samedi 31 janvier 2015

Le nœud gordien d'Alexis Tsipras

Tous les indices convergent vers la même évidence : le suffrage massif donné à Syriza par l’électeur grec n’introduit pas seulement un bien méchant caillot dans le réseau vasculaire européen déjà surmené – cet accident le guettait depuis une dizaine d’années ; en la bloquant, il ramène la question de sa logique économique apparente vers sa logique géopolitique originaire. Il lui donne ainsi un caractère plus critique que jamais, celui, vertueux, d’une sorte d’heure de vérité, d’une épreuve destinale. Car l’Union européenne telle qu’instaurée par les Traités communautaires depuis Maastricht avait pensé et affirmé pouvoir faire l’impasse définitive sur ce moment géopolitique, en se fondant exclusivement sur son moment économique de « grand espace » interétatique de libre-échange sans véritable identité politique (institutions communautaires, frontières, diplomatie, forces armées). La lente et irrésistible érosion des économies du continent rend patent l’échec de cette expérimentation schumanienne d’inspiration « tout-économie » la plus pure : le grand espace technocratique des Vingt-Huit atteint bientôt le seuil des 12 millions de chômeurs, la zone euro joue son va-tout pour la deuxième fois en six ans, il ne se passe plus d’année sans quelque n-ième tentative de « sortie » hors de son dispositif bancaire et budgétaire. Pourquoi le ressort politique ne peut-il plus jouer, celui qui avait permis d’affronter et de surmonter aussi bien les dévastations économiques autrement plus graves de l’après-guerre que la question épineuse de la réunification allemande en 1990 ?
Si on retrouve aujourd’hui le tempo pendulaire classique des grandes crises du continent depuis 1945 (un premier temps pour l’argument économique du grand espace, un second temps pour l’argument politique de la fédération), ce rythme alternatif porte désormais sur une série d’ingrédients tout nouveaux, qui commencent à détraquer le moteur à deux temps installé sous le capot du plan Marshall. Celui-ci ne dissimulait pas, bien au contraire, ses objectifs géopolitiques : le dollar américain redresserait les infrastructures industrielles ravagées par la guerre mondiale pour aider l’Europe de l’Ouest à entrer en guerre froide avec le glacis soviétique, à l’image exacte du pont aérien qui, en 1948-49, avait permis aux Alliés de ravitailler le secteur ouest de Berlin enfermé en zone soviétique. La naissance des premières institutions européennes, éléments génétiques de l’actuelle Union, avait maintenu l’esprit et l’intention de ces premières années de l’après-guerre : après le plan Marshall, affirmer comme lui les valeurs politiques en jeu dans le régime économique (lier la prospérité de l’économie de marché consumériste aux principes de la démocratie représentative). Jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique, le vocable d’« atlantisme » a toujours désigné cette fonction biface : à chacune de ses phases communautaires successives, l’Europe de l’Ouest demeurait le pilier oriental du monde atlantique forgé pendant la Seconde Guerre mondiale. Toile de fond, pour les acteurs de cette période : la communauté atlantique née en décembre 1941 continuait avec d’autres armes son combat pour l’existence.
Premier acte : temps des urgences dictées par les circonstances qui mettaient les vieilles nations d’Europe dans la dépendance de l’empire américain (leasing après le prêt-bail)). Deuxième acte : relèvement réussi, naissance de la Communauté européenne après le succès de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et la signature du Traité de Rome (1957). Troisième acte : l’effondrement de l’Union soviétique précipite vers l’ouest la moitié européenne confisquée par elle en 1945-1948. Ce faisant, entre 1990 et 1996, ces nouveaux États-membres de l’Union Européenne rejoignent non pas l’ensemble atlantique des origines, mais son successeur, le grand espace économique et apolitique des années Delors. Entretemps, l’Europe n’avait pas changé de nom, mais elle avait changé de fonction – contrairement aux deux autres protagonistes de cette longue histoire, puisque l’empire russe, même si diminué d’un bon tiers de ses franges, a changé de nom mais pas de fonction et que l’empire américain a conservé intacts l’un et l’autre. Depuis 1990, le triangle géopolitique des origines (USA, Europe, Russie) dessine donc une tout autre configuration, où la fonction vitale et biface de l’existence historique connaît une tout autre distribution qu’il y a trente ou soixante ans : les États-Unis redéployés ont, grosso modo, maintenu leur envergure atlantique (tout en changeant ses points d’appui), la Russie prolonge son destin de grande puissance militaire et d’infirme économique incurable, l’Europe n’est décidément ni une unité impériale (elle y avait même formellement renoncé, préférant l’option du grand espace) ni un grand espace pan-économique viable (contrairement à son dessein paneuropéen d’en devenir un). Dans les bras de la communauté atlantique, l’Europe avait pu oublier ses tentatives de suicide récidivé remontant à 1914. Quand les États-Unis s’en désintéressent et résilient leur brève fonction d’empire tutélaire du destin européen, ce qu’ils font au lendemain de la réunification allemande et du Traité 4 + 2, l’Europe se retrouve seule face à son malheur de vieil empire impossible. « L’Europe n’est plus qu’une Nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont besoin de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs Provinces a besoin des autres : et l’État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche, s’affaiblit ordinairement avec lui », note Montesquieu dans ses Réflexions sur la monarchie universelle. L’espace-temps de cette « Nation » multinationale une fois désactivé par l’émergence des grandes puissances transcontinentales, américaine et russe, entre 1917 et 1945, il ne reste de la métaphore de Montesquieu que sa cruelle vérité négative. Ni Aristide Briand, ni Richard Coudenove-Kalergi ni Jean Monnet n’y peuvent rien.
