I
Qui se flatte qu’il y a des
philosophies de l’histoire caracole volontiers à travers les époques, ou les
traverse à bride abattue. Nous répétons : « La Guerre de Trente
ans », pour évoquer la guerre européenne qui commence en 1914 et s’achève
comme guerre mondiale en 1945 pour céder la place, jusqu’en 1990, à la Guerre
froide. Nous avons l’analogie facile, rapide, ce pli de lieu commun vient de
loin. Il nous coûte plus qu’il ne nous sert : nous écrivons l’histoire à
notre image, et ni plus ni moins intelligible qu’au premier jour elle nous le
rend bien, la commodité nous vaut peut-être la berlue. Son sens, s’il en était
un, s’ébauche dans les rapprochements et les parallèles qui, dans les
événements, construisent des séries, et dans ces séries, les catégories de
causes et d’effets sans lesquelles l’orientation de nos actes finirait par nous
échapper. Nous nous assurons ainsi de leur visibilité, mais c’est en les
conservant dans la lumière froide, dans le formol des mythes et de leur
imagerie d’Épinal.
Encore
faut-il aussi gager que plus dure un conflit, plus il ameute de causes et de
partis, et plus diminue l’espoir d’en donner un jour quelque idée intelligible
et bien consistante. Dans le cas de la Guerre de Trente ans n° 2, et pour s’en
tenir à la fonction analogique qu’elle remplit dès les débuts de sa mise en
circulation, tantôt comme référence littérale aux années 1618-1648 que conclut
le Traité de Westphalie, tantôt comme référence générique à la « guerre
civile européenne » : dans les deux cas, elle entre dans le langage
conventionnel des diplomates et des historiens dès l’hiver 1918-1919. Elle
reçoit son habilitation définitive en décembre 1919, quand paraît un livre qui,
en quelques semaines, cristallisera les
passions, en Europe et aux États-Unis : Les Conséquences économiques de la paix, de John M. Keynes. Négociateur
du Trésor britannique à la Conférence de la paix, il vient de démissionner de
ses fonctions ; avec ce brûlot il rend public son différend avec le
Cabinet de Lloyd George et règle ses comptes en librairie.
Keynes s’y
distingue aussi par son énergie de polémiste amateur du style relevé : à
l’image fort peu nationaliste de la « guerre civile européenne »,
récurrente dès les premières pages, il donne, bien avant les historiens des
années 1960 et leur suite, un impact qu’elle gardera, non seulement de par ses
prestiges auprès de l’opinion, mais aussi parce qu’elle lui sert d’arme
rhétorique pour défier des décideurs dont il déteste la politique mais respecte
la carrure (Clemenceau surtout). La veine des grands mémorialistes d’Ancien
Régime inspire encore cette prose quand bien même son auteur y argumente en
moderniste de l’économie de libre-échange réformée en politique de réparation
des dommages de guerre. En France, Keynes trouvera au moins deux contradicteurs
de talent égal au sien : quelques mois après la parution de son essai,
Jacques Bainville, aux éditions de l’Action Française dont, avec Maurras, il
est la tête pensante, publie Les
Conséquences politiques de la paix. En 1946, Raymond Aron, dans la
collection qu’il dirige aux éditions Gallimard, publie (et préface) La Paix calomniée ou les conséquences
économiques de monsieur Keynes, dont l’auteur, Étienne Mantoux, neveu du diplomate
secrétaire des négociations de Versailles en 1919-1920, est mort au combat en
avril 1945. Mantoux fait réplique, et minutieuse, aux thèses économiques et
politiques de Keynes. En bon connaisseur du différend entre les deux écoles, Aron,
pour faire apprécier et la consistance de son argument et sa propre adhésion,
ajoutera que Bainville aussi avait eu raison contre Keynes. (Qu’en revenant sur
le premier après-guerre Aron libéral se sente, au début du second, si proche de
Bainville monarchiste n’est pas la moins savoureuse des chausse-trapes de la
séquence ici envisagée : la Guerre de Trente ans n° 2 oppose des usages
différents du même stéréotype historique, mais peut rapprocher des adversaires
idéologiques.)
Ces quatre
textes ne parcourent pas seulement les deux guerres mondiales comme les
variantes analogiques d’une même Grande Guerre : guerre européenne et
« civile » étendue à l’Amérique et à la Russie, l’analogie consistant
tout d’abord à représenter la guerre entre empires et États d’Europe comme une
guerre intestine. Mais cette première analogie, qui comme toute analogie ne
vaut que par raccourci, en introduit une seconde, plus risquée encore : le
rapprochement avec la guerre du Péloponnèse, à travers Thucydide (ou, chez
Mantoux, avec les guerres puniques). En deux métaphores ou deux condensations
figurales, on passe ainsi du « monde » grec au « monde »
européen, et du « monde » européen, au « monde »
euraméricain et au « monde » eurasiatique. La Grande Guerre de
référence renvoie ainsi à son tour à une Grande Guerre de toujours, la plus
Grande, qui est la plus récente, à la plus Ancienne – selon le principe de la
mise en abîme, du renvoi à l’infini, comme le lecteur de Thucydide retrouvant
sur les frises du Parthénon des Grecs, qui sont des Titans ou des Lapithes,
combattant entre eux comme Sparte et Athènes. Grec, européen, américain, ces
mondes à la fois historiques et mythologiques, qu’ont-ils donc de commun qui
autorise l’imaginaire – ou le force – à les assembler en dépit de leur
disparité ? Sans doute ce trait typologique-ci, avant tout autre : tous
ces mondes voient des empires s’opposer, et ces empires prendre la tête de
coalitions rassemblant des nations et des nationalités. Or, nous les récepteurs de ces chaînes
métaphoriques anciennes mais vivaces, quel usage pouvons-nous nous en accorder,
si du moins nous voulons que notre pensée reste maîtresse des figures et des
catégories qu’elle superpose à la matérialité fluide et fugace de l’expérience
en vue de l’interpréter, mais au risque de les confondre avec elle ? Comment
actualiser la différence politique de la paix et de la guerre, non pas dans la
langue des Grecs ou dans celle de Bossuet, mais en regard de nos contraintes
présentes, celles dictées par notre recherche obsessionnelle de la puissance
technique avant toute autre ? Comment démonter la poupée gigogne des Grandes Guerres
en série sans fin – sans autre fin que leur horizon mythique et
mythologique ?
II
Pour l’essentiel, qu’objectent donc
Bainville, Mantoux et Aron à Keynes ? Qu’il dénature le sens du conflit,
et pense en « économiste », non en stratège. On comprend alors
pourquoi Aron aura fait traduire et publier Mantoux : en 1947, peu avant
le blocus de Berlin par les Russes, on débat déjà du futur « plan
Marshall ». Les nations qui sortent à peine de la Seconde Guerre mondiale
reconnaissent, face à ses ravages et à ses ruines, ce qu’elles avaient vécu
trente ans plus tôt, et pressentent que ce déjà-vu signale pire encore (Mantoux
faisant mention du grand massacre des Juifs dans les camps nazis). Du plan
Marshall et de son arrière-plan géopolitique, elles ont toutes les raisons de
remonter à ses précédents : le ravitaillement américain, en armes et en
crédit pour les Alliés, dès 1916, puis la division entre Alliés, dès 1918,
quant à la construction du nouvel ordre européen après disparition de trois
empires (Romanov, Habsburg, Hohenzollern). Nous lisons ainsi quatre auteurs en
forte connivence métaphorique, si vives soient par ailleurs leurs controverses
de vainqueurs en désaccord de fond sur la nature de leur victoire. Pour
Bainville, nationaliste disciple de Richelieu et de Vergennes, le Traité de
Versailles annule l’avantage français puisqu’il laisse intacte la structure
constitutionnelle du Reich unifié en 1871 ; pour Keynes (à cette date,
encore économiste néo-manchestérien), le nouvel ordre européen n’en sera un
véritable qu’à la condition de garantir le retour au libre-échange, à égalité
pour les vainqueurs et les vaincus – que la wilsonienne Société des Nations
doit rassembler en une communauté juridique ; pour Mantoux, les arguments proprement
économiques de Keynes, outre que, chiffres à l’appui, il en nie la pertinence,
masquent un discours british typique,
soucieux d’interdire les mers à l’Allemagne mais point hostile de principe à sa
puissance sur le continent eurasiatique. En réalité, dans le langage des taux
et des pourcentages, de l’agio et du leasing, nos controversistes disputent
de la nature de l’équilibre entre
grandes puissances. S’entendent-ils quand ils l’invoquent ? Ou bien,
créent-ils, prolongent-ils un malentendu – et lequel ? – du fait même que,
parlant d’équilibre, ils ne cessent de le modifier – et pérennisent alors, à
leur insu, le déséquilibre qu’ils redoutent ?
