lundi 15 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (16) : la nuit du caméléon


En août 1914, la guerre « éclate », dit-on. Que nenni ! Tout au plus change-t-elle de cadence et d’extension, de sporadique et locale (1905 : Agadir, Port-Arthur ; 1912-1913 : Andrinople, Belgrade) elle se fait quotidienne, massive et continentale, mais elle rôdait, rampait hantait et maraudait depuis des années. Elle oppose deux coalitions incertaines ou friables, mobilise des empires hasardeux, emporte des époques disparates ou hybrides (le national-catholicisme irlandais, la révolution conservatrice en Allemagne et en Autriche, les apothéoses futuristes de la Technique en overdose…). Mais le conflit le plus âpre qui s’y joue enrôle l’esprit contre l’esprit, sans canons ni bannières, dans le secret des cœurs. Avec une efficacité aussi discrète qu’infaillible, la Grande Guerre ronge le langage humain, elle le dépossède de sa puissance de sens, elle n’engendre pas simplement l’esprit dada, elle en voit le pli acide, l’humeur rageuse et la désolation secrète – Dada, ce dandysme punk et no future de la Grande Guerre – infiltrer les doctrines les mieux rassises, barioler les prestiges et les séductions de l’attraction nihiliste à motif théologique, esthétique ou moral.
Si la guerre de l’esprit contre l’esprit les oppose, ses controverses du jour, exercice vital indispensable à son hygiène, comptent bien moins que le désenchantement et la résignation muets qui les pénètrent alors, en même temps que périclitent le désir de méthode et d’orientation, le sens et l’appétit d’horizon qui n’imagine de nouvelles frontières que pour apprendre à les franchir et à rassembler les fragments découverts de l’inattendu. La discipline joyeuse du doute le cède à la morose passivité de la méfiance. Constant symptôme morbide de dispersion et d’incontinence mentale : quand l’esprit doute de l’esprit et de sa franche présence aux choses actuelles et possibles, il se fait verbeux ou fade, jacasse, se rabat sur les mots et, dans ce maniérisme, s’effiloche en phrases compilées ou pompeuses, perd le goût du mot juste et rare moteur de l’idée précieuse, du geste heureux. Il raccommode des débris de significations centrifuges mais renonce à conjuguer leur tissu poétique et leurs affinités analogiques. Il ne résiste ni ne désire plus résister aux retours pervers de la division du travail intellectuel sur l’intellect dont l’émiettement et les spécialisations lui tiennent lieu de monde en deuil d’unité encyclopédique – soit au nom fataliste des « progrès de la science » qui cloisonnent l’expérience, soit par aristocratisme réfractaire aux pathologies de l’utilité et de la sécurité. Cette panne de la conscience en puzzle ne survient pas sans tapage ni tumultes ; en émane une aura de scandale et d’exaspération, parce qu’elle annonce une épreuve angoissante, un risque de disqualification intérieure et publique, prévenue par l’imprécation vertueuse, satisfaite à bon compte dans la tentation pamphlétaire.
Le découragement de l’esprit et le désœuvrement de l’intelligence convergent toujours vers la même victime propitiatoire : la haine de soi, la guerre entre intellectuels et, souvent, dans le même intellectuel – comme en témoigne, à l’occasion de la Grande Guerre, l’apparition d’un nouveau personnage, d’une nouvelle autorité sociologique appelée à régner pour le siècle : le transfuge, le traître, le martyre de la conversion idéologique, l’anti-Héros hargneux des livres de Margret Boveri paru entre 1956 et 1960, De la trahison au vingtième siècle, et de Thomas Noetzel, La Trahison fascinante (1988). (« Dans un tel monde, les valeurs se renversent. La trahison ne sera plus la chose du monde la mieux partagée. Tout au contraire, rare et sublime, elle sera le dernier refuge de la liberté », avait même déjà surenchéri Raymond Aron en 1951, quand son sarcasme préface Le Siècle de la trahison, d’André Thérive.) Or, ces cas extrêmes du second après-guerre répétaient en réalité un scénario déjà rodé à l’occasion de la Grande Guerre, et qu’illustre la trajectoire prototypique du peuple nombreux des premiers transfuges notoires du siècle dit totalitaire : Georges Sorel, Georg Lukacs, Marcel Déat – pour nous en tenir à eux. Le bref et fameux petit traité de La trahison des clercs (Benda, 1927) avait été précédé de L’Avenir de l’intelligence (Maurras, 1905) – et voulait d’ailleurs lui donner la réplique. Du côté allemand, en 1918, Hugo Ball – encore Dada – publie sa philippique de 300 pages, Zur Kritik der deutschen Intelligenz, et y fustige son propre biotope, la bohème et la presse. Quelque dix ans avant et quelque dix ans après la Grande Guerre, les clercs s’étaient ainsi déjà chargés de reconnaître en elle et son décor l’âge d’or du transfuge, le style détraqué du réquisitoire prolixe. Désormais, ils ne cesseraient plus d’instruire leur propre procès, ceux de Moscou, à la fin des années 30, emportant la palme. Enfant déshérité et déclassé de la théologie politique et des lauriers de Savonarole, le clerc laisse au clou des reliques le froc de Lamennais et, comme cet abbé ultramontain devenu journaliste ultralibéral, quitte les séminaires et fonde des journaux, des agences de presse, l’industrie de la manchette et de la gazette fiévreuses qui substituent l’agit-prop’ à l’espace public, le démarcheur à l’orateur, le partisan au stratège, le manifeste fumigène au prêche ou à la thèse en Sorbonne.
Pour sonder le creux de turbulences vides autour duquel se déroulent ces manœuvres de la guerre d’imprécations entre intellectuels et dans l’intellectuel, un cas de figure peut servir de parabole. Soit ici nommé Jacques Bainville, historien et écrivain venu du journalisme parisien, élu à l’Académie française en 1935, trois ans avant son ami Charles Maurras. Dans le Napoléon qu’il publie en 1931, Bainville prendra soin de montrer que son personnage n’est devenu un grand capitaine que d’avoir été d’abord un intellectuel – un lecteur assidu des classiques de ce temps. Et l’artilleur stratège en herbe, de fait, de siéger à l’Institut, parmi les Idéologues, les disciples, autrement dit, des écrivains de l’idéologie – néologisme créé par l’un des leurs, Destutt de Tracy, pour désigner sa doctrine de psychologie rationnelle de pure extraction cartésienne amendée dans l’esprit de Condillac. Il n’empêche que Bainville, quoique monarchiste, bon écrivain et adversaire maurrassien déclaré des napoléonides, fait sien l’usage péjoratif, voire insultant, que le Premier consul s’autorise du nouveau terme : « idéologues », dit-il avec hargne et même mépris, pour déprécier ses collègues – bientôt rédacteurs du Code civil – dont l’agacent l’existence studieuse, les argumentations pondérées et peu ou pas pragmatiques, le rationalisme de vie contemplative et académique, le juridisme justinien bridant la puissance indivisible des rapports de force et des passions simples. Les accents activistes, décisionnistes et anti-intellectualistes du mot l’emporteront dès cette époque sur sa valeur première, mais de manière pourtant confuse, comme le montrera plus tard son destin funeste dans des têtes aussi pointilleuses que celle de Karl Mannheim (pour lui, comme pour Lukacs ou Gramsci, « idéologie » ne désigne que l’art méthodique et hypocrite de penser par référence explicite et polémique à des intérêts de position, mais niés pour soi-même autant que dénoncés chez autrui – à l’inverse exact, donc, de ce que le terme avait d’abord fait entendre de la part des Idéologues). Le cas de Bainville a d’autant plus de valeur documentaire que l’homme, contemporain de Barrès, connaît, et même fort bien, l’usage premier du terme en litige : avec ses « romans idéologiques », Barrès aura été un des tout derniers écrivains français à parler la langue de Stendhal, entendant par « idéologie » l’art de classer par genres et par degrés de vigilance l’ensemble de notre vie mentale d’introspection. Et il aura été aussi un des premiers à pratiquer l’usage cuistre et vulgaire du passe-partout verbal, comme s’il ignorait, de même, la différence de l’égotisme et de l’égoïsme. Bainville aura pratiqué indifféremment les deux acceptions : à l’occasion, comme Bonaparte, ou comme un potache, il pratique l’homonymie à la louche, confond l’idéologie méthode psychologique et l’idéologie projection de monde – l’idéologie, technique typologique de classement des imaginations et des émotions, et l’idéologie, technique de manipulation ou de dissuasion du discours concurrent ou ennemi. On ne peut guère imaginer de dislocations plus violentes du sens subtil des mots et de la nature propre des choses. À plus forte raison chez un futur habit vert, à qui son rang d’homme de lettres devrait interdire de penser et d’écrire comme le recommande Machiavel : par figures équivoques, allergiques aux idées claires et distinctes, utiles à l’agir double du clerc moderne, filou conceptuel friand de sa double vie de propagandaire journaliste et d’ami des savants. La Fontaine : « Je suis oiseau ; voyez mes ailes […] Je suis souris : vivent les rats. »
Le cas singulier de Bainville en préfigure bien d’autres – comme on s’en convainc au vu de toutes les applications qu’aura trouvées, et toujours sous l’empire de la parole vaine parce qu’imprécatrice ou inquisitoriale, l’usage approximatif ou pervers du fameux vocable passe-partout, « idéologie », par ces premières générations de l’âge d’or du transfuge et du détournement. La guerre entre intellectuels et dans l’intellectuel aura trouvé ce fétiche de la « pensée captive », son « tube », sa rengaine, son schmilblick. Mais captive de qui ou de quoi ? faut-il demander à Milosz qui, dans son essai éponyme, avait lancé cette image de « captivité » de la conscience dans les pires années de la Guerre froide. Captive, en tout cas, de la confusion des genres, et de la consécration – définitive – qu’elle reçoit à l’époque de la Grande Guerre et des métiers qu’elle réclame, sous le signe destinal des vocations doubles, des carrières nomades et des stratégies incertaines. La guerre des intellectuels et dans l’intellectuel se plie à toutes les maximes de l’art de son temps : elle oscille entre les règles de la guerre de position – les tranchées – et celles de la guerre de mouvement – le raid. La pensée captive opère aussi en pensée furtive. Style chic, stratégie à double détente du caméléon.

J.-L. Evard

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