« C’est par nature, par
essence, que les sociétés modernes sont idéologiques » : cette thèse,
Raymond Aron l’énonce en avril 1959, lors d’un colloque réuni par l’Institut
belge de science politique. En intitulant sa conférence « L’idéologie,
support nécessaire de l’action », il accentue encore la valeur
programmatique, inconditionnelle, générique, de ce postulat catégorique. En peu
de mots, la sociologie historique chère à Aron s’engage ainsi très loin, sans
souci apparent du sens de la relativité auquel elle en appelle sinon, même
quand ne l’anime que la passion de savoir déchargée des urgences de l’action.
D’où vient donc une telle certitude, communiquée sous cette forme on ne peut
plus apodictique ?
« Sociétés
modernes » indique une époque – celle à laquelle sert d’emblème le nom de
la Grande Guerre laminant, avec les trois
monarchies impériales fauchées dès 1917 par la secousse révolutionnaire,
les tout derniers vestiges de l’Ancien Régime. L’époque envoie donc au rebut le
principe dynastique. Épisode considérable, à double titre : sans aucun
esprit de retour, le siècle en finit avec l’institution politique qui le
reliait encore, et sans discontinuité, à la fin de l’Antiquité romaine (et
« modernité » désigne alors la réalité manifeste et collective de cette
cassure définitive avec la tradition). Mais l’outil choisi en lieu et place du
principe dynastique donne à cette « modernité » un caractère des plus
singuliers : la Russie des tsars balaye ses institutions multiséculaires,
elle leur substitue la révolution en permanence, qu’elle continue d’invoquer
même quand la Terreur stalinienne aura broyé tous ses opposants.
« Modernité » fait sens par rapport à cette nouveauté
politique : pendant plus de 70 ans, un État vaste empire continental, membre
de la communauté internationale et rival de la République impériale des
États-Unis, aura tiré sa légitimité des figures de la révolution permanente. À
l’outil juridique de la légitimité (le principe dynastique) succède son outil
mythologique, symbolique, idéologique : un héritage révolutionnaire. Mais
pourquoi ne pas étendre ce qui est vrai de l’URSS au reste de la modernité
politique ? En quoi les révolutions antérieures à sa variante russe
échapperaient-elles à ce statut historique et catégoriel d’avènement idéologique,
à cet effet de conversion de l’économie juridique du pouvoir en une
instauration idéologique et mythologique à perpétuité ? Bill Clinton ne
déclare-t-il pas, lors du Discours de l’Union de janvier 2000 : « Après
deux cent vingt-quatre ans, la révolution américaine continue. Nous demeurons
une nation nouvelle et nous le resterons à jamais. Telle est notre destinée ! »
Par sa voix, l’Amérique des Insurgents
rallie ainsi l’eschatologie multinationale de La Révolution appelée à durer jusqu’à la fin des temps : « permanente »
dans la conception russe de Trotski qui réactivait la vision jeune-hégélienne d’une
Révolution française s’étendant à l’Europe encore sous Ancien Régime, « non
terminée » pour l’école française de Michelet (Marie-Laurence Netter, La Révolution française n’est pas terminée, 1989).
Accordons
à Aron cet élément clef de sa thèse : oui, le cas russe l’illustre sans
restriction, car la logomachie révolutionnaire aura de fait servi de constant
discours d’État à une grande puissance mondiale et totalitaire. L’invariance de
ce discours du pouvoir soviétique y exerçait la même fonction essentielle que,
auparavant, la continuité du principe dynastique – à ceci près que les idéaux
révolutionnaires des bolcheviks, trotskistes, staliniens ou brejnéviens, la
contredisaient : la notion d’« idéologie », une fois oubliée son
utilité première d’étiquette doctrinale (l’école française des Idéologues), ne
tire en effet sa seconde et plus nette utilité conceptuelle que de pointer et
de contraster cette contradiction manifeste entre le discours révolutionnaire
et les actes d’autorité du pouvoir bolchevik établi en monolithe dictatorial –
à l’inverse du principe dynastique, aux fins et aux actes identiquement
conservatoires. En ce sens, elle sert d’outil banal et même trivial à tous les
sociologues, puisque toute sociologie, depuis le XVIIIe siècle au
moins, se fonde sur la thèse qu’entre la Société et les Autorités à elle
préposées prédomine (« par nature, par essence », dirait Aron) la
même relation qu’entre le réel et l’artificiel, entre le spontané et le
compassé, entre la vérité et l’hypocrisie, entre le naturel et le
conventionnel, etc. De ce fait, le cas russe eut valeur incontestable de signe
d’histoire : une révolution qui dure soixante-dix ans et tyrannise une
société ne peut passer ni pour un accident ni pour une anomalie, elle semble
même donner à l’idée d’ « idéologie » une consécration irrécusable –
comme si le « pays du grand mensonge », ainsi que Ciliga avait
surnommé le pays des soviets, n’avait fait que généraliser une norme
élémentaire de toute vie « moderne » en collectivité.
« Idéologie », sous cet angle, prend la même valeur critique et
théorique que « caractère » chez La Bruyère ou chez La
Rochefoucauld : pas de vie sociale sans les masques et les camouflages qui
transfigurent les conflits en rites et en mythes. En d’autres termes : sur
le modèle patrimonial, le pouvoir dynastique se définissait comme le plus
authentique de tous les pouvoirs (sa transmission héréditaire lui tenant lieu
d’authentification idéale) – le pouvoir idéologique faisant alors figure du
plus inauthentique de tous les pouvoirs (puisque dépourvu de toute
ritualisation autre que purement conventionnelle et instrumentale). La forme
idéologique de l’autorité ne relève même pas de la convention, du Convent des révolutionnaires anglais et
français : elle ressortit à la pure conviction valorielle, à l’invocation
(jacobine) d’un au-delà sublime, fondateur des opérations juridiques de
l’autorité – comme dans tout régime de principe et de postulation dogmatique.
Elle correspond, sous cet angle, à la structure théocratique rationalisée par
la théologie politique d’origine augustinienne.
Ce qui
néanmoins affaiblit beaucoup la thèse absolutisée par R. Aron transparaît dans
le discours que la révolution russe, pour se légitimer de détruire la
légitimité impériale, aura tenu avec constance sur elle-même : dès 1905,
son « avant-première », elle se plaça dans l’héritage indéfectible d’une
préhistoire de la Révolution universelle et de ses moments les plus éminents –
parmi lesquels, bien sûr, la révolution française. Comparaison qui eût dû
suffire à la convaincre de quelque grave dérèglement interne puisque, comme
chacun le voyait en ce temps déjà, la révolution française n’avait elle-même
cessé d’alléguer les motifs de légitimité les plus contradictoires et les plus
mythologiques : tour à tour fille du constitutionnalisme anglais, du
juridisme républicain d’origine presbytérienne, du double pouvoir communal, des
pouvoirs d’exception confiés à un général romain pour restaurer le salut
public, etc. À la différence des deux premières révolutions de la
« modernité », l’anglaise qui rétablit le principe dynastique et
l’américaine qui n’en a cure, la révolution française aura surtout servi
d’expédient improvisé à la difficulté d’en finir avec une guerre civile qui en
refusait le nom. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle ne cessa pas,
d’ailleurs, de se rallumer et de s’interrompre. Seule la Grande Guerre, au
lendemain de l’Affaire Dreyfus, mit un terme à cette instabilité, devenue en
France aussi organique qu’une seconde nature. En arguant de la légitimité
révolutionnaire du pouvoir soviétique, les bolcheviks de la première et de la
dernière génération n’ont pas seulement « menti », au sens
idéologique (et pauvre) de la transfiguration du pouvoir en instance convenue
et conventionnelle de la volonté collective. Ils ont surtout fait la preuve du
caractère ouvertement délirant et démentiel de ce mensonge collectif, tout
comme tout pouvoir se déclinant et s’instituant, contre nature, comme révolutionnaire.
« Démence » : oui, et au sens littéral de l’absence d’esprit,
du désordre pathologique d’une
conscience hors sol et hors réalité, du moment
d’extravagance fatidique de toute autorité qui survit à sa cause première
et revendique ce à quoi même les successeurs pontificaux de Pie IX ont fini par
renoncer : l’infaillibilité du chef suprême de l’Église – autorité
conservatoire à perpétuité.
