« Quantique », le mot
choisi par les premiers physiciens explorant l’espace-temps à la vitesse de la
lumière et de ses photons, marque, comme néologisme, la nouveauté de leur
découverte, il y a bientôt cent ans. Nouveauté qui va durer longtemps encore,
puisqu’elle nous éloigne chaque jour un peu plus de l’univers newtonien auquel
nous nous étions acclimatés comme à l’ultime doctrine cosmologique
possible ; puisque, aussi, elle nous pousse vers d’autres tâtonnements et
vers d’autres expérimentations aux conséquences imprévisibles. Nouveauté d’un
genre lui-même tout nouveau : dans l’esprit de Newton et du rationalisme
expérimental, l’idée d’un achèvement des sciences de la nature aboutissant un
jour prochain à leurs certitudes terminales ne soulevait aucune objection
sérieuse, elle nourrissait même l’enthousiasme des savants et la sottise des
idolâtres de la domination prométhéenne. Les chercheurs, désormais, vivent dans
la conviction inverse : le mouvement des sciences les a projetés dans
l’interminable, même leurs orientations échappent à la prévision de long terme,
aucun Renan ne se risquerait à prédire quelque Avenir de la science. L’indécidable donne à l’époque quantique sa
tonalité dominante, sa morale aléatoire, ses nuances de mélancolie. Même si les
physiciens pouvaient envisager d’en finir avec l’inflation des particules
élémentaires proliférant dans leurs accélérateurs, il leur faudrait compter
avec un autre obstacle : l’expansion de l’univers décelée par Hubble
implique que les relations et relativités d’espace-temps et d’énergie-matière
n’ont de valeur que locale et provisoire. Le milieu du monde n’existe plus, son
bord de même, le big-bang rejoindra bientôt le musée des contes et légendes
pour grands enfants. À long terme, les sciences dites « dures » ne
pourront pas éluder l’épreuve de vérité qui les attend, il leur faudra se
situer face à l’Indécidable qu’elles-mêmes ont introduit dans leur propre
univers déterministe, et qu’elles voient progresser tous les jours dans le
monde qu’elles administrent comme on improvise au mieux dans l’impondérable.
Elles se savent au pied de ce mur, au moins depuis que Popper l’a éclairé en
publiant L’Univers irrésolu :
plaidoyer pour l’indéterminisme.
Ce qui,
malgré ce puissant motif de perplexité, réjouira la confiance des optimistes et
tempérera le chagrin des pessimistes tient à une expérience plus ancienne de
l’espace-temps, restée dans la mémoire collective et bien remémorée par un
historien épris de démographie, Pierre Chaunu : « Il ne suffit plus
de dire, comme je l’ai souvent fait, qu’au cap du doublement de l’information,
en 2000 ans, succède, de 1434 à 1565, le rythme du doublement, pour commencer,
séculaire. Par le doublement des surfaces parcourues et l’accélération de la
circulation de l’information grâce à la feuille volante imprimée et bientôt le
livre, tout est démultiplié effectivement à partir de 1550. Mais il faut tenir
compte de ce qui est plus important peut-être, la déstabilisatrice intrusion
d’un autre espace et surtout, d’un autre temps » (L’Axe du temps, 1994). Pourquoi ces « deux mille ans »
calculés par Chaunu ? Il vient de commenter le livre XI de Cité de Dieu, ces pages où saint
Augustin songe aux générations humaines dont la Genèse énumère les foules sans
visage se succédant de la Création du monde et du Déluge à l’époque de la
première génération nommée de l’histoire sainte : de saint Augustin aux
Temps modernes des grandes découvertes et de l’imprimerie, puis de là à notre
siècle, le compte, arrondi, donne ces deux millénaires. L’intuition de Chaunu
se développe donc selon la figure limpide d’une hélice double, comme pour nous
faciliter la tâche urgente qui consiste à repenser le lieu commun de
l’accélération de notre histoire (il faut apprendre à se déprendre des
apparences) : de saint Augustin qui noircit des parchemins à nos
librairies, nos photocopieuses et nos écrans, il n’y eut pas simple extension
des surfaces parcourues ni simple réduction des durées par accélération des
transports et des transmissions, il eut « intrusion » d’un autre
espace « et surtout, d’un autre temps ». Deux processus, donc :
