lundi 29 décembre 2014

Messages missiles

L’art de discerner les divers espaces-temps du conflit armé et de calculer leurs interactions fait la continuité de la pensée stratégique à travers les époques. L’onde du heurt à quoi aboutissent parfois les conflits politiques se répercute en effet, comme toute collision de volontés organisées en appareils militaires, de trois manières simultanées : sur une ligne (le front), sur le théâtre des opérations qu’elle traverse, dans le champ auquel appartient ce théâtre – trois espaces-temps dont les unités respectives (tactique, stratégique et politique) s’articulent, mais ne se confondent pas. La profondeur de champ recherchée par le stratège pour ses manœuvres s’étend ainsi de sa valeur minimale (profondeur nulle de la ligne) à sa valeur maximale (profondeur maximale du champ). Ces deux extrêmes varient : la ligne se déplace, se dédouble en deux, voire trois fronts, quand, de son côté, le champ stratégique dépend, entre autres, des effets politiques d’alliance ou de rupture d’alliance extérieurs au conflit. Jointe aux effets interactifs et rétroactifs des intensités du conflit à ses trois espaces-temps, la plasticité de ces extrêmes fait tout l’art du stratège. Il ne l’emporte que s’il maîtrise l’échelle des intensités d’espace-temps du conflit, y compris le potentiel d’intensités qu’on appelle la paix.
Dans l’histoire de la pensée stratégique, la pratique de la guerre de masse et de mouvement introduite par la Révolution française et systématisée sous le Premier empire marque une date césure, puisque la vitesse de déplacement des appareils de guerre apparaît alors comme l’outil essentiel de définition et de contrôle du théâtre des opérations. Le corps d’armées le plus rapide impose ainsi le tracé de la ligne d’affrontement et démontre qu’il maîtrise ses communications avec ses réserves et ses arrières, donc avec le champ le plus profond qui, à distance, inclut le théâtre des opérations. L’industrialisation de la guerre n’a fait ainsi que généraliser ce mouvement préliminaire, non sans augmenter la complexité des interactions entre les trois espaces-temps élémentaires du conflit armé quand apparaissent la guerre aérienne et la guerre sous-marine : le théâtre des opérations ne correspond plus à une surface terrestre ou maritime de mobilités concurrentes, mais à une interface de motricités et de balistiques multiples aux portées de plus en plus lointaines. L’horizon du théâtre de la guerre industrielle fragmente ou ignore la ligne de front, il tend vers sa valeur hyperbolique de limite floue du champ multiforme de la grande stratégie, où l’arrière et les civils rentrent dans la bataille et paient le prix le plus lourd, celui qui désormais sanctionne l’immobilité – y compris dans l’immobilité concentrée des camps de la mort où le politico-militaire en guerre totale enferme ses otages. Les accélérations industrielles du conflit armé mettent ainsi en pleine lumière et au devant de la pensée stratégique ce qui en avait toujours été le cœur : dans l’espace-temps du conflit armé à l’âge industriel et postindustriel, la vitesse rend les données d’espace-temps purement et simplement interchangeables, la relativité et la commutativité du temps et de l’espace se sont réalisées sans reste, et les règles spécifiques à la suasion et la dissuasion nucléaires réciproques concrètent cet aboutissement, non sans l’apparent double bind du deterrent qui rend la guerre nucléaire hautement improbable.
Le soin mis par les historiens de la stratégie à reconstituer les vitesses de déplacement des appareils de guerre des grands empires permet de bien saisir l’évolution, puis la mutation qui mènent de la guerre traditionnelle en surface aux guerres contemporaines en interface. « Avec des marches journalières de 8 heures à l’allure de 5 km/h, une infanterie sans bagages pouvait aller des côtes de la Manche à celles de la mer Noire en moins de 50 jours », note Edward N. Luttwak à propos des légions romaines (La Grande Stratégie de l’Empire romain, 1987, p. 123). Exemple instructif puisque cette vitesse de traversée du continent est encore celle, à l’automne 1805, des armées de l’Empire français en marche éclair du camp de Boulogne aux marais d’Austerlitz. Aux cinquante jours nécessaires aux deux César pour changer soudain de théâtre opérationnel et ouvrir un nouveau front s’ajoute la vitesse propre au champ stratégique qui les contient, l’ensemble du champ des transmissions entre tous les secteurs mobilisés par le conflit : « Avec ses relais pourvus de chevaux frais, des conditions de temps favorables sur un terrain facile et de bonnes routes, la poste officielle des Byzantins était en mesure de délivrer des messages à des vitesses allant jusqu’à 240 milles romains (soit 226 miles anglais ou 360 kilomètres) par 24 heures » (Edward N. Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, 2010, p. 46). Les guerres de la Révolution, avec le télégraphe de Chappe, quadrupleront (au moins) cette vitesse de transmission des messages d’un bord à l’autre du théâtre et du champ stratégiques. Dès les débuts de la guerre sous-marine, les ondes radioélectriques feront le reste.
