En août 1914, la guerre « éclate », dit-on.
Que nenni ! Tout au plus change-t-elle de cadence et d’extension, de
sporadique et locale (1905 : Agadir, Port-Arthur ; 1912-1913 :
Andrinople, Belgrade) elle se fait quotidienne, massive et continentale, mais
elle rôdait, rampait hantait et maraudait depuis des années. Elle oppose deux
coalitions incertaines ou friables, mobilise des empires hasardeux, emporte des
époques disparates ou hybrides (le national-catholicisme irlandais, la
révolution conservatrice en Allemagne et en Autriche, les apothéoses futuristes
de la Technique en overdose…). Mais le conflit le plus âpre qui s’y joue
enrôle l’esprit contre l’esprit, sans canons ni bannières, dans le secret des
cœurs. Avec une efficacité aussi discrète qu’infaillible, la Grande Guerre
ronge le langage humain, elle le dépossède de sa puissance de sens, elle
n’engendre pas simplement l’esprit dada, elle en voit le pli acide, l’humeur
rageuse et la désolation secrète – Dada, ce dandysme punk et no
future de la Grande Guerre – infiltrer les doctrines les mieux rassises,
barioler les prestiges et les séductions de l’attraction nihiliste à motif
théologique, esthétique ou moral.
Si la guerre
de l’esprit contre l’esprit les oppose, ses controverses du jour, exercice
vital indispensable à son hygiène, comptent bien moins que le désenchantement
et la résignation muets qui les pénètrent alors, en même temps que périclitent
le désir de méthode et d’orientation, le sens et l’appétit d’horizon qui
n’imagine de nouvelles frontières que pour apprendre à les franchir et à
rassembler les fragments découverts de l’inattendu. La discipline joyeuse du
doute le cède à la morose passivité de la méfiance. Constant symptôme morbide
de dispersion et d’incontinence mentale : quand l’esprit doute de l’esprit
et de sa franche présence aux choses actuelles et possibles, il se fait verbeux
ou fade, jacasse, se rabat sur les mots et, dans ce maniérisme, s’effiloche en
phrases compilées ou pompeuses, perd le goût du mot juste et rare moteur de
l’idée précieuse, du geste heureux. Il raccommode des débris de significations
centrifuges mais renonce à conjuguer leur tissu poétique et leurs affinités
analogiques. Il ne résiste ni ne désire plus résister aux retours pervers de la
division du travail intellectuel sur l’intellect dont l’émiettement et les
spécialisations lui tiennent lieu de monde en deuil d’unité encyclopédique –
soit au nom fataliste des « progrès de la science » qui cloisonnent
l’expérience, soit par aristocratisme réfractaire aux pathologies de l’utilité
et de la sécurité. Cette panne de la conscience en puzzle ne survient pas sans
tapage ni tumultes ; en émane une aura de scandale et d’exaspération,
parce qu’elle annonce une épreuve angoissante, un risque de disqualification
intérieure et publique, prévenue par l’imprécation vertueuse, satisfaite à bon
compte dans la tentation pamphlétaire.
Le découragement de
l’esprit et le désœuvrement de l’intelligence convergent toujours vers la même
victime propitiatoire : la haine de soi, la guerre entre intellectuels et,
souvent, dans le même intellectuel – comme en témoigne, à l’occasion de la
Grande Guerre, l’apparition d’un nouveau personnage, d’une nouvelle autorité
sociologique appelée à régner pour le siècle : le transfuge, le traître,
le martyre de la conversion idéologique, l’anti-Héros hargneux des
livres de Margret Boveri paru entre 1956 et 1960, De la trahison au
vingtième siècle, et de Thomas Noetzel, La Trahison fascinante
(1988). (« Dans un tel monde, les valeurs se renversent. La trahison ne
sera plus la chose du monde la mieux partagée. Tout au contraire, rare et
sublime, elle sera le dernier refuge de la liberté », avait même déjà
surenchéri Raymond Aron en 1951, quand son sarcasme préface Le Siècle de la
trahison, d’André Thérive.) Or, ces cas extrêmes du second après-guerre
répétaient en réalité un scénario déjà rodé à l’occasion de la Grande Guerre,
et qu’illustre la trajectoire prototypique du peuple nombreux des premiers
transfuges notoires du siècle dit totalitaire : Georges Sorel, Georg
Lukacs, Marcel Déat – pour nous en tenir à eux. Le bref et fameux petit traité
de La trahison des clercs (Benda, 1927) avait été précédé de L’Avenir
de l’intelligence (Maurras, 1905) – et voulait d’ailleurs lui donner la
réplique. Du côté allemand, en 1918, Hugo Ball – encore Dada – publie sa
philippique de 300 pages, Zur Kritik der deutschen Intelligenz, et y
fustige son propre biotope, la bohème et la presse. Quelque dix ans
avant et quelque dix ans après la Grande Guerre, les clercs s’étaient ainsi
déjà chargés de reconnaître en elle et son décor l’âge d’or du transfuge, le
style détraqué du réquisitoire prolixe. Désormais, ils ne cesseraient plus
d’instruire leur propre procès, ceux de Moscou, à la fin des années 30,
emportant la palme. Enfant déshérité et déclassé de la théologie politique et
des lauriers de Savonarole, le clerc laisse au clou des reliques le froc de
Lamennais et, comme cet abbé ultramontain devenu journaliste ultralibéral,
quitte les séminaires et fonde des journaux, des agences de presse, l’industrie
de la manchette et de la gazette fiévreuses qui substituent l’agit-prop’ à
l’espace public, le démarcheur à l’orateur, le partisan au stratège, le
manifeste fumigène au prêche ou à la thèse en Sorbonne.
