Les motifs qui viennent de pousser
le Premier ministre Netanyahou au prochain
renouvellement de la Knesset ont beau obéir à des calculs de recomposition ou
de modification de la majorité gouvernementale, ils n’en trahissent pas moins
le poids grandissant de trois grandes questions existentielles dans la
situation de l’État d’Israël. Elles se posent ensemble et avec une netteté
significative puisque la première concerne l’avenir de l’occupation des
territoires ex-jordaniens ; la seconde, le titre constitutif qu’entend se
donner l’État d’Israël comme corps national rassemblant des citoyens juifs et
arabes ; la troisième, la question stratégique du nucléaire iranien. Ces
trois questions n’ont certes rien d’inopiné ou d’inattendu. Le temps passant,
leur concentration spontanée de questions vitales tend à les lier en un seul
complexe de décisions en attente, où moment politique et moment stratégique
atteignent un même niveau de haute intensité, tant sur le plan national et
régional que sur le plan international.
D’ici peu, au rythme connu par l’extension des implantations
juives dans les territoires, plus de 400 000 Juifs y vivront à titre définitif,
atteignant un seuil démographique qui imprimera à ce flux un caractère
d’irréversibilité non comparable avec le précédent de l’enclave de Gaza (le
retrait organisé en 2005 par Sharon portait sur des foules bien inférieures).
La conséquence politique de ce processus peut se prédire sans difficulté :
il crée du non négociable entre Israël et l’Autorité palestinienne, ou plutôt,
il achève de détruire le peu de négociable concret qui subsistait entre eux. Ariel
Sharon avait dressé contre lui plus de la moitié du Likoud, son propre parti,
mais il se savait soutenu par les partisans, travaillistes et autres, de la
restitution ab integro des
territoires conquis en juin 1967. De là l’accession de Shimon Peres en juin
2007 à la présidence de l’État hébreu, symbole clair de cette entente dans les
actes sinon sur les valeurs. Dans la facilité avec laquelle Netanyahou couvre
depuis des années la politique inverse, il y a comme un air impitoyable de
revanche du Likoud sur… le Likoud, rendue possible par l’élimination du
travaillisme d’Oslo et le renforcement continu de la droite
« religieuse » à la droite du Likoud. Mais le choix de Netanyahou –
couvrir de son autorité la colonisation accélérée à l’est – manifeste déjà ses
effets irréversibles et délétères sur les relations
israélo-palestiniennes : non sans beaucoup d’ironie très amère, c’est une
caricature d’État binational judéo-arabe qui, de facto, émerge en Israël depuis quelques années, et du genre le
plus hétéroclite puisqu’il inclut, à l’intérieur de frontières provisoires et
autour d’une capitale contestée, des citoyens juifs et arabes, d’une part, et
les apatrides de fait que sont les Palestiniens des camps de réfugiés. Le
danger proprement politique de cette situation naît de la contradiction visible
entre la manière – créer le fait
accompli d’un État binational caricatural
– et le discours – manipuler la
perspective d’un État binational normal
–, tout en taisant la condition d’impossibilité
de toute résolution du conflit : le statut de Jérusalem n’est évidemment
pas négociable, lui aussi fait partie de l’irréversible et du non-dit depuis
juin 1967.
Même rétrécissement spectaculaire des marges de manœuvre de
l’État d’Israël face à la question internationale du nucléaire iranien.
Question doublement épineuse : après avoir longtemps hésité, les grandes
puissances, et à leur tête les États-Unis, ont fini par admettre qu’un Iran chiite
à capacité nucléaire militaire pouvait représenter pour elles, face à l’ensemble sunnite et aux communautés musulmanes
d’Asie centrale, un facteur de contrepoids régional
utile et fiable – mais ce pari stratégique et sécuritaire ne vaut que si pris
et risqué en mode tacite : dans
les faits et gestes, non dans le discours officiel. Il va de soi qu’Israël ne
peut entendre un tel raisonnement (et a bien failli le torpiller, il y a deux
ans, en laissant planer la menace d’un bombardement préventif des centres
iraniens de retraitement de l’uranium), mais devra s’incliner devant le nouveau
consensus stratégique en négociation entre les mollahs et le club des
stratégistes nucléaires, y compris les Russes. Dans cette conjoncture, le
privilège nucléaire d’Israël – disposer de l’arme nucléaire, mais ne pas devoir
le reconnaître – tourne à son désavantage politique, aussi bien au niveau
stratégique régional, face à l’Iran ou à tout autre candidat au statut de
puissance nucléaire, qu’au niveau international des transactions régulatrices.
Position d’autant plus scabreuse que l’Iran cherche à se doter d’une arme de
l’absurde : destinée à ne jamais servir qu’en irradiant ses alliés dans la
région en même temps que sa cible, « l’entité sioniste ». Jérusalem
se trouve ainsi engagé aujourd’hui dans la plus redoutable des parties de poker
menteur : à la communauté internationale, l’Iran veut imposer à l’arraché
son adhésion au club des militaires nucléaires – quand par ailleurs l’arme
nucléaire n’a pour lui de valeur que de prestige et aucune utilité tactique ou
stratégique, ce que, précisément, Israël ne peut que feindre d’ignorer.
Quant au troisième élément décisif, son caractère plus
symbolique que politique ou stratégique le distingue des deux précédents, il
ramène l’État d’Israël à l’histoire de ses origines puisqu’il s’agit d’inclure
(ou de ne pas inclure) dans la Loi organique qui tient lieu de constitution un
article ou un attendu qui définirait l’État d’Israël comme « État national
du peuple juif ». Sans entrer dans le détail concret de l’enjeu, il suffit
d’observer ici que ce débat relance maintenant
rien moins que la controverse des commencements
mêmes de l’État hébreu, et celles de ses fondements
dans la tradition juive. Et c’est bien le retour actuel de cette question fondatrice, dans l’espace public et
juridique, qui vaut événement puisque ce retour sur les origines de l’État et
sa nature a lieu en concomitance avec l’urgence politique de l’avenir des
territoires ex-jordaniens et avec l’urgence stratégique du nucléaire iranien.
Pourrait-on seulement imaginer coïncidence plus significative !
Cette coïncidence en vaut donc deux, et deux coïncidences
transforment une situation puisqu’elles ajoutent à un ensemble de données déjà
connues de tout nouveaux éléments d’interprétation. La double coïncidence des
trois questions vitales qui se posent à Israël dessine la passe, étroite, qu’abordent
maintenant les Juifs et les Arabes qui y vivent côte à côte sans y vivre encore
ensemble. Étroite, cette passe, car y interfèrent simultanément les trois
échelles de grandeur du politique : locale, régionale et internationale.
Tout concourt ainsi à lui donner la portée d’une refondation. Et à faire
présager de prochains retournements de l’inconfortable statu quo politique et
stratégique.
J.-L. Evard
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