Les quinze derniers mois de la
Grande Guerre voient tomber et disparaître les trois dernières grandes
dynasties de la vieille Europe. Ces trois monarchies impériales s’effondrent d’un
même mouvement, comme si elles manifestaient chacune la même inadaptation
foncière aux impératifs de la guerre de masse et de matériel. Même le cas-limite
de l’Allemagne wilhelmienne, première puissance militaire sur le continent, en
témoigne avec netteté : après avoir provoqué la démission du
chancelier Bethmann Hollweg en juillet 1917, le haut état-major impose sa
politique de « guerre totale » à l’empereur et au Reichstag – sans pour
autant forcer la victoire ni sauver le régime, même débarrassé du front
oriental par la défection russe dès octobre 1917. Dès le printemps de la même
année, quand tombent les Romanov, l’imminente entrée en guerre des États-Unis
aux côtés de l’Entente va faire basculer la décision – de telle sorte que le
wilsonisme, cette version élargie, atlantique, de la tradition libérale et
nationalitaire, parut même ajouter sans peine au dernier acte du conflit
mondial une forte couche de romantisme politique triomphant, un arrière-goût de
1848 à retardement, un désir de risorgimento
pour la vieille Europe saignée à blanc. Wilson déchantera vite, dès 1920, avec
le repli américain, qui fait de la SDN un fiasco de la première heure. Puis la
formation des régimes totalitaires suivra de peu les révolutions russe et
allemande.
En
surface, la Grande Guerre commence ainsi dans l’habituel double langage
caractéristique des grandes coalitions : malgré son alliance avec
l’autocratie russe, l’Entente franco-anglaise affirme incarner les valeurs du
libéralisme historique affrontant l’Ancien Régime des Habsbourg et des
Hohenzollern. Malgré l’appoint de Wilson le nostalgique de 1848, le discours
conventionnel des Alliés devient intenable quand les faits démentiront les
attentes : l’épreuve de la Grande Guerre ravagera tout d’abord les empires
conservateurs enfants de l’Ancien Régime,
et cette révolution y introduira, non les principes du libéralisme, le
vainqueur apparent de 1918 et l’auteur gâte-sauce du Traité de Versailles, mais
l’époque totalitaire des vaincus vindicatifs, dont seule la Grande-Bretagne de
Churchill pourra éviter en 1939-40 la griffe et les camps.
Pour la Russie
comme pour l’Allemagne (et l’Italie), la guerre civile intense ou rampante
représente en effet, dès 1917-18, une transformation interne de la guerre commencée en 1914, première transformation
suivie d’une seconde, elle aussi interne,
à savoir sa conversion en un régime totalitaire et concentrationnaire. Le même
événement, puisqu’il se répète, désigne, dans ce qui survient, quelque chose
qui dure, insiste et se suspend, un présent qui « arrive » mais
n’arrive pas à passer autrement qu’en se répétant ici (en Russie), puis là (en
Allemagne) puis ailleurs (en Italie) – pour former à la longue un ensemble
totalitaire (rouge-brun, dit-on par abréviation commode mais expéditive).
Après-guerre, le type de l’« ancien combattant » et du « vieux
bolchevik » ne joue le premier rôle que l’on sait que pour cette raison,
comme l’ex-jacobin et l’officier demi-solde français des années 1830 :
entre la guerre à l’intérieur et la révolution à l’extérieur, ils incarnent la
continuité de l’ébranlement, le même effet endogène et mimétique de chiasme et
d’internationalisation, le déplacement des frontières juridiques et
géographiques de l’État et de l’empire en guerre pour de plus vastes
espaces-temps. La figure de la répétition qui ici fait signe d’histoire et
d’époque ne surgit pas, dans les années 1920, pour la première fois : en
France, le Second Empire en avait été la révélation la plus évidente. Et cet
empire napoléonide répétait lui-même le schéma originaire de l’Antiquité
romaine : César Auguste conquiert les provinces, passe le Rubicon,
renverse la République et fonde une monarchie à l’alibi théocratique.