Pour sonder le creux
de turbulences vides autour duquel se déroulent ces manœuvres de la guerre d’imprécations
entre intellectuels et dans l’intellectuel, un cas de figure peut servir de
parabole. Soit ici nommé Jacques Bainville, historien et écrivain venu du
journalisme parisien, élu à l’Académie française en 1935, trois ans avant son
ami Charles Maurras. Dans le Napoléon qu’il publie en 1931, Bainville
prendra soin de montrer que son personnage n’est devenu un grand capitaine que
d’avoir été d’abord un intellectuel – un lecteur assidu des classiques de ce
temps. Et l’artilleur stratège en herbe, de fait, de siéger à l’Institut, parmi
les Idéologues, les disciples, autrement dit, des écrivains de l’idéologie –
néologisme créé par l’un des leurs, Destutt de Tracy, pour désigner sa doctrine
de psychologie rationnelle de pure extraction cartésienne amendée dans l’esprit
de Condillac. Il n’empêche que Bainville, quoique monarchiste, bon écrivain et
adversaire maurrassien déclaré des napoléonides, fait sien l’usage péjoratif,
voire insultant, que le Premier consul s’autorise du nouveau terme :
« idéologues », dit-il avec hargne et même mépris, pour déprécier ses
collègues – bientôt rédacteurs du Code civil – dont l’agacent l’existence
studieuse, les argumentations pondérées et peu ou pas pragmatiques, le
rationalisme de vie contemplative et académique, le juridisme justinien bridant
la puissance indivisible des rapports de force et des passions simples. Les
accents activistes, décisionnistes et anti-intellectualistes du mot
l’emporteront dès cette époque sur sa valeur première, mais de manière pourtant
confuse, comme le montrera plus tard son destin funeste dans des têtes aussi
pointilleuses que celle de Karl Mannheim (pour lui, comme pour Lukacs ou
Gramsci, « idéologie » ne désigne que l’art méthodique et
hypocrite de penser par référence explicite et polémique à des intérêts
de position, mais niés pour soi-même autant que dénoncés chez autrui – à
l’inverse exact, donc, de ce que le terme avait d’abord fait entendre de la
part des Idéologues). Le cas de Bainville a d’autant plus de valeur
documentaire que l’homme, contemporain de Barrès, connaît, et même fort bien,
l’usage premier du terme en litige : avec ses « romans
idéologiques », Barrès aura été un des tout derniers écrivains français à
parler la langue de Stendhal, entendant par « idéologie » l’art de
classer par genres et par degrés de vigilance l’ensemble de notre vie mentale
d’introspection. Et il aura été aussi un des premiers à pratiquer l’usage
cuistre et vulgaire du passe-partout verbal, comme s’il ignorait, de même, la
différence de l’égotisme et de l’égoïsme. Bainville aura pratiqué indifféremment
les deux acceptions : à l’occasion, comme Bonaparte, ou comme un potache,
il pratique l’homonymie à la louche, confond l’idéologie méthode psychologique
et l’idéologie projection de monde – l’idéologie, technique typologique de
classement des imaginations et des émotions, et l’idéologie, technique de
manipulation ou de dissuasion du discours concurrent ou ennemi. On ne peut
guère imaginer de dislocations plus violentes du sens subtil des mots et de la
nature propre des choses. À plus forte raison chez un futur habit vert, à qui
son rang d’homme de lettres devrait interdire de penser et d’écrire comme le
recommande Machiavel : par figures équivoques, allergiques aux idées
claires et distinctes, utiles à l’agir double du clerc moderne, filou
conceptuel friand de sa double vie de propagandaire journaliste et d’ami des
savants. La Fontaine : « Je suis oiseau ; voyez mes ailes […] Je
suis souris : vivent les rats. »
Le cas singulier de
Bainville en préfigure bien d’autres – comme on s’en convainc au vu de toutes
les applications qu’aura trouvées, et toujours sous l’empire de la parole vaine
parce qu’imprécatrice ou inquisitoriale, l’usage approximatif ou pervers du
fameux vocable passe-partout, « idéologie », par ces premières
générations de l’âge d’or du transfuge et du détournement. La guerre entre
intellectuels et dans l’intellectuel aura trouvé ce fétiche de la « pensée
captive », son « tube », sa rengaine, son schmilblick.
Mais captive de qui ou de quoi ? faut-il demander à Milosz qui, dans son
essai éponyme, avait lancé cette image de « captivité » de la
conscience dans les pires années de la Guerre froide. Captive, en tout cas, de
la confusion des genres, et de la consécration – définitive – qu’elle reçoit à
l’époque de la Grande Guerre et des métiers qu’elle réclame, sous le signe
destinal des vocations doubles, des carrières nomades et des stratégies
incertaines. La guerre des intellectuels et dans l’intellectuel se plie à
toutes les maximes de l’art de son temps : elle oscille entre les règles
de la guerre de position – les tranchées – et celles de la guerre de mouvement
– le raid. La pensée captive opère aussi en pensée furtive. Style chic,
stratégie à double détente du caméléon.
J.-L. Evard
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