Quant aux
origines intellectuelles de la transfiguration démente du pouvoir en autorité
révolutionnaire à perpétuité, elles relèvent d’un autre chapitre de cette
histoire, hors de propos ici où il ne s’agit que de nous expliquer les raisons
plausibles du compromis recherché par R. Aron avec une calamité telle que le
régime de l’idéologie. Pour une part, ces raisons échappent à la réflexion
raisonnable : on se gardera donc de trop raisonner sur elles, elles n’ont
que le triste et morne privilège de devoir faire de nécessité vertu (le pouvoir
soviétique paraissant durer, en dépit de ses aberrations en tout genre, son mode
de légitimation idéocratique infiltra l’univers mental de son adversaire –
danger insidieux et quasi mimétique, que J. Monnerot avait signalé dès 1949
dans sa Sociologie du communisme et
dont, d’ailleurs, on avait déjà observé la puissance dans le cas d’autres
irruptions du même genre, l’idéocratie déchaînée des tyrans du siècle étendant
au politique d’autres désordres moins visibles connus par la vie de l’esprit).
Le compromis, si c’en est un, le compromis que cherche Aron avec
l’ « idéologie » qu’il promeut au rang de forme de conscience
« naturelle » et « nécessaire » correspond, ou
plutôt : veut correspondre au « compromis » avec l’empire
soviétique conçu par d’autres stratèges de la guerre froide (ainsi de G. Kennan,
conseiller de la Maison-Blanche dans les années 1950-1960 ; ou, en Europe,
chez les philosophes, K. Papaioannou et ses modèles « marxiens » de
l’idéologie « froide »). Il étend au domaine de la réflexion savante
la formule adoptée en ce temps par l’école du libéralisme mélancolique, en matière
de stratégie internationale : « une paix incertaine, une guerre
improbable. » La formule, qui innerve toute la réflexion de R. Aron
théoricien des relations internationales en régime de guerre froide, eut pour
motif d’origine le slogan attentiste de Trotski négociant le traité de
Brest-Litovsk (« ni paix ni guerre »). Sa prudence tactique n’a bien
sûr, dans les jardins de la conceptualisation, aucun équivalent qui puisse
séduire les tempéraments martiaux ou l’esprit de système dénué de sens
pratique ; toutes les morales provisoires, en se réglant sur l’opportunité
comme les bolcheviks face à l’état-major allemand, décevront toujours
l’ostentation ou la vanité d’héroïsme. Cette règle de conduite vaut-elle
toutefois aujourd’hui ?
Si par
conscience idéologique on entend la conscience infaillible à laquelle avait
prétendu la conscience théologique du concile de Vatican I proclamant en 1870 le dogme de
l’infaillibilité pontificale, alors, sans hésiter, il faudra répondre :
Non. Mais on ne pourra répondre de cette réponse elle-même difficile qu’à la
condition d’en étendre les conséquences à l’ensemble des procédures
existentielles et mentales qui passent pour rationnelles et raisonnables. Il
suffit, pour s’en aviser, de se demander à quelle « nécessité » répondait
censément la disparition définitive du principe dynastique hors de notre
horizon, le discours idéologique se substituant à lui. Aron lui-même, dans sa
conférence d’avril 1959, ne le dit pas, et laisse entendre que cette question
le laisse plutôt indifférent, du moins face à l’urgence nouvelle et réelle
créée par cette situation : comment discerner la conscience raisonnable de
la conscience idéologique, celle de l’ « homme raisonneur »
comme il le dit en citant Pareto (mais ici Valéry ferait aussi bien
l’affaire) ? Ou encore, pour moduler la même question et un lieu commun :
pourquoi la révolution française, puis la révolution russe et toutes les
révolutions qui s’y identifient ont-elles mangé leurs enfants, tous leurs
enfants ? Retourné la révolution contre elle-même et en son propre
nom ?
Un penseur
sincère répondra : Je sais que je ne le sais pas. Et se contentera de
dater l’avènement en cause sans chercher à l’expliquer : l’intrusion
de la démence idéologique, notre destin à tous, remonte à la Grande Guerre.
Quand, comment cet âge et cette calamité cesseront-ils ? Nous ne le savons
pas non plus.
J.-L. Evard
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