On notera donc qu’à l’articulation du théâtre des opérations et du champ du conflit la vitesse des transmissions entre les appareils de guerre et la capitale fait interface du temps déjà de la guerre en surface. L’industrialisation des modes de la guerre aura décuplé l’importance de cette interface : à l’âge électronique et numérique, elle commande désormais toutes les autres, car cette interface originaire du théâtre et du champ a désormais la valeur névralgique du réseau hertzien de télécommunications, soumettant a priori l’espace du conflit à la durée des transmissions (codage et décodage y compris). Les fonctions communicationnelles du champ stratégique, vaste et tierce espace-temps du conflit armé, ont fini par asservir les deux autres unités, l’unité locale ou régionale du théâtre et l’unité linéaire du front. Pour contraster cette mutation fonctionnelle des espaces-temps du conflit armé à l’âge électronique, Qiao Lang et Wang Xiangsui, les deux militaires chinois qui, au milieu des années 1990, l’ont thématisée parmi les premiers, parlent donc de guerre « hors limites » (Payot et Rivages, 2003). Ce « hors » limites désigne aussi bien un « sans limites » : de fait, la vitesse absolue des télécommunications semble avoir fait table rase de la hiérarchisation classique (ligne, théâtre, champ) et fondu en une seule nano-unité d’espace-temps l’ancienne triade d’espace-temps à radiales différentes. Leur traversée par les missiles-robots de la « cyberguerre » se calcule aujourd’hui en minutes ou en secondes. Le cas des drones télécommandés par une salle d’opérations contrôlant ses cibles à 15 000 km de distance illustre bien ce processus touchant en temps réel son terme ultime : l’inflexion et l’effondrement tendanciel de l’espace-temps sous l’effet dynamique de la vitesse du message-missile cybernétique.
Comment ne pas s’aviser des effets percutants de cette mutation sur l’ensemble des fondamentaux de la pensée stratégique ! Quand Luttwak note dans son récent livre : « L’effacement des distances a transformé en profondeur le commerce et bien d’autres aspects de la vie moderne. Il ne touche toutefois pas encore le domaine de la stratégie », (La Montée en puissance de la Chine et la Logique de la stratégie, 2012, p. 14), il s’écarte donc de sa propre thèse cardinale, ou en atténue – mais pourquoi ? – la portée et l’actualité, lui-même ayant décelé la logique inhérente aux restructurations successives de la pensée stratégique sous l’effet direct des transformations de ses trois espaces-temps traditionnels, soumis à accélération continue dès apparition organisée de la guerre de mouvement sur les théâtres de guerre européens (la non-bataille de Valmy, en 1792, servant d’emblème à cette nouveauté). Mieux vaut interroger les effets rétroactifs déjà visibles de la « guerre hors » et sans limites, à commencer par la haute intensité politique et stratégique prise soudain par la sphère des télétransmissions, en temps de guerre comme en temps de paix puisque, par la force des choses, leur différence fait partie des limites, c’est-à-dire des différentiels mécaniques que l’accélération illimitée de l’espace-temps hertzien et électronique aura abolis sans retour en leur substituant les « paquets » condensés d’impulsions électroniques. D’amplitude longue, les ondes de choc de l’affaire Snowden ne traduisent pas autre chose que ce processus typique d’implosion et d’arasement des fonctions d’espace-temps antérieures à la mise en réseau électronique de l’espace-temps humain : devient inutile et caduque toute fonction qui faisait des durées la coordonnée passive et résiduelle des systèmes serveurs de l’étendue, devient souveraine – et souveraine impitoyable – toute fonction de réduction des étendues à la durée nulle, à la simultanéité une et indivisible des télétransmissions optoélectroniques. Déflation généralisée et irréversible des valeurs d’étendue, réévaluation et condensation permanentes de la brièveté hyperbolique. Implosion de la « profondeur stratégique » où désormais la loi d’agrégation et de dispersion maximales des flux règle la distribution et la circulation des stocks.
La prophétie de Marinetti se vérifie : « Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure » (Le futurisme, 1911). À l’accélération hyperbolique de l’espace-temps inaugurée dans le conflit politique des volontés collectives il reste à se généraliser : à mettre hors limite tous les champs de l’existence, à les mettre en flottaison, à convertir les valeurs énergétiques et démocratiques de pluralité en valeurs post-démocratiques et entropiques de simultanéité. Commence sous nos yeux la plus haute époque de l’indécision, celle du débordement de l’espace par le temps, celle des stratèges border line.
J.-L. Evard

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