Depuis que le gouvernement fédéral
mexicain a résolu, il y a deux semaines, de révoquer les polices locales de
l’État de Guerrero et de réembaucher leur personnel en le dispersant à
l’échelon sécuritaire national, le journalisme n’a plus cru digne de son attention
le soulèvement de l’opinion mexicaine traumatisée par le sort atroce des 43
étudiants enlevés, torturés et massacrés par les gangs mafieux infiltrés dans
l’administration. Pourtant, là-bas, sur le continent américain, l’épisode en
cours n’a rien qui ne doive suggérer une tendance lourde des sociétés
contemporaines, visible au grand jour, par exemple en Italie depuis des
décennies, ou en Chine depuis quelques années – pour nous en tenir à ces deux
exemples – et en progression accélérée ailleurs : l’installation de
l’économie mafieuse au plus secret du cœur des pouvoirs, suivie de sa
conséquence inéluctable, la corruption intime qui menace ou délite les appareils
gestionnaires et l’espace public. Le cas du Mexique prend une portée
particulière et exemplaire pour une raison précise : à cheval, depuis
l’abordage espagnol du XVIe siècle, sur l’Ancien et le Nouveau
Monde, cette vieille jeune nation pratique, sous régime de parti unique et
révolutionnaire depuis près d’un siècle, un genre d’économie dite mixte dont ne
faiblit guère le prestige de « troisième voie » sinuant et boitant
entre le tout-marché et le planisme. Le scandale qui paralyse le pouvoir
mexicain depuis des mois prend ainsi de lui-même, et par comparaison spontanée,
une véritable valeur géopolitique : comment penser, à l’échelle
internationale, tous styles ou tics économiques et politiques confondus, les
formes actuelles de la montée en puissance des mafias et autres
« cartels » ?
Au martyre
des 43 étudiants mexicains il ne manque aucun des traits caractéristiques des
opérations de terreur pratiquées à grande échelle par n’importe quel régime
totalitaire – dont, pour commencer par l’essentiel, le noyautage des forces de
police aux mains d’une pègre organisée en contre-société. Le fait bien connu
des ravages en tout genre exercés par le grand commerce de la drogue sur la
société mexicaine ne représente en l’occurrence que la variante locale d’un
phénomène bien plus profond : depuis que la pègre a commencé de
s’organiser en société parallèle, elle
a pu, de surcroît, offrir une force d’appoint à tous les techniciens de la
répression policière ou militaire en série quand ils se trouvent en situation d’exception, et dépourvus par
elle de leur savoir-faire acquis comme de leurs ressources juridiques ordinaires.
Les moments extrêmes de ce processus international et simultané parlent
d’eux-mêmes : enrôlement de la mafia contre les grévistes des années
d’entre-deux-guerres aux États-Unis, recrutement des troupes d’assaut
hitlériennes et de la petite hiérarchie des camps de concentration et
d’extermination nazis, cogestion des camps soviétiques par
l’« ordre » des « droit commun », comme l’a montré le grand
écrivain Chalamov dans ses Récits de la
Kolyma. La pègre, jusqu’au XXe siècle, n’avait vécu que hors la loi – cela même qui lui assura
sa brillante carrière littéraire en culture romantique. Pour des raisons qui
restent à préciser mais relèvent, à l’évidence, de la brutalisation de
l’existence en civilisation de masse industrialiste, la pègre va sortir alors de
son long exil de classe « infâme ». Tolstoï l’imaginait encore
reléguée aux confins de la société (Résurrection),
Dostoïevski, moins sentimental, le contredit dans ses Souvenirs de la maison des morts, en montrant que la pègre vit
parmi les hommes ordinaires, et qu’elle peut même s’y imposer pour des intrusions
ponctuelles – puisque sa religion personnelle et toute spontanée, le nihilisme,
y trouve des adeptes frottés de métaphysiques idéalistes tout aussi
expéditives. Gorki entendra la leçon (Les
Bas-fonds). Puis les mouvements totalitaires européens manifestent,
confirment et accélèrent la promotion de la pègre dans l’espace public :
ils en adoptent les codes – la « loi de la jungle » – qu’ils
introduisent dans le conflit politique en temps de guerre civile, ils
l’enrôlent au sein de leurs milices, ils en font l’agent principal, le
coadjuteur tout-puissant de la gestion de l’univers concentrationnaire, où
« tout est permis à condition de trouver une explication légale »
(comme le définit David Rousset, Les
Jours de notre mort, 1947, p. 70).
« Univers
concentrationnaire » : à David Rousset, auteur du livre éponyme paru
en 1946, on doit en effet d’avoir saisi, l’un des tout premiers, le principe
« institutionnel » et organique des camps, à savoir la véritable délégation de pouvoir consentie à la
pègre par l’« État total » en sa qualité de pénitencier généralisé à
l’ensemble de la société qu’il tyrannise. Rousset, d’une part, stabilise la
définition du milieu social jusque-là désigné par défaut : dans le camp
nazi, pègre, « tout ce qui se met en dehors des coutumes établies ;
ceux qui, d’une façon ou d’une autre, et le plus souvent illégalement,
échappaient au travail, au contrôle policier Et, enfin, une phalange
d’aventuriers, sans aucune justification et que la police [Lagerschutz] pourchassait avec obstination, qui risquaient le
fouet, le cachot ou la Strafkompanie »
(p. 50-51 de la réédition Minuit, 1965). Après la composition de la pègre et sa position
dans le quotidien du camp, sa fonction :
« Par leur nombre, les “droit commun” agissent souverainement. Ils rendent
impossibles et factices toutes les solidarités » (p. 70).
« L’aristocratie des détenus, jouissant de pouvoirs et de privilèges,
exerçant l’autorité […] un merveilleux instrument de corruption » (p.
111). Apparaît ici le mot clef : la pègre, là où elle sert d’instrument au
lieu de se reproduire en vase plus ou moins clos, opère en pur principe de
corruption, terme à entendre dans toutes
ses acceptions.
Avec ses Essais sur le monde du crime, Varlam Chalamov,
autre rescapé du même enfer version soviétique, consacrera une étude entière à
cet aspect fondamental de la terreur de style totalitaire, celle qui inverse l’échelle ordinaire des valeurs
de l’existence ordinaire : « Le poison de la pègre est effroyable. Il
corrompt tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Et tous ceux qui côtoient cet
univers respirent ce souffle pestilentiel » (trad. S. Benech, 1993, p.
36). « Voir les bas-fonds de la vie, ce n’est pas le plus effroyable. Le
plus horrible, c’est lorsque l’homme commence à sentir que ces bas-fonds sont
dans sa propre vie – et pour toujours –, quand il emprunte ses repères moraux à
son expérience du camp, quand la morale des truands s’applique à sa vie (Kolyma, trad. C. Fournier, 1980, I, p. 163).
On doit ainsi à Chalamov d’avoir enrichi
le tableau fonctionnel et institutionnel conçu par David Rousset de son volet
psychologique le plus aigu : « Toute la psychologie de la pègre
repose sur une observation ancienne, séculaire, des truands : jamais leurs
victimes ne commettront – ne peuvent même songer à commettre – les actes qu’ils
se font, eux, un plaisir de perpétrer, le cœur léger et l’âme tranquille,
chaque jour, à chaque instant. Là est leur force – dans une abjection sans
limites, dans l’absence de toute morale » (Essais…, p. 83).
Revenons,
maintenant, de ces premières annales raisonnées de la concentration de la pègre
mobilisée et uniformisée par les totalitaires dans les camps de travail et
d’extermination – et induisons. Nous reconnaissons sans peine un niveau stable
d’inhumanité imperturbable qui aura survécu à la promotion sociale de la pègre,
et qui se traduit par les raptus de
férocité préméditée dont des échos récurrents nous parviennent, soit à
l’échelle d’un massacre génocidaire orchestré par un « État
criminel » (Y. Ternon), soit à celle de représailles pour raisons de
guerre ou de razzia mafieuses. Dans les formes nouvelles de massification transnationale
des peuples, il se pourrait bien que se banalise l’outil d’inhumanité forgé par
les mouvements et les régimes totalitaires et laissé par eux en héritage
subliminal, en patrimoine comportemental : n’avait-il pas bénéficié, d’où
sa transmission à la postérité, d’une longue légitimation idéologique, au nom
de l’« homme nouveau » ou « aryen » ? Alan Bullock,
l’historien des totalitarismes comparés, y pensait déjà quand, à propos du
cercle des hitlériens et de ses souterrains, il évoquait une
« aristocratie des égouts ». Il reprenait ainsi l’observation antérieure
d’Eric Voegelin relevant « l’encanaillement des élites » sans les
progrès duquel la venue et le maintien au pouvoir des nationaux-socialistes
eussent été inintelligibles. Entre le régime des pleins pouvoirs délégués aux
truands armés en pouvoir criminel à peine occulte et, en régime tyrannique,
l’absence de tout contre-pouvoir – l’essence même du pouvoir totalitaire –, qui
ne verrait de lui-même l’affinité mécanique et mimétique des forces
d’attraction en jeu, leurs effets, leur portée, leur durée ?
J.-L. Evard
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