Dans les attentats commis ces
derniers jours à Paris, peut-on discerner un élément nouveau, donnant à penser
un tournant, maintenant, dans
l’étrange guerre mondiale en miniature qui dure depuis des années ? Oui si
l’on se sert du parallèle venu spontanément à l’esprit public : entre le 7
janvier parisien et le 11 septembre new-yorkais, plusieurs raisons autorisent
le rapprochement, à commencer par le haut niveau technique et psychologique de
préméditation rendant d’affreux massacres sans phrase aussi éloquents et lourds
de sens qu’un manifeste ou qu’un communiqué bien rédigés ; compte aussi le
choix du lieu (Paris fait la guerre en territoire malien et irakien comme
Washington, il y a une douzaine d’années, en territoire afghan et irakien).
Mais ce parallèle sert alors aussi à souligner une différence, et à entrevoir
le tournant qui s’amorce : les tueurs du 7 et 9 janvier parisiens
invoquaient le drapeau de l’EIL (Daesh), État islamiste ultra proclamé en
juillet 2014 au Moyen-Orient et disposant, de fait, d’un territoire, d’un
appareil militaire et même d’une monnaie dans les régions qu’il contrôle. Cette
matérialité géographique et politique rapproche autant l’EIL de la catégorie
des rogue states (la Libye de Kadhafi,
le Nord-Soudan) qu’elle l’éloigne de celle des armées fantômes parmi lesquelles
Al Qaida s’est particulièrement illustrée. Si l’on ajoute à ces deux types
distincts le genre mixte que représente, en Afrique Noire, Boko Aram (dont les
unités mobiles comme des méhari rançonnent des bourgs, des villes et des
provinces), on mesure un des éléments vraiment nouveaux du 7 janvier :
l’islamisme ultra n’agit plus seulement en rebelle hors la loi (comme Ben Laden
devenu troglodyte après sa rupture avec ses protecteurs sunnites), il maintient
son statut de rogue state. Comme si
désormais il ne manquait plus rien à la vaste gamme des panoplies de guerre
sainte qui va du kamikaze human bombe aux
réseaux financiers et satellitaires de l’EIL – toutes les formes possibles de guerre s’étant déployées sur
l’ensemble des théâtres concernés, y compris la guerre déclarée à la Femme.
À y
regarder de plus près, on devra dire non pas que l’État voyou maintient son
rang et sa force de frappe, mais qu’il les renforce et les perfectionne. Car
l’EIL, né il y a plus d’un an dans les affres de la guerre arabo-arabe et
arabo-iranienne de Syrie, ne se réduit pas à ce théâtre du conflit, là-bas : depuis
deux ans environ, on compte par milliers les Européens (de religion musulmane
pour la plupart) qui partent au Proche- et au Moyen-Orient pour rallier le
djihad et faire la guerre. Les morts de Paris ne seront donc pas morts à Paris
seulement, mais aussi là-bas : pris en otages de la guerre syro-irakienne,
où fait enjeu officiel la restauration du califat aboli en 1923 à Ankara. Leur assassinat
met ainsi en évidence l’internationalisation réelle et accélérée de la guerre
de là-bas : il réduit l’écart
d’espace-temps entre ici (Paris) et là-bas (Alep, ou les provinces kurdes, ou
le Nigeria). L’onde de choc permet donc à l’opinion publique et à ses moniteurs
de corriger leur retard sur la réalité et sur la vérité géopolitiques de la
guerre transcontinentale en cours depuis longtemps. Là-bas, c’est ici – restait à comprendre la réciproque : ici, c’est là-bas (puisqu’ici il y a
désormais des quantités significatives de jeunes gens résolus à importer de
là-bas, ici, la mort made in rogue state).
Le rogue state, d’origine géographique apparemment
lointaine, prend donc corps ici, à
l’intérieur. Et égalise l’intérieur et l’extérieur, le proche et le
lointain (ici = là-bas, et réciproquement). Sur place, ici comme là-bas, il
trouve, s’ajoutant à son rudimentaire bagage théocratique, un réseau à haut
niveau de performance : ici, c’est là-bas, et réciproquement. La réalité
élémentaire de l’espace-temps électronique et numérique est devenue palpable
pour tous sous cette forme aussi :
la télé-simultanéité de toutes choses ne concerne décidément pas que les Jeux
de Sotchi, les mises en orbite de stations spatiales ou les opérations à cœur
ouvert, elle s’étend, comme chacun le pressentait depuis longtemps, à la guerre
indifférenciée, à la guerre hors limites qui met à égalité d’espace-temps
n’importe quel acteur ou non-acteur avec n’importe quel autre, les banlieues
françaises et un oued ou un bled tchadiens. Scène et scénario d’une
prise d’otages à l’échelle du simultané intégral, comme le savait le tueur du 9
janvier téléphonant à une grande chaîne française de télévision au moment où il
en exécute quatre, comme s’il voulait ajouter une seconde vidéocaméra de
surveillance à celle qui le filme déjà, et tenter
les journalistes de participer à son crime par images interposées, pour qu’il
accède au rang des archanges de la mort en live,
comme cela s’est déjà produit en Argentine ou au Canada, puis, de nouveau ces
dernières années avec les égorgements vidéo-filmés et diffusés à la presse
internationale. Téléréalité à froid,
téléréalité en inflation galopante, dont les 7 et 9 janvier parisiens annoncent
la banalisation, ici et là-bas (puisqu’ « ici » et
« là-bas » ne marquent plus des écarts d’espace-temps, mais la
vitesse absolue de propagation de la même information sur le Réseau). Telle est
désormais la tentation théologique ou satanique, le mobile pervers du grand
criminel électronique : passer à l’écran, avant-goût ou ersatz du passage
dans l’au-delà. L’écran, interface et mise en boucle de ces deux au-delà. Technique
de voyeurisme inversé (non pas épier, mais au contraire s’imposer à tous comme
seule image disponible). L’écran de la téléréalité a rendu possible, a mis à la
mode cet usage hyperréel de l’exhibitionnisme et de ses vanités, cette
extermination d’un au-delà par l’autre.