Nous ne
pourrons résister à l’attraction analogique du mythe qui commande l’écriture de
l’histoire (percevoir l’ombre du Péloponnèse sur l’Alsace-Lorraine, ou celle de
Carthage sur Berlin) que si d’abord nous nous affranchissons du Soupçon, de la
psychologie du Soupçon qui, même sous la plume des théoriciens aguerris, enferme
alliés et ennemis dans l’usage adroit ou maladroit du double langage, dans la
manipulation du discours en outil de propagande subtil ou grossier. Certes
Keynes parle-t-il en disciple de la tradition manchestérienne, certes Wilson
s’imagine-t-il élu à la tête des Nations par le Dieu de ses conciliabules avec
Lui, certes Clemenceau hérite-t-il de la théorie girondine et bourbonienne des
frontières naturelles de la France… Mais ces postures, qui sont aussi des
stéréotypies et par là des mythes en acte, n’expriment pas seulement des
« intérêts », les « mobiles » qui ameutent les moralistes
au nom de la critique dite idéologique par ces philosophes censés par eux-mêmes
ne penser, depuis Rousseau, qu’au nom angélique de l’Universel. Ces postures, en effet, échappent aussi en
partie à la volonté de leurs acteurs : Keynes n’est pas simplement british, il l’est beaucoup trop, de même
que Wilson et Clemenceau finissent par camper un Américain et un Français
outranciers. Une part de la mise en scène échappe au contrôle et au calcul des
dramaturges. C’est cet excès, ce débordement, cet échappement, qu’il faut
savoir reconnaître et s’expliquer puisqu’ils se produisent là-même où la
volonté entend au contraire s’assurer sans faille de la totalité et du détail
de ses décisions. Comme si le discrédit où chacun tente de compromettre toute
autre posture que la sienne signalait ce qui échappe à la volonté de tous, et
la caricature : l’équilibre des grandes puissances, cette valeur
stratégique des empires en concurrence, les détermine, les prédestine à l’usage
– pour le moins dangereux – de la fonction analogique et de ses raccourcis
mythologiques. Comme si une norme commune et reconnue depuis des générations –
l’équilibre des pouvoirs – exerçait à l’insu de ses pratiquants quelque
impalpable effet pervers, dont l’emprise maligne les condamnait à s’intenter
d’interminables procès d’intention au rendement intellectuel et moral des plus
nuls.
Prenons
par exemple, dans l’ensemble des quatre textes de guerre ici considérés, le cas
de Raymond Aron préfacier en 1946 d’Étienne Mantoux lui-même en controverse avec
le Keynes de 1919. Aron, quelques mois après sa préface, se fera le défenseur
ardent, inconditionnel, et du plan Marshall et du plan Monnet-Schumann de Communauté
européenne du charbon et de l’acier – prélude aux étapes de la constitution de
l’Ouest européen en un corps politico-économique hybride, la Communauté
européenne. Pour étayer son plaidoyer à la fois européen et antitotalitaire
(les deux objectifs du plan Marshall), Aron recourt souvent, dans ses
éditoriaux du Figaro, à la formule du
« grand espace » en question dans cet après-guerre qui se joue aussi
comme une entrée en Guerre froide. L’Europe, dit Aron, ne trouvera le salut que
sous la forme nouvelle du « grand espace » – par quoi il entend à la
fois l’équivalent d’une zone de libre-échange, dans le long terme, et, dans le
court terme, celui d’une région stratégique placée sous l’appui nucléaire
américain, face à l’URSS. Ce qu’Aron ne dit pas, et sans doute ne peut pas
dire : le schéma économique et stratégique du « grand espace » a
une préhistoire et une tradition, il n’est pas trouvaille de circonstance, son
principe (transfrontalier et impérial) provient des plans du pangermanisme
prévoyant, dès la fin du XIXe siècle, l’extension de l’hégémonie
allemande vers le Mitteleuropa et vers
les Pays flamands, belges et français. Les hitlériens et la Wehrmacht
l’adopteront et le feront leur, à l’heure du coup de Prague et jusqu’à leur
défaite. Au « grand espace » des écrivains pangermanistes, les contributions
de Carl Schmitt, rallié dès mars 1933 à la NSDAP, avaient entretemps assuré une
carrière à toute épreuve, une autorité sans laquelle Aron, excellent germaniste
mais stratégiste gourmand, y aurait d’abord regardé à deux fois avant d’ouvrir
le pot de confiture et ses toxines.
En somme,
Aron, situé en aval de la chaîne
métaphorique des Conséquences économiques
et politiques de la Grande Guerre, se réfère tacitement à l’amont de cette chaîne. Keynes, en effet,
en 1919, oppose à Clemenceau le principe d’un « grand espace » (de
libre échange, mais supervisé par les grandes puissances…), comme Aron le fait,
trente ans plus tard. Mais l’un et l’autre utilisent ainsi le concept et la
perspective mêmes qui, en Allemagne, habillaient le projet pangermaniste
d’offensive commerciale et militaire sur le continent – projet géopolitique
que, dès avant la Grande Guerre, des analystes avertis comme Cheradame ou
Schwob avaient évalué à sa véritable portée d’hégémonie impériale, facteur
évident de déséquilibre. L’historien du « grand espace » doit donc
bien le constater : la même construction conceptuelle et stratégique,
selon le moment et l’espace-temps de sa mise en œuvre, passera en un siècle par
les interprétations les plus contraires, servira les fonctions les plus
dissemblables : le pacifisme de Keynes, le trans-nationalisme völkisch, l’internationalisme
rooseveltien… Il n’est pas d’empire industriel et industrialiste qui n’ait
tenté sa chance au nom du « grand espace ». Est-il zone de
« libre échange » ? Oui, voyez-le avec les yeux de Keynes.
Est-il sésame stratégique d’un impérialisme en puissance ou en action ?
Oui aussi, voyez Hugo von Claas et Friedrich Naumann. Aucun espace-temps
impérial n’aura gardé longtemps sa mainmise sur
cette Toison d’or. L’affinité mythologique des Grandes Guerres limite la
perspicacité de leurs stratèges et abrège la portée de leurs leçons.
J.-L. Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire