jeudi 25 décembre 2014

Méditation quantique (7)


« Quantique », le mot choisi par les premiers physiciens explorant l’espace-temps à la vitesse de la lumière et de ses photons, marque, comme néologisme, la nouveauté de leur découverte, il y a bientôt cent ans. Nouveauté qui va durer longtemps encore, puisqu’elle nous éloigne chaque jour un peu plus de l’univers newtonien auquel nous nous étions acclimatés comme à l’ultime doctrine cosmologique possible ; puisque, aussi, elle nous pousse vers d’autres tâtonnements et vers d’autres expérimentations aux conséquences imprévisibles. Nouveauté d’un genre lui-même tout nouveau : dans l’esprit de Newton et du rationalisme expérimental, l’idée d’un achèvement des sciences de la nature aboutissant un jour prochain à leurs certitudes terminales ne soulevait aucune objection sérieuse, elle nourrissait même l’enthousiasme des savants et la sottise des idolâtres de la domination prométhéenne. Les chercheurs, désormais, vivent dans la conviction inverse : le mouvement des sciences les a projetés dans l’interminable, même leurs orientations échappent à la prévision de long terme, aucun Renan ne se risquerait à prédire quelque Avenir de la science. L’indécidable donne à l’époque quantique sa tonalité dominante, sa morale aléatoire, ses nuances de mélancolie. Même si les physiciens pouvaient envisager d’en finir avec l’inflation des particules élémentaires proliférant dans leurs accélérateurs, il leur faudrait compter avec un autre obstacle : l’expansion de l’univers décelée par Hubble implique que les relations et relativités d’espace-temps et d’énergie-matière n’ont de valeur que locale et provisoire. Le milieu du monde n’existe plus, son bord de même, le big-bang rejoindra bientôt le musée des contes et légendes pour grands enfants. À long terme, les sciences dites « dures » ne pourront pas éluder l’épreuve de vérité qui les attend, il leur faudra se situer face à l’Indécidable qu’elles-mêmes ont introduit dans leur propre univers déterministe, et qu’elles voient progresser tous les jours dans le monde qu’elles administrent comme on improvise au mieux dans l’impondérable. Elles se savent au pied de ce mur, au moins depuis que Popper l’a éclairé en publiant L’Univers irrésolu : plaidoyer pour l’indéterminisme.

Ce qui, malgré ce puissant motif de perplexité, réjouira la confiance des optimistes et tempérera le chagrin des pessimistes tient à une expérience plus ancienne de l’espace-temps, restée dans la mémoire collective et bien remémorée par un historien épris de démographie, Pierre Chaunu : « Il ne suffit plus de dire, comme je l’ai souvent fait, qu’au cap du doublement de l’information, en 2000 ans, succède, de 1434 à 1565, le rythme du doublement, pour commencer, séculaire. Par le doublement des surfaces parcourues et l’accélération de la circulation de l’information grâce à la feuille volante imprimée et bientôt le livre, tout est démultiplié effectivement à partir de 1550. Mais il faut tenir compte de ce qui est plus important peut-être, la déstabilisatrice intrusion d’un autre espace et surtout, d’un autre temps » (L’Axe du temps, 1994). Pourquoi ces « deux mille ans » calculés par Chaunu ? Il vient de commenter le livre XI de Cité de Dieu, ces pages où saint Augustin songe aux générations humaines dont la Genèse énumère les foules sans visage se succédant de la Création du monde et du Déluge à l’époque de la première génération nommée de l’histoire sainte : de saint Augustin aux Temps modernes des grandes découvertes et de l’imprimerie, puis de là à notre siècle, le compte, arrondi, donne ces deux millénaires. L’intuition de Chaunu se développe donc selon la figure limpide d’une hélice double, comme pour nous faciliter la tâche urgente qui consiste à repenser le lieu commun de l’accélération de notre histoire (il faut apprendre à se déprendre des apparences) : de saint Augustin qui noircit des parchemins à nos librairies, nos photocopieuses et nos écrans, il n’y eut pas simple extension des surfaces parcourues ni simple réduction des durées par accélération des transports et des transmissions, il eut « intrusion » d’un autre espace « et surtout, d’un autre temps ». Deux processus, donc : non pas la seule accélération (modèle cinétique), mais aussi une « intrusion » (modèle géologique ou zoologique)

