mercredi 31 décembre 2014

La der des der, la belle de Bell

Il n’y a que quelques semaines disparaissait la dernière des milliers de cabines téléphoniques plantées sur le trottoir de Paris depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui 31 décembre, dernier jour pour dernier tour, chantons ses louanges et requiescat in pace. Pour le simple usager de la technique sans expertise d’ouvrier ou d’ingénieur, l’extinction d’une espèce d’outil, même familière, passe le plus souvent inaperçue (à l’inverse des nouveautés, même en bas de gamme, objets de commentaires innocents et fiévreux pareils à ceux d’enfants avides de jouets perfectionnés vite écœurants). Le traitement si inégal que nous réservons aux modules techniques, selon qu’ils apparaissent ou disparaissent de notre quotidien, en dit long sur notre ingratitude à leur égard. Nos aïeux savaient enterrer en pompe grande et solennelle la dernière locomotive à vapeur de la ligne locale, la dernière forge du canton, la dernière cuve du dernier bouilleur de cru. Nos outils vont à la décharge ou au recyclage, comme autant de détritus, d’encombrants ou d’ordures, y disparaissant en clandestins et en indésirables d’avance suspects, de leur… vivant, d’accélérer la pollution, les allergies, les délocalisations. Ces cousins pauvres du tout-techno nous feraient honte s’ils avaient la vie dure, ils se gardent bien d’oser s’exhiber à la grande braderie ou aux Pèlerins d’Emmaüs. Nous attendons le prochain dernier modèle, son usure et sa caducité nous laissent de marbre. Traitons-nous autrement nos déchets nucléaires ? Pour un peu, nous trouverions l’innovation trop lente, paresseuse, impatience enfantine ou puérile qui fait le prestige et la fortune des start up, unités de production light qui envoient les usines à la casse pour cause de lourdeur, tels des dinosaures inadaptés à l’échelle soudain allégée  de la Création et se retirant devant les salamandres et les colibris.
Avec la dernière Cabine Téléphonique de la Ville de Paris disparaît le dernier dinosaure de mon espace vital, sa tanière, sa niche. Mes pensées vont d’abord à la jeune fille américaine, à la fiancée de Bell l’ingénieur qui découvrit le principe du téléphone : sourde, sa Dulcinée lui inspira la découverte de la mince plaque vibrante qui, mise sous tension électrique, répercute l’onde acoustique – quand, au départ, il ne pensait qu’à la prothèse auditive qui rendrait son oreille à la jeune fille qu’il aimait d’amour. (La future madame Bell, la belle de Bell, je l’honore depuis longtemps, avec vraie et fervente piété, comme la Muse de l’âge électrique venue d’outre-mer refonder l’alliance du vivant et de l’inerte, du mécanique et de l’organique, du charnel et de ses media.)
Il devait périr, mon dinosaure, on devait la débrancher et la démonter, la Dernière Cabine, le dieu des Transmissions avait déjà inscrit l’heure de son trépas dans le grand livre des machines obsolètes, au registre des relais, des cambuses et des succursales qui cessent de justifier la dépense de leur entretien. On voit parfois des machines prises d’une fantaisie ou d’un caprice de résurrection : l’électrophone (sa claire aiguille de quartz, le cristal rare dont on faisait les antennes des radars de la Seconde Guerre mondiale et que, pour d’autres raisons, le jeune Caillois collectionnait à la même époque en Argentine), l’autocuiseur (protecteur des vitamines que vénèrent végétariens et adeptes des disciplines macrobiotiques) ; on voit de même des outils résister à la loi universelle et inégalitaire de l’extinction de toutes choses – sandale, blaireau, patinette, stylographe – comme des jeux immortels, marelle, taquin, dés ou dominos, venus des temps antiques, ou plutôt eux-mêmes source et jouvence de la durée où grâce à eux nous baignons encore en elle. Mais la Cabine Téléphonique n’aura vécu que de passage parmi nous, en étoile filante, en SDF de verre et d’acier, comme la chaise à porteurs ou la pierre à aiguiser, comme la règle à calcul ou la caisse enregistreuse. Inapte à la résurrection des corps (techniques et connectiques) puisque son extinction sanctionne le cours général et le parcours irréversible de l’espace-temps au goût du jour : moins de surface, plus d’interface. Moins de cabines, plus d’oreillettes. Moins de libido, plus d’ambiance. Prochaine étape prévisible, prochain progrès : finie la breloque, bienvenue à l’oreillette implantée dans l’oreille, comme un tatouage (ou comme votre argent désormais abrité dans votre carte de crédit) – non sans une appréciable plus-value de look : multi-téléphoniste ambulant, l’ado attardé ou récidiviste n’aura plus besoin du fil informe qui lui pendouille au tympan, comme un rescapé des urgences vitales trimbale devant lui sa poche plastique de sérum physiologique et son cathéter intestinal.
Extinction non dramatique, disparition non darwinienne, conversion de pure économie – car la décimation exponentielle des surfaces par les interfaces commande la vie des réseaux à venir, à toute échelle (à l’échelle nano de ma Dernière Cabine Téléphonique comme à l’échelle macro des prochains PIB de la République Populaire de Chine). La modeste et démocratique interface émetteur / récepteur qu’aura été la Cabine Téléphonique en espace urbain aura préfiguré le temps des complexes d’interfaces à implémenter non plus sur nos trottoirs, mais à même le corps, comme le peace maker ou le cœur artificiel. Ces complexes d’interface – smartphone, écrans tactiles et autres cyber-unités – ont d’ailleurs déjà réussi leur implantation et leur prolifération dans l’espace-temps des électro-utilités collectives, il leur reste à systématiser cette colonisation : à mieux se médiatiser, à mieux connecter le media au media, à insinuer l’apesanteur GPS dans le vide intersidéral, à ajouter le chic du design au choc de l’addiction. Qui sait si la discrète extermination des Cabines Téléphoniques n’aura pas servi de répétition générale et soft à d’autres entreprises d’intérêt au moins aussi pressant ? Le combiné d’ébonite est mort, vivent le multimedia furtif et le nuage hertzien !
J.-L. Evard

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