non pas la seule accélération (modèle cinétique), mais aussi une
« intrusion » (modèle géologique ou zoologique)
Chaunu
n’en dit pas plus – son propos ne concerne pas le nôtre. Il ne l’en rejoint pas
moins, s’y aboute. Car sa relecture de saint Augustin vise bel et bien la
question cosmologique dont notre physique quantique propose sa conception
particulaire ou vibratoire : l’évêque et théologien romano-africain pris
de vertige devant l’énigme de l’espace-temps hors espace-temps connaît les
affres ordinaires de toute intelligence métaphysique qu’étreint la question
insoluble de l’Origine. « Mon Dieu, qu’y avait-il avant toi ? »
Ce que note Chaunu, et qui l’émeut, c’est le geste de l’écrivain s’emparant
avec résolution des mythes de l’origine pour les rationaliser avec les moyens
intellectuels et matériels de son temps : invention par saint Augustin du
temps linéaire de la Révélation et de la Rédemption, projection raisonnée de
son œcoumène romano-chrétien sur le peu de géographie rudimentaire du livre de
la Genèse. Ce qu’ensuite calcule Chaunu, c’est la transformation, pour ne pas
dire la refonte ou la métamorphose connue par cette cosmologie augustinienne au
moment où les catégories en disparaissent, remplacées par d’autres,
qu’induisent au XVe et au XVIe siècle la découverte du
Nouveau Monde et celle du ciel copernicien et galiléen. Un espace-temps
s’efface, un autre émerge : précaire et périlleux moment-pivot que
l’époque de cet entre-deux ! « Intrusion », dit Chaunu, pour
suggérer à la fois l’inattendu de l’événement et son impact, les résistances
farouches qu’il provoque (et dans l’Église augustinienne au premier chef, où
des esprits ouverts comme celui du cardinal Bellarmin font exception), et la
portée de ses conséquences anthropologiques. « Intrusion », en tel
cas, vaut et veut conversion :
il faut désavouer des dieux, en professer d’autres – reconstruire leurs
temples, réformer les clergés. Y a-t-il épreuve plus rude, plus sérieuse, plus
définitive ? Copernic et Galilée ne provoquent pas simplement une
accélération dans l’espace-temps augustinien : ils rendent cet
espace-temps caduc, ils substituent au ciel des fixes l’horlogerie, le grand
espace-temps mécanique que, peu après, Newton le magnifique amènera à son état
de perfection.
Or notre époque quantique s’achemine vers
cette épreuve, son inéluctable analogue. Elle se rassure en se disant que
l’espace-temps quantique n’a pas périmé l’espace-temps mécanique (le retour
écologique de la bicyclette lui propose cette peu coûteuse plus-value
philosophique, précieuse à l’ouïe inquiète du sens commun). Elle ne le périme
pas, parce qu’elle le noyaute, le parasite, le manipule – elle le colonise, et
elle le colonise de l’intérieur, elle le branche
(à l’image de ces cyclistes qui se perdraient dans leur canton ou leur banlieue
sans leur connexion satellitaire). Nos mécaniques sont branchées sur nos
dynamiques, elles-mêmes branchées sur nos quantiques – elles-mêmes construites
sur de l’Indécidable : l’aléatoire des séries statistiques, la subdivision
et l’affinité énigmatique des attractions (gravitationnelle, électrique,
magnétique, nucléaire haute et basse…), la substitution accélérée du virtuel au
réel, du spectral au charnel et du fluide au solide, du potentiel au numérique,
de la métastase à la cellule – gigantesque conversion (ou inversion) de notre
espace-temps newtonien en un espace-temps quantique dont le centre ubiquitaire
n’a ni périphérie ni horizon (or cette formule pascalienne se renverse sans
devenir fausse pour autant, puisque, en interaction quantique, les stocks comptent
moins que les flux, les positions que les relations, et les relations moins que
leur réversibilité, celle de l’espace en durée et celle de la durée en
étendue).
Faisons,
vivons comme Chaunu et comme saint Augustin, souvenons-nous que nous avons déjà
connu l’épreuve diluvienne de
l’espace-temps, l’instance et l’instant de ses inversions et de nos
conversions, gardons-nous de ses perversions. Gardons confiance : ce que
nous cache la pesanteur du court terme, la grâce de la longue durée nous
l’enseigne.
J.-L Evard
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