dimanche 11 janvier 2015

En hommage à Abdelwahab Meddeb


Dans les attentats commis ces derniers jours à Paris, peut-on discerner un élément nouveau, donnant à penser un tournant, maintenant, dans l’étrange guerre mondiale en miniature qui dure depuis des années ? Oui si l’on se sert du parallèle venu spontanément à l’esprit public : entre le 7 janvier parisien et le 11 septembre new-yorkais, plusieurs raisons autorisent le rapprochement, à commencer par le haut niveau technique et psychologique de préméditation rendant d’affreux massacres sans phrase aussi éloquents et lourds de sens qu’un manifeste ou qu’un communiqué bien rédigés ; compte aussi le choix du lieu (Paris fait la guerre en territoire malien et irakien comme Washington, il y a une douzaine d’années, en territoire afghan et irakien). Mais ce parallèle sert alors aussi à souligner une différence, et à entrevoir le tournant qui s’amorce : les tueurs du 7 et 9 janvier parisiens invoquaient le drapeau de l’EIL (Daesh), État islamiste ultra proclamé en juillet 2014 au Moyen-Orient et disposant, de fait, d’un territoire, d’un appareil militaire et même d’une monnaie dans les régions qu’il contrôle. Cette matérialité géographique et politique rapproche autant l’EIL de la catégorie des rogue states (la Libye de Kadhafi, le Nord-Soudan) qu’elle l’éloigne de celle des armées fantômes parmi lesquelles Al Qaida s’est particulièrement illustrée. Si l’on ajoute à ces deux types distincts le genre mixte que représente, en Afrique Noire, Boko Aram (dont les unités mobiles comme des méhari rançonnent des bourgs, des villes et des provinces), on mesure un des éléments vraiment nouveaux du 7 janvier : l’islamisme ultra n’agit plus seulement en rebelle hors la loi (comme Ben Laden devenu troglodyte après sa rupture avec ses protecteurs sunnites), il maintient son statut de rogue state. Comme si désormais il ne manquait plus rien à la vaste gamme des panoplies de guerre sainte qui va du kamikaze human bombe aux réseaux financiers et satellitaires de l’EIL – toutes les formes possibles de guerre s’étant déployées sur l’ensemble des théâtres concernés, y compris la guerre déclarée à la Femme.
À y regarder de plus près, on devra dire non pas que l’État voyou maintient son rang et sa force de frappe, mais qu’il les renforce et les perfectionne. Car l’EIL, né il y a plus d’un an dans les affres de la guerre arabo-arabe et arabo-iranienne de Syrie, ne se réduit pas à ce théâtre du conflit, là-bas : depuis deux ans environ, on compte par milliers les Européens (de religion musulmane pour la plupart) qui partent au Proche- et au Moyen-Orient pour rallier le djihad et faire la guerre. Les morts de Paris ne seront donc pas morts à Paris seulement, mais aussi là-bas : pris en otages de la guerre syro-irakienne, où fait enjeu officiel la restauration du califat aboli en 1923 à Ankara. Leur assassinat met ainsi en évidence l’internationalisation réelle et accélérée de la guerre de là-bas : il réduit l’écart d’espace-temps entre ici (Paris) et là-bas (Alep, ou les provinces kurdes, ou le Nigeria). L’onde de choc permet donc à l’opinion publique et à ses moniteurs de corriger leur retard sur la réalité et sur la vérité géopolitiques de la guerre transcontinentale en cours depuis longtemps. Là-bas, c’est ici – restait à comprendre la réciproque : ici, c’est là-bas (puisqu’ici il y a désormais des quantités significatives de jeunes gens résolus à importer de là-bas, ici, la mort made in rogue state).
Le rogue state, d’origine géographique apparemment lointaine, prend donc corps ici, à l’intérieur. Et égalise l’intérieur et l’extérieur, le proche et le lointain (ici = là-bas, et réciproquement). Sur place, ici comme là-bas, il trouve, s’ajoutant à son rudimentaire bagage théocratique, un réseau à haut niveau de performance : ici, c’est là-bas, et réciproquement. La réalité élémentaire de l’espace-temps électronique et numérique est devenue palpable pour tous sous cette forme aussi : la télé-simultanéité de toutes choses ne concerne décidément pas que les Jeux de Sotchi, les mises en orbite de stations spatiales ou les opérations à cœur ouvert, elle s’étend, comme chacun le pressentait depuis longtemps, à la guerre indifférenciée, à la guerre hors limites qui met à égalité d’espace-temps n’importe quel acteur ou non-acteur avec n’importe quel autre, les banlieues françaises et un oued ou un bled tchadiens. Scène et scénario d’une prise d’otages à l’échelle du simultané intégral, comme le savait le tueur du 9 janvier téléphonant à une grande chaîne française de télévision au moment où il en exécute quatre, comme s’il voulait ajouter une seconde vidéocaméra de surveillance à celle qui le filme déjà, et tenter les journalistes de participer à son crime par images interposées, pour qu’il accède au rang des archanges de la mort en live, comme cela s’est déjà produit en Argentine ou au Canada, puis, de nouveau ces dernières années avec les égorgements vidéo-filmés