Ces nouvelles conditions géopolitiques tout à fait insolites, le nouveau Premier ministre grec n’a pas attendu vingt-quatre heures pour signaler tout le parti qu’il compte en tirer : en faisant connaître les relations qui unissent certains de ses ministres au leader national-bolchevik russe Alexander Douguine, en rendant hommage public aux communistes grecs tombés pendant la guerre civile de 1944-46 et manifestant son opposition de principe aux sanctions de l’Union européenne dans l’affaire ukrainienne, Alexis Tsipras boucle la boucle, il signifie aux commissaires européens, à la BCE et à ses anges gardiens franco-allemands que l’époque du grand espace apolitique et technocratique se termine ; que la Grèce de Syriza prend la tête de la grande fronde europhobe qui souffle des marches d’Écosse jusqu’aux plaines hongroises en passant par la Catalogne, les Flandres, la Vénétie et autres contrées dissidentes – et que, pour ce faire, elle compte bien modifier la profondeur de champ et élargir la faille jusqu’à l’extérieur de l’Union. L’avantage symbolique de cette initiative hardie vaut toutes les dettes du monde : elle transforme en politique ce qui se donnait depuis des années, depuis 2008 en particulier, pour une question d’intendance, de politique économique et d’économie politique.
La manœuvre de Tsipras et de son allié nationaliste et clérical, « Grecs indépendants », avance un atout maître : en introduisant la Russie dans la cacophonie européenne, Tsipras rend l’imbroglio encore plus scabreux et le nœud plus gordien – non seulement pour cause de crise ukrainienne (il place un coin dans l’étau, d’ailleurs peu serré, des modestes rétorsions communautaires qui veulent sanctionner l’appui militaire russe aux sécessionnistes de Donetsk et Lougansk), mais aussi pour cause de recomposition des parts de popularité et d’influence : Syriza entend servir de principe d’amalgame et de catalyseur entre l’aile gauche et l’aile droite de la grande mouvance europhobe – la carte russe figurant à l’extérieur cet alliage intérieur puisque Poutine et ses soutiens national-bolchevik l’incarnent par nature. Pour la première fois depuis le début du drame européen, une « petite » nation, en position de victime exsangue, devient leader d’une ligue d’opinion – à l’échelle du continent – et s’appuie, en même temps, sur un empire lui-même en phase de projections eurasiatiques (encore discrètes, elles n’en battent pas moins leur plein). D’un point de vue national-bolchevik, il y a une revanche à prendre sur le passé atlantique et atlantiste de la Grèce (et de l’Europe en général) ; d’un point de vue russe, il y a l’outil possible d’une zone de franchise à imposer à l’intervention militaire en Ukraine ; d’un point de vue grec, il y a la perspective d’organiser en quelques mois la bataille définitive avec Bruxelles, la BCE et le FMI – en donnant aux europhobes d’Europe encore dispersés l’appui et l’autorité d’un gouvernement légitime résolu à redéfinir l’idée de souveraineté nationale. D’un point de vue théologique et ecclésial, l’Église orthodoxe russe et son homologue grecque n’en font qu’une. L’épisode en cours ne peut les laisser indifférentes dans la tempête qui secoue l’Europe de facture démo-chrétienne et les douze étoiles mariales de sa bannière.
Sans même parler des multiples et confuses ratiocinations bancaires ou monétaires de la présidence de l’UE ou de ses commissaires, ni du grippage simultané des procédures interétatiques (franco-allemandes en particulier), la rapidité avec laquelle le nouveau gouvernement grec vient de retourner les cartes en transformant la scène jusqu’alors vaguement économique en un drame désormais purement politique en dit long sur le sérieux de la situation. Non seulement, cette dextérité indique que ce changement de jeu avait été peaufiné de longue date, mais encore elle décèle un des ressorts réels du drame en cours (derrière la dette, la question stratégique du nomos) – tout en dissimulant, trompe-l’œil de plus dans la partie de colin-maillard en cours, que manque aux mouvements europhobes, avec ou sans participation russe indirecte, la clef de la situation – comme elle manque aux europhiles sur la défensive. Mais en vingt ans, jamais encore la galaxie hétéroclite des Non aux Traités européens n’avait disposé d’un tel levier institutionnel, qui s’ajoute aujourd’hui à des dynamiques électorales sans ambiguïté et à des alliances partitaires qui surprendront autant que le chant insistant du grillon italien et de sa version hellénique. Quand un empire se disloque, ses habitants retournent à leurs provinces, les druides succèdent aux préfets du palais.
Ceux qui voulaient un grand espace apolitique s’égaraient. Ceux qui veulent le redessiner au nom des « peuples » et contre les  bureaucraties du méga-espace de libre-échange européen ou euro-atlantique ne s’égarent pas moins. Pour commencer, ils vont beaucoup retarder le moment où il sera possible de donner enfin à l’Europe – à commencer par son noyau historique, s’il existe encore –  les moyens de son existence dans un monde composé d’empires et de BRICS, ces empires moins grands mais non moins réels pour autant.
J.-L. Evard

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