Déjà le
Churchill de 1940 perçait sous le Winston de 1914 : penser
l’espace-temps stratégique comme un mobile de Calder, dont même les rares
points fixes pourraient se désarticuler. Le stratège compose l’eau, la terre et
les durées.
J.-L. Evard
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