et diffusés à la presse internationale. Téléréalité à froid, téléréalité en inflation galopante, dont les 7 et 9 janvier parisiens annoncent la banalisation, ici et là-bas (puisqu’ « ici » et « là-bas » ne marquent plus des écarts d’espace-temps, mais la vitesse absolue de propagation de la même information sur le Réseau). Telle est désormais la tentation théologique ou satanique, le mobile pervers du grand criminel électronique : passer à l’écran, avant-goût ou ersatz du passage dans l’au-delà. L’écran, interface et mise en boucle de ces deux au-delà. Technique de voyeurisme inversé (non pas épier, mais au contraire s’imposer à tous comme seule image disponible). L’écran de la téléréalité a rendu possible, a mis à la mode cet usage hyperréel de l’exhibitionnisme et de ses vanités, cette extermination d’un au-delà par l’autre.
Les imams d’Euramérique et autres recteurs qui s’apprêtent à sermonner et instruire leurs fidèles consternés ont-ils de quoi faire contrepoids à cette déferlante ? Il leur faudra d’abord considérer avec sang-froid ce sec et irréfutable axiome technologique, aussi étranger à leur tradition théologique qu’à toute autre : l’espace-temps électronique, puisqu’il abolit la frontière de l’ici et du là-bas, abolit aussi du même élan la frontière de l’ici-bas et de l’au-delà. En chrétienté, nous avions déjà connu cette épreuve, quand la diffusion du livre imprimé subvertit soudain les images, les idoles et les titres d’autorité de la tradition religieuse. Luther et Gutenberg, même génération, même médium, même combat, mêmes effets. La subversion de l’espace-temps humain par la connexion électronique de toutes choses fait effraction partout avec la même violence – moins rude, toutefois, pour les peuples déjà passés, comme en Occident, par une première épreuve de désenchantement de leur monde intellectualisé, à la fin du Moyen Âge, par le livre imprimé et ses réseaux de diffusion. La généralisation de l’espace-temps électronique opère comme une seconde sécularisation, d’ampleur au moins égale à celle de la première : un réseau électronique et, de manière générale, la cybernétique optoélectronique ont pour effet (recherché, et non pas inattendu) de supprimer les écarts et les différentiels d’espace-temps, d’introduire les humains dans un Présent perpétuel, n’ayant ni passé révolu ni avenir en attente. Quelle conscience religieuse (ou mythologique), quelle perspective de réincarnation ou de rédemption, quelle croyance en quelle immortalité et en quels mérites résisterait à pareil traitement ? Le Satan des Versets sataniques de Salman Rushdie n’incarnait pas autre chose : l’au-delà est déjà là puisque, habitant de l’espace-temps de la simultanéité et de l’ubiquité de toutes choses, je vis et je vais aussi vite que Dieu tout-puissant. Évidence qui valut à l’intellectuel iranien la fatwa que l’on sait. Chaque fois que la toute-puissance de la technique bouleverse la hiérarchie des fins et des moyens, elle ne révèle pas seulement son indifférence absolue au surmoi de la conviction morale que révolte cette subversion, elle se manifeste aussi comme la source profonde des nihilismes en tout genre. « L’Amérique » que haïssent les islamistes était déjà celle des Possédés de Dostoïevski : le pays, disent Chatov, Kirilov et leurs amis, où tous les moyens sont bons pourvu qu’ils commandent les fins. Autrement plus pernicieuse que tous les supposés chocs de civilisation, cette blessure narcissique infligée aux traditions s’est généralisée au rythme et à l’échelle des révolutions industrielles et cybernétiques. Après Rushdie, Houellebecq : après l’élucidation en Orient, la dépression en Occident. Après l’ironie, l’aboulie. Après l’énergie, l’apathie. Ainsi sonne, en deux fables, la même heure édifiante pour tous les continents. Le danger reculera quand les romanciers feront moins de bruit, et les ingénieurs plus de philosophie.
Or, pour l’heure, de concert avec les autres intellectuels des pays musulmans, il revient aux docteurs de la foi musulmane, comme à l’écrivain de Téhéran il y a vingt ans, de méditer cet événement technologique universel – sa portée universelle a pour le moins celle de n’importe évangile – et de faciliter ainsi l’aggiornamento à venir de leur tradition religieuse et théologique. Ils n’ont pas le choix (la déferlante électronique ne tolère aucune exception à son règne, l’écran ne fait pas de quartier), ils n’ont pas le  choix non plus de remettre cette obligation à plus tard, comme le leur montre depuis des années l’obstination de l’islamisme ultra dans l’impossible et dans le pire des ressentiments. Mais ils doivent comprendre que personne ne peut se substituer à eux pour connaître, là-bas et ici, ce qui est, et n’admet ni le déni ni le grief. Eux seuls peuvent réduire à quia leurs irrédentistes, déminer une fois pour toutes le champ du conflit en cours. Eux seuls, mais, à coup sûr, pas sans nous.
J.-L. Evard

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