Les imams
d’Euramérique et autres recteurs qui s’apprêtent à sermonner et instruire leurs
fidèles consternés ont-ils de quoi faire contrepoids à cette déferlante ?
Il leur faudra d’abord considérer avec sang-froid ce sec et irréfutable axiome
technologique, aussi étranger à leur tradition théologique qu’à toute autre :
l’espace-temps électronique, puisqu’il
abolit la frontière de l’ici et du là-bas, abolit aussi du même élan la
frontière de l’ici-bas et de l’au-delà. En chrétienté, nous avions déjà
connu cette épreuve, quand la diffusion du livre imprimé subvertit soudain les
images, les idoles et les titres d’autorité de la tradition religieuse. Luther
et Gutenberg, même génération, même médium, même combat, mêmes effets. La
subversion de l’espace-temps humain par la connexion électronique de toutes
choses fait effraction partout avec la même violence – moins rude, toutefois,
pour les peuples déjà passés, comme en Occident, par une première épreuve de
désenchantement de leur monde intellectualisé, à la fin du Moyen Âge, par le
livre imprimé et ses réseaux de diffusion. La généralisation de l’espace-temps
électronique opère comme une seconde sécularisation, d’ampleur au moins égale à
celle de la première : un réseau électronique et, de manière générale, la
cybernétique optoélectronique ont pour effet (recherché, et non pas inattendu)
de supprimer les écarts et les différentiels d’espace-temps, d’introduire les
humains dans un Présent perpétuel, n’ayant ni passé révolu ni avenir en
attente. Quelle conscience religieuse (ou mythologique), quelle perspective de
réincarnation ou de rédemption, quelle croyance en quelle immortalité et en
quels mérites résisterait à pareil traitement ? Le Satan des Versets sataniques de Salman Rushdie
n’incarnait pas autre chose : l’au-delà
est déjà là puisque, habitant de l’espace-temps de la simultanéité et de
l’ubiquité de toutes choses, je vis et je vais aussi vite que Dieu
tout-puissant. Évidence qui valut à l’intellectuel iranien la fatwa que
l’on sait. Chaque fois que la toute-puissance de la technique bouleverse la
hiérarchie des fins et des moyens, elle ne révèle pas seulement son
indifférence absolue au surmoi de la conviction morale que révolte cette
subversion, elle se manifeste aussi comme la source profonde des nihilismes en
tout genre. « L’Amérique » que haïssent les islamistes était déjà
celle des Possédés de Dostoïevski : le pays, disent Chatov, Kirilov et
leurs amis, où tous les moyens sont bons pourvu qu’ils commandent les fins.
Autrement plus pernicieuse que tous les supposés chocs de civilisation, cette
blessure narcissique infligée aux traditions s’est généralisée au rythme et à
l’échelle des révolutions industrielles et cybernétiques. Après Rushdie,
Houellebecq : après l’élucidation en Orient, la dépression en Occident.
Après l’ironie, l’aboulie. Après l’énergie, l’apathie. Ainsi sonne, en deux
fables, la même heure édifiante pour tous les continents. Le danger reculera
quand les romanciers feront moins de bruit, et les ingénieurs plus de
philosophie.
Or, pour
l’heure, de concert avec les autres intellectuels des pays musulmans, il
revient aux docteurs de la foi musulmane, comme à l’écrivain de Téhéran il y a
vingt ans, de méditer cet événement technologique universel – sa portée
universelle a pour le moins celle de n’importe évangile – et de faciliter ainsi
l’aggiornamento à venir de leur
tradition religieuse et théologique. Ils n’ont pas le choix (la déferlante
électronique ne tolère aucune exception à son règne, l’écran ne fait pas de
quartier), ils n’ont pas le choix non
plus de remettre cette obligation à plus tard, comme le leur montre depuis des
années l’obstination de l’islamisme ultra dans l’impossible et dans le pire des
ressentiments. Mais ils doivent comprendre que personne ne peut se substituer à
eux pour connaître, là-bas et ici, ce qui est, et n’admet ni le déni ni le grief. Eux seuls peuvent réduire à
quia leurs irrédentistes, déminer une fois pour toutes le champ du conflit en
cours. Eux seuls, mais, à coup sûr, pas sans nous.
J.-L. Evard
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