lundi 22 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (17) : la nuit du caméléon, suite et fin.

« C’est par nature, par essence, que les sociétés modernes sont idéologiques » : cette thèse, Raymond Aron l’énonce en avril 1959, lors d’un colloque réuni par l’Institut belge de science politique. En intitulant sa conférence « L’idéologie, support nécessaire de l’action », il accentue encore la valeur programmatique, inconditionnelle, générique, de ce postulat catégorique. En peu de mots, la sociologie historique chère à Aron s’engage ainsi très loin, sans souci apparent du sens de la relativité auquel elle en appelle sinon, même quand ne l’anime que la passion de savoir déchargée des urgences de l’action. D’où vient donc une telle certitude, communiquée sous cette forme on ne peut plus apodictique ?
« Sociétés modernes » indique une époque – celle à laquelle sert d’emblème le nom de la Grande Guerre laminant, avec les trois  monarchies impériales fauchées dès 1917 par la secousse révolutionnaire, les tout derniers vestiges de l’Ancien Régime. L’époque envoie donc au rebut le principe dynastique. Épisode considérable, à double titre : sans aucun esprit de retour, le siècle en finit avec l’institution politique qui le reliait encore, et sans discontinuité, à la fin de l’Antiquité romaine (et « modernité » désigne alors la réalité manifeste et collective de cette cassure définitive avec la tradition). Mais l’outil choisi en lieu et place du principe dynastique donne à cette « modernité » un caractère des plus singuliers : la Russie des tsars balaye ses institutions multiséculaires, elle leur substitue la révolution en permanence, qu’elle continue d’invoquer même quand la Terreur stalinienne aura broyé tous ses opposants. « Modernité » fait sens par rapport à cette nouveauté politique : pendant plus de 70 ans, un État vaste empire continental, membre de la communauté internationale et rival de la République impériale des États-Unis, aura tiré sa légitimité des figures de la révolution permanente. À l’outil juridique de la légitimité (le principe dynastique) succède son outil mythologique, symbolique, idéologique : un héritage révolutionnaire. Mais pourquoi ne pas étendre ce qui est vrai de l’URSS au reste de la modernité politique ? En quoi les révolutions antérieures à sa variante russe échapperaient-elles à ce statut historique et catégoriel d’avènement idéologique, à cet effet de conversion de l’économie juridique du pouvoir en une instauration idéologique et mythologique à perpétuité ? Bill Clinton ne déclare-t-il pas, lors du Discours de l’Union de janvier 2000 : « Après deux cent vingt-quatre ans, la révolution américaine continue. Nous demeurons une nation nouvelle et nous le resterons à jamais. Telle est notre destinée ! » Par sa voix, l’Amérique des Insurgents rallie ainsi l’eschatologie multinationale de La Révolution appelée à durer jusqu’à la fin des temps : « permanente » dans la conception russe de Trotski qui réactivait la vision jeune-hégélienne d’une Révolution française s’étendant à l’Europe encore sous Ancien Régime, « non terminée » pour l’école française de Michelet (Marie-Laurence Netter, La Révolution française n’est pas terminée, 1989).
Accordons à Aron cet élément clef de sa thèse : oui, le cas russe l’illustre sans restriction, car la logomachie révolutionnaire aura de fait servi de constant discours d’État à une grande puissance mondiale et totalitaire. L’invariance de ce discours du pouvoir soviétique y exerçait la même fonction essentielle que, auparavant, la continuité du principe dynastique – à ceci près que les idéaux révolutionnaires des bolcheviks, trotskistes, staliniens ou brejnéviens, la contredisaient : la notion d’« idéologie », une fois oubliée son utilité première d’étiquette doctrinale (l’école française des Idéologues), ne tire en effet sa seconde et plus nette utilité conceptuelle que de pointer et de contraster cette contradiction manifeste entre le discours révolutionnaire et les actes d’autorité du pouvoir bolchevik établi en monolithe dictatorial – à l’inverse du principe dynastique, aux fins et aux actes identiquement conservatoires. En ce sens, elle sert d’outil banal et même trivial à tous les sociologues, puisque toute sociologie, depuis le XVIIIe siècle au moins, se fonde sur la thèse qu’entre la Société et les Autorités à elle préposées prédomine (« par nature, par essence », dirait Aron) la même relation qu’entre le réel et l’artificiel, entre le spontané et le compassé, entre la vérité et l’hypocrisie, entre le naturel et le conventionnel, etc. De ce fait, le cas russe eut valeur incontestable de signe d’histoire : une révolution qui dure soixante-dix ans et tyrannise une société ne peut passer ni pour un accident ni pour une anomalie, elle semble même donner à l’idée d’ « idéologie » une consécration irrécusable – comme si le « pays du grand mensonge », ainsi que Ciliga avait surnommé le pays des soviets, n’avait fait que généraliser une norme élémentaire de toute vie « moderne » en collectivité. « Idéologie », sous cet angle, prend la même valeur critique et théorique que « caractère » chez La Bruyère ou chez La Rochefoucauld : pas de vie sociale sans les masques et les camouflages qui transfigurent les conflits en rites et en mythes. En d’autres termes : sur le modèle patrimonial, le pouvoir dynastique se définissait comme le plus authentique de tous les pouvoirs (sa transmission héréditaire lui tenant lieu d’authentification idéale) – le pouvoir idéologique faisant alors figure du plus inauthentique de tous les pouvoirs (puisque dépourvu de toute ritualisation autre que purement conventionnelle et instrumentale). La forme idéologique de l’autorité ne relève même pas de la convention, du Convent des révolutionnaires anglais et français : elle ressortit à la pure conviction valorielle, à l’invocation (jacobine) d’un au-delà sublime, fondateur des opérations juridiques de l’autorité – comme dans tout régime de principe et de postulation dogmatique. Elle correspond, sous cet angle, à la structure théocratique rationalisée par la théologie politique d’origine augustinienne.
Ce qui néanmoins affaiblit beaucoup la thèse absolutisée par R. Aron transparaît dans le discours que la révolution russe, pour se légitimer de détruire la légitimité impériale, aura tenu avec constance sur elle-même : dès 1905, son « avant-première », elle se plaça dans l’héritage indéfectible d’une préhistoire de la Révolution universelle et de ses moments les plus éminents – parmi lesquels, bien sûr, la révolution française. Comparaison qui eût dû suffire à la convaincre de quelque grave dérèglement interne puisque, comme chacun le voyait en ce temps déjà, la révolution française n’avait elle-même cessé d’alléguer les motifs de légitimité les plus contradictoires et les plus mythologiques : tour à tour fille du constitutionnalisme anglais, du juridisme républicain d’origine presbytérienne, du double pouvoir communal, des pouvoirs d’exception confiés à un général romain pour restaurer le salut public, etc. À la différence des deux premières révolutions de la « modernité », l’anglaise qui rétablit le principe dynastique et l’américaine qui n’en a cure, la révolution française aura surtout servi d’expédient improvisé à la difficulté d’en finir avec une guerre civile qui en refusait le nom. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle ne cessa pas, d’ailleurs, de se rallumer et de s’interrompre. Seule la Grande Guerre, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, mit un terme à cette instabilité, devenue en France aussi organique qu’une seconde nature. En arguant de la légitimité révolutionnaire du pouvoir soviétique, les bolcheviks de la première et de la dernière génération n’ont pas seulement « menti », au sens idéologique (et pauvre) de la transfiguration du pouvoir en instance convenue et conventionnelle de la volonté collective. Ils ont surtout fait la preuve du caractère ouvertement délirant et démentiel de ce mensonge collectif, tout comme tout pouvoir se déclinant et s’instituant, contre nature, comme révolutionnaire. « Démence » : oui, et au sens littéral de l’absence d’esprit, du  désordre pathologique d’une conscience hors sol et hors réalité, du moment d’extravagance fatidique de toute autorité qui survit à sa cause première et revendique ce à quoi même les successeurs pontificaux de Pie IX ont fini par renoncer : l’infaillibilité du chef suprême de l’Église – autorité conservatoire à perpétuité.