Que les
guerres entre États et les guerres dans l’État interagissent entre elles et
déjouent le calcul qui anticipe, la tradition politique, depuis Thucydide, ne
l’ignorait certes pas, elle en connaissait l’épreuve redoutable, la synergie
destructrice des deux discordes, polemos,
la guerre entre États, et stasis, la
guerre intestine. Mais ce qui a lieu à partir de 1914, ce qui trouve lieu et
place dans la séquence considérée – chute de trois empires, genèse de deux ou
trois régimes totalitaires –, cela ne rentre pas dans ces catégories, échappe à
ses attentes, excède ses ressources d’interprétation. Pour la pensée du
politique, 1914 annonce sans le moindre doute une authentique nouveauté, voire
une nouveauté excessive – non pas nouveauté de renouvellement de l’expérience, novum saeculum, mais temps inattendu,
vertigineux, de désorientation et de perplexité profondes. Aujourd’hui, au bout
d’un siècle, on doit donc se demander si cet obscurcissement ne dure pas encore,
même après la disparition – en deux temps – des régimes totalitaires. Car, sauf
frivolité, la pensée libérale, face à leur avènement amplifié par deux
guerres-révolutions mondiales, ne peut, elle le sait ou le devine, invoquer
quelque « accident » ou quelque « contingence » de
l’histoire universelle (elle se ridiculiserait). Elle n’a pourtant pas encore vraiment
repensé la nouveauté sans précédent de 1914 et de ses phénomènes d’ondes de
choc. Elle use de comparaisons (Guerre de Trente Ans, guerre du Péloponnèse),
elle ne s’en sert que comme d’expédients édifiants, de lieux communs sans
grande valeur herméneutique. Elle sait ou pressent qu’elle doit aller plus
profond si elle veut élucider la nature et la portée de la secousse. Elle
comprend que son propre avenir ne dépend que de sa capacité à ne pas se limiter
aux analogies convenues entre périodes historiques, et à donner au tout-nouveau
le nom qui permette de le penser selon sa vérité encore impensée d’événement
sans précédent. Elle entrevoit que, pour donner un nom à cette chose à peine pensée, elle doit se
refonder et se réinventer : interroger l’outil conventionnel de l’analogie
historique, qui la lie à sa tradition mais occulte aussi son horizon, limite la
liberté de ses métamorphoses de pensée vivante guettée par l’« idéologie
froide ». Cent ans après 1914, l’après coup ne fait que commencer. Il faut
vouloir qu’il commence.
Pour une
part, cet étonnement – ce désarroi – s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, sous
une forme très caractéristique : la tradition libérale range l’époque
totalitaire sous un genre ad hoc, confectionné
par elle pour l’occasion, sous le type des « religions politiques »
ou « séculières », ou encore des « idéocraties », idéaltype
de régime politique censé désigner un type spécifique de gouvernement dit idéologique. Or l’indigence d’une telle
imputation saute aux yeux : elle ne rentre dans aucune des classifications
régulières de la tradition politique, qui distingue les régimes d’autorité en
fonction des modes constitutionnels de répartition des pouvoirs, mais fait à
tous égal crédit de légitimité – pour la raison évidente et implicite qu’ils
sont tous des « idéologies » du pouvoir, et le sont à égalité, chacun
en appelant d’une idiosyncrasie (ancêtres, légendes, symboles…) qui n’a qu’une
seule obligation : convaincre, comme peuvent convaincre toutes les
fictions indispensables à la construction de réalités. La pensée du politique,
depuis toujours, distingue donc les domaines de légalité, qui relèvent des grandeurs juridiques toujours
objectivables, et les domaines de légitimité,
qui ne relèvent que des grandeurs fiduciaires, produits provisoires de l’opinion
et de la mode.
La pensée
libérale antitotalitaire ne mesure donc jamais autant sa faiblesse inhérente
devant l’époque totalitaire qu’au moment même et du fait même de cette
incrimination sous attendu d’idéologie ou d’idéocratie – puisqu’elle-même,
cette tradition libérale, trouve ses racines dans sa propre et originaire cristallisation
« idéologique » la plus consciente et la plus intentionnelle – face à
la raison dogmatique ou scolastique, qu’elle défie d’abord par exigence empiriste
ou phénoménologique d’une science plus fidèle « aux choses mêmes ».
(Le procès en idéologie ne tient pas de la méthode, mais de l’exorcisme – que
son praticien utilise pour « dénoncer » ou « démasquer » l’adversaire
faute d’en percer la nature, les motifs, l’orientation. Curieusement, la pensée
libérale antitotalitaire en a hérité l’usage inquisitorial chez un de ses
premiers contempteurs les plus acharnés : le procès en idéologie et la
police du soupçon viennent de la plume polémique et tribunicienne des
jeunes-hégéliens, dont Marx qui ne fit jamais la différence entre la verve et
l’insulte. Ironique réincarnation des pires travers du journalisme d’émeute et
de proscription popularisé en 1793-94 sous la Terreur de Marat et
Fouquier-Tinville !). La susceptibilité à l’idéologie représente donc le
pire danger auquel s’expose, et
d’elle-même, l’école libérale de la pensée du politique – qui, pour se
refonder, secouer sa torpeur, doit en passer aussi par une pathologie du
politique. Elle y fait l’aveu irréfléchi de la précarité de ses ressources
devant la féroce tentation dogmatique à l’œuvre dans tous les appareils de
recrutement militant et de domination milicienne ou militaire contrôlés par des
clercs perroquets de propagande. La Grande Guerre, cent ans après, peut lui
donner l’occasion salubre, le moment post-traumatique, le goût de se repenser elle-même, de redéfinir les conditions
conceptuelles et éthiques de son exercice et de son immunité face à l’intensité
et au potentiel totalitaires atteints par les sociétés, en Occident mondialisé,
depuis 1914 – [à suivre].
J.-L. Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire