Il n’y a que quelques semaines
disparaissait la dernière des milliers de cabines téléphoniques plantées sur le
trottoir de Paris depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui 31 décembre,
dernier jour pour dernier tour, chantons ses louanges et requiescat in pace. Pour le simple usager de la technique sans
expertise d’ouvrier ou d’ingénieur, l’extinction d’une espèce d’outil, même
familière, passe le plus souvent inaperçue (à l’inverse des nouveautés, même en
bas de gamme, objets de commentaires innocents et fiévreux pareils à ceux
d’enfants avides de jouets perfectionnés vite écœurants). Le traitement si inégal
que nous réservons aux modules techniques, selon qu’ils apparaissent ou
disparaissent de notre quotidien, en dit long sur notre ingratitude à leur
égard. Nos aïeux savaient enterrer en pompe grande et solennelle la dernière
locomotive à vapeur de la ligne locale, la dernière forge du canton, la
dernière cuve du dernier bouilleur de cru. Nos outils vont à la décharge ou au
recyclage, comme autant de détritus, d’encombrants ou d’ordures, y
disparaissant en clandestins et en indésirables d’avance suspects, de leur…
vivant, d’accélérer la pollution, les allergies, les délocalisations. Ces
cousins pauvres du tout-techno nous feraient honte s’ils avaient la vie dure,
ils se gardent bien d’oser s’exhiber à la grande braderie ou aux Pèlerins
d’Emmaüs. Nous attendons le prochain dernier modèle, son usure et sa caducité
nous laissent de marbre. Traitons-nous autrement nos déchets nucléaires ? Pour
un peu, nous trouverions l’innovation trop lente, paresseuse, impatience
enfantine ou puérile qui fait le prestige et la fortune des start up, unités de production light qui envoient les usines à la casse
pour cause de lourdeur, tels des dinosaures inadaptés à l’échelle soudain
allégée de la Création et se retirant
devant les salamandres et les colibris.
Avec la
dernière Cabine Téléphonique de la Ville de Paris disparaît le dernier
dinosaure de mon espace vital, sa tanière, sa niche. Mes pensées vont d’abord à
la jeune fille américaine, à la fiancée de Bell l’ingénieur qui découvrit le
principe du téléphone : sourde, sa Dulcinée lui inspira la découverte de
la mince plaque vibrante qui, mise sous tension électrique, répercute l’onde
acoustique – quand, au départ, il ne pensait qu’à la prothèse auditive qui
rendrait son oreille à la jeune fille qu’il aimait d’amour. (La future madame
Bell, la belle de Bell, je l’honore depuis longtemps, avec vraie et fervente
piété, comme la Muse de l’âge électrique venue d’outre-mer refonder l’alliance
du vivant et de l’inerte, du mécanique et de l’organique, du charnel et de ses
media.)
Il devait périr,
mon dinosaure, on devait la débrancher et la démonter, la Dernière Cabine, le
dieu des Transmissions avait déjà inscrit l’heure de son trépas dans le grand
livre des machines obsolètes, au registre des relais, des cambuses et des
succursales qui cessent de justifier la dépense de leur entretien. On voit
parfois des machines prises d’une fantaisie ou d’un caprice de
résurrection : l’électrophone (sa claire aiguille de quartz, le cristal
rare dont on faisait les antennes des radars de la Seconde Guerre mondiale et
que, pour d’autres raisons, le jeune Caillois collectionnait à la même époque en
Argentine), l’autocuiseur (protecteur des vitamines que vénèrent végétariens et
adeptes des disciplines macrobiotiques) ; on voit de même des outils
résister à la loi universelle et inégalitaire de l’extinction de toutes choses –
sandale, blaireau, patinette, stylographe – comme des jeux immortels, marelle,
taquin, dés ou dominos, venus des temps antiques, ou plutôt eux-mêmes source et
jouvence de la durée où grâce à eux nous baignons encore en elle. Mais la
Cabine Téléphonique n’aura vécu que de passage parmi nous, en étoile filante, en
SDF de verre et d’acier, comme la chaise à porteurs ou la pierre à aiguiser,
comme la règle à calcul ou la caisse enregistreuse. Inapte à la résurrection
des corps (techniques et connectiques) puisque son extinction sanctionne le
cours général et le parcours irréversible de l’espace-temps au goût du
jour : moins de surface, plus d’interface. Moins de cabines, plus
d’oreillettes. Moins de libido, plus d’ambiance. Prochaine étape prévisible,
prochain progrès : finie la breloque,
bienvenue à l’oreillette implantée dans l’oreille,
comme un tatouage (ou comme votre argent désormais abrité dans votre carte de
crédit) – non sans une appréciable plus-value de look : multi-téléphoniste ambulant, l’ado attardé ou
récidiviste n’aura plus besoin du fil informe qui lui pendouille au tympan, comme
un rescapé des urgences vitales trimbale devant lui sa poche plastique de sérum
physiologique et son cathéter intestinal.
Extinction
non dramatique, disparition non darwinienne, conversion de pure économie – car
la décimation exponentielle des surfaces par les interfaces commande la vie des
réseaux à venir, à toute échelle (à l’échelle nano de ma Dernière Cabine Téléphonique
comme à l’échelle macro des prochains PIB de la République Populaire de Chine).
La modeste et démocratique interface émetteur / récepteur qu’aura été la Cabine
Téléphonique en espace urbain aura préfiguré le temps des complexes
d’interfaces à implémenter non plus sur nos trottoirs, mais à même le corps,
comme le peace maker ou le cœur
artificiel. Ces complexes d’interface – smartphone,
écrans tactiles et autres cyber-unités – ont d’ailleurs déjà réussi leur
implantation et leur prolifération dans l’espace-temps des électro-utilités
collectives, il leur reste à systématiser cette colonisation : à mieux se médiatiser,
à mieux connecter le media au media, à insinuer l’apesanteur GPS dans le vide
intersidéral, à ajouter le chic du design
au choc de l’addiction. Qui sait si la discrète extermination des Cabines
Téléphoniques n’aura pas servi de répétition générale et soft à d’autres entreprises d’intérêt au moins aussi pressant ?
Le combiné d’ébonite est mort, vivent le multimedia furtif et le nuage hertzien !
J.-L. Evard
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