Quant aux origines intellectuelles de la transfiguration démente du pouvoir en autorité révolutionnaire à perpétuité, elles relèvent d’un autre chapitre de cette histoire, hors de propos ici où il ne s’agit que de nous expliquer les raisons plausibles du compromis recherché par R. Aron avec une calamité telle que le régime de l’idéologie. Pour une part, ces raisons échappent à la réflexion raisonnable : on se gardera donc de trop raisonner sur elles, elles n’ont que le triste et morne privilège de devoir faire de nécessité vertu (le pouvoir soviétique paraissant durer, en dépit de ses aberrations en tout genre, son mode de légitimation idéocratique infiltra l’univers mental de son adversaire – danger insidieux et quasi mimétique, que J. Monnerot avait signalé dès 1949 dans sa Sociologie du communisme et dont, d’ailleurs, on avait déjà observé la puissance dans le cas d’autres irruptions du même genre, l’idéocratie déchaînée des tyrans du siècle étendant au politique d’autres désordres moins visibles connus par la vie de l’esprit). Le compromis, si c’en est un, le compromis que cherche Aron avec l’ « idéologie » qu’il promeut au rang de forme de conscience « naturelle » et « nécessaire » correspond, ou plutôt : veut correspondre au « compromis » avec l’empire soviétique conçu par d’autres stratèges de la guerre froide (ainsi de G. Kennan, conseiller de la Maison-Blanche dans les années 1950-1960 ; ou, en Europe, chez les philosophes, K. Papaioannou et ses modèles « marxiens » de l’idéologie « froide »). Il étend au domaine de la réflexion savante la formule adoptée en ce temps par l’école du libéralisme mélancolique, en matière de stratégie internationale : « une paix incertaine, une guerre improbable. » La formule, qui innerve toute la réflexion de R. Aron théoricien des relations internationales en régime de guerre froide, eut pour motif d’origine le slogan attentiste de Trotski négociant le traité de Brest-Litovsk (« ni paix ni guerre »). Sa prudence tactique n’a bien sûr, dans les jardins de la conceptualisation, aucun équivalent qui puisse séduire les tempéraments martiaux ou l’esprit de système dénué de sens pratique ; toutes les morales provisoires, en se réglant sur l’opportunité comme les bolcheviks face à l’état-major allemand, décevront toujours l’ostentation ou la vanité d’héroïsme. Cette règle de conduite vaut-elle toutefois aujourd’hui ?
Si par conscience idéologique on entend la conscience infaillible à laquelle avait prétendu la conscience théologique du concile de  Vatican I proclamant en 1870 le dogme de l’infaillibilité pontificale, alors, sans hésiter, il faudra répondre : Non. Mais on ne pourra répondre de cette réponse elle-même difficile qu’à la condition d’en étendre les conséquences à l’ensemble des procédures existentielles et mentales qui passent pour rationnelles et raisonnables. Il suffit, pour s’en aviser, de se demander à quelle « nécessité » répondait censément la disparition définitive du principe dynastique hors de notre horizon, le discours idéologique se substituant à lui. Aron lui-même, dans sa conférence d’avril 1959, ne le dit pas, et laisse entendre que cette question le laisse plutôt indifférent, du moins face à l’urgence nouvelle et réelle créée par cette situation : comment discerner la conscience raisonnable de la conscience idéologique, celle de l’ « homme raisonneur » comme il le dit en citant Pareto (mais ici Valéry ferait aussi bien l’affaire) ? Ou encore, pour moduler la même question et un lieu commun : pourquoi la révolution française, puis la révolution russe et toutes les révolutions qui s’y identifient ont-elles mangé leurs enfants, tous leurs enfants ? Retourné la révolution contre elle-même et en son propre nom ?
Un penseur sincère répondra : Je sais que je ne le sais pas. Et se contentera de dater l’avènement en cause sans chercher à l’expliquer : l’intrusion de la démence idéologique, notre destin à tous, remonte à la Grande Guerre. Quand, comment cet âge et cette calamité cesseront-ils ? Nous ne le savons pas non plus.
J.-L. Evard

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