Chaunu n’en dit pas plus – son propos ne concerne pas le nôtre. Il ne l’en rejoint pas moins, s’y aboute. Car sa relecture de saint Augustin vise bel et bien la question cosmologique dont notre physique quantique propose sa conception particulaire ou vibratoire : l’évêque et théologien romano-africain pris de vertige devant l’énigme de l’espace-temps hors espace-temps connaît les affres ordinaires de toute intelligence métaphysique qu’étreint la question insoluble de l’Origine. « Mon Dieu, qu’y avait-il avant toi ? » Ce que note Chaunu, et qui l’émeut, c’est le geste de l’écrivain s’emparant avec résolution des mythes de l’origine pour les rationaliser avec les moyens intellectuels et matériels de son temps : invention par saint Augustin du temps linéaire de la Révélation et de la Rédemption, projection raisonnée de son œcoumène romano-chrétien sur le peu de géographie rudimentaire du livre de la Genèse. Ce qu’ensuite calcule Chaunu, c’est la transformation, pour ne pas dire la refonte ou la métamorphose connue par cette cosmologie augustinienne au moment où les catégories en disparaissent, remplacées par d’autres, qu’induisent au XVe et au XVIe siècle la découverte du Nouveau Monde et celle du ciel copernicien et galiléen. Un espace-temps s’efface, un autre émerge : précaire et périlleux moment-pivot que l’époque de cet entre-deux ! « Intrusion », dit Chaunu, pour suggérer à la fois l’inattendu de l’événement et son impact, les résistances farouches qu’il provoque (et dans l’Église augustinienne au premier chef, où des esprits ouverts comme celui du cardinal Bellarmin font exception), et la portée de ses conséquences anthropologiques. « Intrusion », en tel cas, vaut et veut conversion : il faut désavouer des dieux, en professer d’autres – reconstruire leurs temples, réformer les clergés. Y a-t-il épreuve plus rude, plus sérieuse, plus définitive ? Copernic et Galilée ne provoquent pas simplement une accélération dans l’espace-temps augustinien : ils rendent cet espace-temps caduc, ils substituent au ciel des fixes l’horlogerie, le grand espace-temps mécanique que, peu après, Newton le magnifique amènera à son état de perfection.

Or notre époque quantique s’achemine vers cette épreuve, son inéluctable analogue. Elle se rassure en se disant que l’espace-temps quantique n’a pas périmé l’espace-temps mécanique (le retour écologique de la bicyclette lui propose cette peu coûteuse plus-value philosophique, précieuse à l’ouïe inquiète du sens commun). Elle ne le périme pas, parce qu’elle le noyaute, le parasite, le manipule – elle le colonise, et elle le colonise de l’intérieur, elle le branche (à l’image de ces cyclistes qui se perdraient dans leur canton ou leur banlieue sans leur connexion satellitaire). Nos mécaniques sont branchées sur nos dynamiques, elles-mêmes branchées sur nos quantiques – elles-mêmes construites sur de l’Indécidable : l’aléatoire des séries statistiques, la subdivision et l’affinité énigmatique des attractions (gravitationnelle, électrique, magnétique, nucléaire haute et basse…), la substitution accélérée du virtuel au réel, du spectral au charnel et du fluide au solide, du potentiel au numérique, de la métastase à la cellule – gigantesque conversion (ou inversion) de notre espace-temps newtonien en un espace-temps quantique dont le centre ubiquitaire n’a ni périphérie ni horizon (or cette formule pascalienne se renverse sans devenir fausse pour autant, puisque, en interaction quantique, les stocks comptent moins que les flux, les positions que les relations, et les relations moins que leur réversibilité, celle de l’espace en durée et celle de la durée en étendue).

Faisons, vivons comme Chaunu et comme saint Augustin, souvenons-nous que nous avons déjà connu l’épreuve diluvienne de l’espace-temps, l’instance et l’instant de ses inversions et de nos conversions, gardons-nous de ses perversions. Gardons confiance : ce que nous cache la pesanteur du court terme, la grâce de la longue durée nous l’enseigne.

J.-L Evard

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