mercredi 10 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (15) : hypnose du politique


Les quinze derniers mois de la Grande Guerre voient tomber et disparaître les trois dernières grandes dynasties de la vieille Europe. Ces trois monarchies impériales s’effondrent d’un même mouvement, comme si elles manifestaient chacune la même inadaptation foncière aux impératifs de la guerre de masse et de matériel. Même le cas-limite de l’Allemagne wilhelmienne, première puissance militaire sur le continent, en témoigne avec netteté : après avoir provoqué la démission du chancelier Bethmann Hollweg en juillet 1917, le haut état-major impose sa politique de « guerre totale » à l’empereur et au Reichstag – sans pour autant forcer la victoire ni sauver le régime, même débarrassé du front oriental par la défection russe dès octobre 1917. Dès le printemps de la même année, quand tombent les Romanov, l’imminente entrée en guerre des États-Unis aux côtés de l’Entente va faire basculer la décision – de telle sorte que le wilsonisme, cette version élargie, atlantique, de la tradition libérale et nationalitaire, parut même ajouter sans peine au dernier acte du conflit mondial une forte couche de romantisme politique triomphant, un arrière-goût de 1848 à retardement, un désir de risorgimento pour la vieille Europe saignée à blanc. Wilson déchantera vite, dès 1920, avec le repli américain, qui fait de la SDN un fiasco de la première heure. Puis la formation des régimes totalitaires suivra de peu les révolutions russe et allemande.
En surface, la Grande Guerre commence ainsi dans l’habituel double langage caractéristique des grandes coalitions : malgré son alliance avec l’autocratie russe, l’Entente franco-anglaise affirme incarner les valeurs du libéralisme historique affrontant l’Ancien Régime des Habsbourg et des Hohenzollern. Malgré l’appoint de Wilson le nostalgique de 1848, le discours conventionnel des Alliés devient intenable quand les faits démentiront les attentes : l’épreuve de la Grande Guerre ravagera tout d’abord les empires conservateurs  enfants de l’Ancien Régime, et cette révolution y introduira, non les principes du libéralisme, le vainqueur apparent de 1918 et l’auteur gâte-sauce du Traité de Versailles, mais l’époque totalitaire des vaincus vindicatifs, dont seule la Grande-Bretagne de Churchill pourra éviter en 1939-40 la griffe et les camps.
Pour la Russie comme pour l’Allemagne (et l’Italie), la guerre civile intense ou rampante représente en effet, dès 1917-18, une transformation interne de la guerre commencée en 1914, première transformation suivie d’une seconde, elle aussi interne, à savoir sa conversion en un régime totalitaire et concentrationnaire. Le même événement, puisqu’il se répète, désigne, dans ce qui survient, quelque chose qui dure, insiste et se suspend, un présent qui « arrive » mais n’arrive pas à passer autrement qu’en se répétant ici (en Russie), puis là (en Allemagne) puis ailleurs (en Italie) – pour former à la longue un ensemble totalitaire (rouge-brun, dit-on par abréviation commode mais expéditive). Après-guerre, le type de l’« ancien combattant » et du « vieux bolchevik » ne joue le premier rôle que l’on sait que pour cette raison, comme l’ex-jacobin et l’officier demi-solde français des années 1830 : entre la guerre à l’intérieur et la révolution à l’extérieur, ils incarnent la continuité de l’ébranlement, le même effet endogène et mimétique de chiasme et d’internationalisation, le déplacement des frontières juridiques et géographiques de l’État et de l’empire en guerre pour de plus vastes espaces-temps. La figure de la répétition qui ici fait signe d’histoire et d’époque ne surgit pas, dans les années 1920, pour la première fois : en France, le Second Empire en avait été la révélation la plus évidente. Et cet empire napoléonide répétait lui-même le schéma originaire de l’Antiquité romaine : César Auguste conquiert les provinces, passe le Rubicon, renverse la République et fonde une monarchie à l’alibi théocratique.
Que les guerres entre États et les guerres dans l’État interagissent entre elles et déjouent le calcul qui anticipe, la tradition politique, depuis Thucydide, ne l’ignorait certes pas, elle en connaissait l’épreuve redoutable, la synergie destructrice des deux discordes, polemos, la guerre entre États, et stasis, la guerre intestine. Mais ce qui a lieu à partir de 1914, ce qui trouve lieu et place dans la séquence considérée – chute de trois empires, genèse de deux ou trois régimes totalitaires –, cela ne rentre pas dans ces catégories, échappe à ses attentes, excède ses ressources d’interprétation. Pour la pensée du politique, 1914 annonce sans le moindre doute une authentique nouveauté, voire une nouveauté excessive – non pas nouveauté de renouvellement de l’expérience, novum saeculum, mais temps inattendu, vertigineux, de désorientation et de perplexité profondes. Aujourd’hui, au bout d’un siècle, on doit donc se demander si cet obscurcissement ne dure pas encore, même après la disparition – en deux temps – des régimes totalitaires. Car, sauf frivolité, la pensée libérale, face à leur avènement amplifié par deux guerres-révolutions mondiales, ne peut, elle le sait ou le devine, invoquer quelque « accident » ou quelque « contingence » de l’histoire universelle (elle se ridiculiserait). Elle n’a pourtant pas encore vraiment repensé la nouveauté sans précédent de 1914 et de ses phénomènes d’ondes de choc. Elle use de comparaisons (Guerre de Trente Ans, guerre du Péloponnèse), elle ne s’en sert que comme d’expédients édifiants, de lieux communs sans grande valeur herméneutique. Elle sait ou pressent qu’elle doit aller plus profond si elle veut élucider la nature et la portée de la secousse. Elle comprend que son propre avenir ne dépend que de sa capacité à ne pas se limiter aux analogies convenues entre périodes historiques, et à donner au tout-nouveau le nom qui permette de le penser selon sa vérité encore impensée d’événement sans précédent. Elle entrevoit que, pour donner un nom à cette chose à peine pensée, elle doit se refonder et se réinventer : interroger l’outil conventionnel de l’analogie historique, qui la lie à sa tradition mais occulte aussi son horizon, limite la liberté de ses métamorphoses de pensée vivante guettée par l’« idéologie froide ». Cent ans après 1914, l’après coup ne fait que commencer. Il faut vouloir qu’il commence.
Pour une part, cet étonnement – ce désarroi – s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, sous une forme très caractéristique : la tradition libérale range l’époque totalitaire sous un genre ad hoc, confectionné par elle pour l’occasion, sous le type des « religions politiques » ou « séculières », ou encore des « idéocraties », idéaltype de régime politique censé désigner un type spécifique de gouvernement dit idéologique. Or l’indigence d’une telle imputation saute aux yeux : elle ne rentre dans aucune des classifications régulières de la tradition politique, qui distingue les régimes d’autorité en fonction des modes constitutionnels de répartition des pouvoirs, mais fait à tous égal crédit de légitimité – pour la raison évidente et implicite qu’ils sont tous des « idéologies » du pouvoir, et le sont à égalité, chacun en appelant d’une idiosyncrasie (ancêtres, légendes, symboles…) qui n’a qu’une seule obligation : convaincre, comme peuvent convaincre toutes les fictions indispensables à la construction de réalités. La pensée du politique, depuis toujours, distingue donc les domaines de légalité, qui relèvent des grandeurs juridiques toujours objectivables, et les domaines de légitimité, qui ne relèvent que des grandeurs fiduciaires, produits provisoires de l’opinion et de la mode.
La pensée libérale antitotalitaire ne mesure donc jamais autant sa faiblesse inhérente devant l’époque totalitaire qu’au moment même et du fait même de cette incrimination sous attendu d’idéologie ou d’idéocratie – puisqu’elle-même, cette tradition libérale, trouve ses racines dans sa propre et originaire cristallisation « idéologique » la plus consciente et la plus intentionnelle – face à la raison dogmatique ou scolastique, qu’elle défie d’abord par exigence empiriste ou phénoménologique d’une science plus fidèle « aux choses mêmes ». (Le procès en idéologie ne tient pas de la méthode, mais de l’exorcisme – que son praticien utilise pour « dénoncer » ou « démasquer » l’adversaire faute d’en percer la nature, les motifs, l’orientation. Curieusement, la pensée libérale antitotalitaire en a hérité l’usage inquisitorial chez un de ses premiers contempteurs les plus acharnés : le procès en idéologie et la police du soupçon viennent de la plume polémique et tribunicienne des jeunes-hégéliens, dont Marx qui ne fit jamais la différence entre la verve et l’insulte. Ironique réincarnation des pires travers du journalisme d’émeute et de proscription popularisé en 1793-94 sous la Terreur de Marat et Fouquier-Tinville !). La susceptibilité à l’idéologie représente donc le pire danger auquel s’expose, et  d’elle-même, l’école libérale de la pensée du politique – qui, pour se refonder, secouer sa torpeur, doit en passer aussi par une pathologie du politique. Elle y fait l’aveu irréfléchi de la précarité de ses ressources devant la féroce tentation dogmatique à l’œuvre dans tous les appareils de recrutement militant et de domination milicienne ou militaire contrôlés par des clercs perroquets de propagande. La Grande Guerre, cent ans après, peut lui donner l’occasion salubre, le moment post-traumatique, le goût de se repenser elle-même, de redéfinir les conditions conceptuelles et éthiques de son exercice et de son immunité face à l’intensité et au potentiel totalitaires atteints par les sociétés, en Occident mondialisé, depuis 1914 – [à suivre].
J.-L. Evard

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