L’art de discerner les divers
espaces-temps du conflit armé et de calculer leurs interactions fait la
continuité de la pensée stratégique à travers les époques. L’onde du heurt à quoi aboutissent parfois les
conflits politiques se répercute en effet, comme toute collision de volontés
organisées en appareils militaires, de trois manières simultanées : sur
une ligne (le front), sur le théâtre des opérations qu’elle traverse,
dans le champ auquel appartient ce
théâtre – trois espaces-temps dont les unités respectives (tactique,
stratégique et politique) s’articulent, mais ne se confondent pas. La
profondeur de champ recherchée par le stratège pour ses manœuvres s’étend ainsi
de sa valeur minimale (profondeur nulle de la ligne) à sa valeur maximale
(profondeur maximale du champ). Ces deux extrêmes varient : la ligne se déplace, se dédouble en deux,
voire trois fronts, quand, de son côté, le champ
stratégique dépend, entre autres, des effets politiques d’alliance ou de
rupture d’alliance extérieurs au conflit. Jointe aux effets interactifs et
rétroactifs des intensités du conflit à ses trois espaces-temps, la plasticité
de ces extrêmes fait tout l’art du stratège. Il ne l’emporte que s’il maîtrise
l’échelle des intensités d’espace-temps du conflit, y compris le potentiel
d’intensités qu’on appelle la paix.
Dans
l’histoire de la pensée stratégique, la pratique de la guerre de masse et de
mouvement introduite par la Révolution française et systématisée sous le
Premier empire marque une date césure, puisque la vitesse de déplacement des
appareils de guerre apparaît alors comme l’outil essentiel de définition et de
contrôle du théâtre des opérations. Le corps d’armées le plus rapide impose ainsi
le tracé de la ligne d’affrontement et démontre qu’il maîtrise ses communications
avec ses réserves et ses arrières, donc avec le champ le plus profond qui, à
distance, inclut le théâtre des opérations. L’industrialisation de la guerre
n’a fait ainsi que généraliser ce mouvement préliminaire, non sans augmenter la
complexité des interactions entre les trois espaces-temps élémentaires du
conflit armé quand apparaissent la guerre aérienne et la guerre
sous-marine : le théâtre des opérations ne correspond plus à une surface terrestre ou maritime de
mobilités concurrentes, mais à une interface
de motricités et de balistiques multiples aux portées de plus en plus lointaines.
L’horizon du théâtre de la guerre industrielle fragmente ou ignore la ligne de
front, il tend vers sa valeur hyperbolique de limite floue du champ multiforme de
la grande stratégie, où l’arrière et les civils rentrent dans la bataille et
paient le prix le plus lourd, celui qui désormais sanctionne l’immobilité – y
compris dans l’immobilité concentrée des camps de la mort où le
politico-militaire en guerre totale enferme ses otages. Les accélérations
industrielles du conflit armé mettent ainsi en pleine lumière et au devant de
la pensée stratégique ce qui en avait toujours été le cœur : dans
l’espace-temps du conflit armé à l’âge industriel et postindustriel, la vitesse
rend les données d’espace-temps purement et simplement interchangeables, la
relativité et la commutativité du temps et de l’espace se sont réalisées sans
reste, et les règles spécifiques à la suasion et la dissuasion nucléaires réciproques
concrètent cet aboutissement, non sans l’apparent double bind du deterrent qui
rend la guerre nucléaire hautement improbable.
Le soin
mis par les historiens de la stratégie à reconstituer les vitesses de
déplacement des appareils de guerre des grands empires permet de bien saisir
l’évolution, puis la mutation qui mènent de la guerre traditionnelle en surface aux guerres contemporaines en interface. « Avec des marches
journalières de 8 heures à l’allure de 5 km/h, une infanterie sans bagages
pouvait aller des côtes de la Manche à celles de la mer Noire en moins de 50
jours », note Edward N. Luttwak à propos des légions romaines (La Grande Stratégie de l’Empire romain,
1987, p. 123). Exemple instructif puisque cette vitesse de traversée du
continent est encore celle, à l’automne 1805, des armées de l’Empire français
en marche éclair du camp de Boulogne aux marais d’Austerlitz. Aux cinquante
jours nécessaires aux deux César pour changer soudain de théâtre opérationnel
et ouvrir un nouveau front s’ajoute la vitesse propre au champ stratégique qui
les contient, l’ensemble du champ des transmissions
entre tous les secteurs mobilisés par
le conflit : « Avec ses relais pourvus de chevaux frais, des
conditions de temps favorables sur un terrain facile et de bonnes routes, la
poste officielle des Byzantins était en mesure de délivrer des messages à des
vitesses allant jusqu’à 240 milles romains (soit 226 miles anglais ou 360 kilomètres) par 24 heures » (Edward N.
Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire
byzantin, 2010, p. 46). Les guerres de la Révolution, avec le télégraphe de
Chappe, quadrupleront (au moins) cette vitesse de transmission des messages
d’un bord à l’autre du théâtre et du champ stratégiques. Dès les débuts de la
guerre sous-marine, les ondes radioélectriques feront le reste.
On notera
donc qu’à l’articulation du théâtre des opérations et du champ du conflit la
vitesse des transmissions entre les appareils de guerre et la capitale fait
interface du temps déjà de la guerre en surface. L’industrialisation des modes
de la guerre aura décuplé l’importance de cette interface : à l’âge
électronique et numérique, elle commande désormais toutes les autres, car cette
interface originaire du théâtre et du champ a désormais la valeur névralgique
du réseau hertzien de télécommunications, soumettant a priori l’espace du conflit à la durée des transmissions (codage
et décodage y compris). Les fonctions communicationnelles du champ stratégique,
vaste et tierce espace-temps du conflit armé, ont fini par asservir les deux
autres unités, l’unité locale ou régionale du théâtre et l’unité linéaire du
front. Pour contraster cette mutation fonctionnelle des espaces-temps du
conflit armé à l’âge électronique, Qiao Lang et Wang Xiangsui, les deux
militaires chinois qui, au milieu des années 1990, l’ont thématisée parmi les
premiers, parlent donc de guerre « hors limites » (Payot et Rivages,
2003). Ce « hors » limites désigne aussi bien un « sans
limites » : de fait, la vitesse absolue des télécommunications semble
avoir fait table rase de la hiérarchisation classique (ligne, théâtre, champ)
et fondu en une seule nano-unité d’espace-temps l’ancienne triade
d’espace-temps à radiales différentes. Leur traversée par les missiles-robots
de la « cyberguerre » se calcule aujourd’hui en minutes ou en
secondes. Le cas des drones télécommandés par une salle d’opérations contrôlant
ses cibles à 15 000 km de distance illustre bien ce processus touchant en temps
réel son terme ultime : l’inflexion et l’effondrement tendanciel de
l’espace-temps sous l’effet dynamique de la vitesse du message-missile
cybernétique.
Comment ne
pas s’aviser des effets percutants de cette mutation sur l’ensemble des
fondamentaux de la pensée stratégique ! Quand Luttwak note dans son récent
livre : « L’effacement des distances a transformé en profondeur le
commerce et bien d’autres aspects de la vie moderne. Il ne touche toutefois pas
encore le domaine de la stratégie », (La
Montée en puissance de la Chine et la Logique de la stratégie, 2012, p.
14), il s’écarte donc de sa propre thèse cardinale, ou en atténue – mais
pourquoi ? – la portée et l’actualité, lui-même ayant décelé la logique
inhérente aux restructurations successives de la pensée stratégique sous
l’effet direct des transformations de ses trois espaces-temps traditionnels,
soumis à accélération continue dès apparition organisée de la guerre de
mouvement sur les théâtres de guerre européens (la non-bataille de Valmy, en
1792, servant d’emblème à cette nouveauté). Mieux vaut interroger les effets
rétroactifs déjà visibles de la « guerre hors » et sans limites, à
commencer par la haute intensité politique et stratégique prise soudain par la
sphère des télétransmissions, en temps de
guerre comme en temps de paix puisque, par la force des choses, leur
différence fait partie des limites, c’est-à-dire des différentiels mécaniques
que l’accélération illimitée de l’espace-temps hertzien et électronique aura
abolis sans retour en leur substituant les « paquets » condensés
d’impulsions électroniques. D’amplitude longue, les ondes de choc de l’affaire
Snowden ne traduisent pas autre chose que ce processus typique d’implosion et d’arasement des fonctions
d’espace-temps antérieures à la mise en réseau électronique de l’espace-temps
humain : devient inutile et caduque toute fonction qui faisait des durées
la coordonnée passive et résiduelle des systèmes serveurs de l’étendue, devient
souveraine – et souveraine impitoyable – toute fonction de réduction des
étendues à la durée nulle, à la simultanéité une et indivisible des télétransmissions
optoélectroniques. Déflation généralisée et irréversible des valeurs d’étendue,
réévaluation et condensation permanentes de la brièveté hyperbolique. Implosion
de la « profondeur stratégique » où désormais la loi d’agrégation et
de dispersion maximales des flux règle la distribution et la circulation des
stocks.
La prophétie de Marinetti se vérifie : « Nous créons la nouvelle
esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et
singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de
l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et
de l’heure » (Le futurisme,
1911). À l’accélération hyperbolique de
l’espace-temps inaugurée dans le conflit politique des volontés collectives il
reste à se généraliser : à mettre hors limite tous les champs de
l’existence, à les mettre en flottaison, à convertir les valeurs énergétiques
et démocratiques de pluralité en valeurs post-démocratiques et entropiques de
simultanéité. Commence sous nos yeux la plus haute époque de l’indécision,
celle du débordement de l’espace par le temps, celle des stratèges border line.
J.-L. Evard
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