lundi 17 novembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (14) : l'après-guerre à répétition


I
Qui se flatte qu’il y a des philosophies de l’histoire caracole volontiers à travers les époques, ou les traverse à bride abattue. Nous répétons : « La Guerre de Trente ans », pour évoquer la guerre européenne qui commence en 1914 et s’achève comme guerre mondiale en 1945 pour céder la place, jusqu’en 1990, à la Guerre froide. Nous avons l’analogie facile, rapide, ce pli de lieu commun vient de loin. Il nous coûte plus qu’il ne nous sert : nous écrivons l’histoire à notre image, et ni plus ni moins intelligible qu’au premier jour elle nous le rend bien, la commodité nous vaut peut-être la berlue. Son sens, s’il en était un, s’ébauche dans les rapprochements et les parallèles qui, dans les événements, construisent des séries, et dans ces séries, les catégories de causes et d’effets sans lesquelles l’orientation de nos actes finirait par nous échapper. Nous nous assurons ainsi de leur visibilité, mais c’est en les conservant dans la lumière froide, dans le formol des mythes et de leur imagerie d’Épinal.
Encore faut-il aussi gager que plus dure un conflit, plus il ameute de causes et de partis, et plus diminue l’espoir d’en donner un jour quelque idée intelligible et bien consistante. Dans le cas de la Guerre de Trente ans n° 2, et pour s’en tenir à la fonction analogique qu’elle remplit dès les débuts de sa mise en circulation, tantôt comme référence littérale aux années 1618-1648 que conclut le Traité de Westphalie, tantôt comme référence générique à la « guerre civile européenne » : dans les deux cas, elle entre dans le langage conventionnel des diplomates et des historiens dès l’hiver 1918-1919. Elle reçoit son habilitation définitive en décembre 1919, quand paraît un livre qui, en  quelques semaines, cristallisera les passions, en Europe et aux États-Unis : Les Conséquences économiques de la paix, de John M. Keynes. Négociateur du Trésor britannique à la Conférence de la paix, il vient de démissionner de ses fonctions ; avec ce brûlot il rend public son différend avec le Cabinet de Lloyd George et règle ses comptes en librairie.
Keynes s’y distingue aussi par son énergie de polémiste amateur du style relevé : à l’image fort peu nationaliste de la « guerre civile européenne », récurrente dès les premières pages, il donne, bien avant les historiens des années 1960 et leur suite, un impact qu’elle gardera, non seulement de par ses prestiges auprès de l’opinion, mais aussi parce qu’elle lui sert d’arme rhétorique pour défier des décideurs dont il déteste la politique mais respecte la carrure (Clemenceau surtout). La veine des grands mémorialistes d’Ancien Régime inspire encore cette prose quand bien même son auteur y argumente en moderniste de l’économie de libre-échange réformée en politique de réparation des dommages de guerre. En France, Keynes trouvera au moins deux contradicteurs de talent égal au sien : quelques mois après la parution de son essai, Jacques Bainville, aux éditions de l’Action Française dont, avec Maurras, il est la tête pensante, publie Les Conséquences politiques de la paix. En 1946, Raymond Aron, dans la collection qu’il dirige aux éditions Gallimard, publie (et préface) La Paix calomniée ou les conséquences économiques de monsieur Keynes, dont l’auteur, Étienne Mantoux, neveu du diplomate secrétaire des négociations de Versailles en 1919-1920, est mort au combat en avril 1945. Mantoux fait réplique, et minutieuse, aux thèses économiques et politiques de Keynes. En bon connaisseur du différend entre les deux écoles, Aron, pour faire apprécier et la consistance de son argument et sa propre adhésion, ajoutera que Bainville aussi avait eu raison contre Keynes. (Qu’en revenant sur le premier après-guerre Aron libéral se sente, au début du second, si proche de Bainville monarchiste n’est pas la moins savoureuse des chausse-trapes de la séquence ici envisagée : la Guerre de Trente ans n° 2 oppose des usages différents du même stéréotype historique, mais peut rapprocher des adversaires idéologiques.)
Ces quatre textes ne parcourent pas seulement les deux guerres mondiales comme les variantes analogiques d’une même Grande Guerre : guerre européenne et « civile » étendue à l’Amérique et à la Russie, l’analogie consistant tout d’abord à représenter la guerre entre empires et États d’Europe comme une guerre intestine. Mais cette première analogie, qui comme toute analogie ne vaut que par raccourci, en introduit une seconde, plus risquée encore : le rapprochement avec la guerre du Péloponnèse, à travers Thucydide (ou, chez Mantoux, avec les guerres puniques). En deux métaphores ou deux condensations figurales, on passe ainsi du « monde » grec au « monde » européen, et du « monde » européen, au « monde » euraméricain et au « monde » eurasiatique. La Grande Guerre de référence renvoie ainsi à son tour à une Grande Guerre de toujours, la plus Grande, qui est la plus récente, à la plus Ancienne – selon le principe de la mise en abîme, du renvoi à l’infini, comme le lecteur de Thucydide retrouvant sur les frises du Parthénon des Grecs, qui sont des Titans ou des Lapithes, combattant entre eux comme Sparte et Athènes. Grec, européen, américain, ces mondes à la fois historiques et mythologiques, qu’ont-ils donc de commun qui autorise l’imaginaire – ou le force – à les assembler en dépit de leur disparité ? Sans doute ce trait typologique-ci, avant tout autre : tous ces mondes voient des empires s’opposer, et ces empires prendre la tête de coalitions rassemblant des nations et des nationalités.  Or, nous les récepteurs de ces chaînes métaphoriques anciennes mais vivaces, quel usage pouvons-nous nous en accorder, si du moins nous voulons que notre pensée reste maîtresse des figures et des catégories qu’elle superpose à la matérialité fluide et fugace de l’expérience en vue de l’interpréter, mais au risque de les confondre avec elle ? Comment actualiser la différence politique de la paix et de la guerre, non pas dans la langue des Grecs ou dans celle de Bossuet, mais en regard de nos contraintes présentes, celles dictées par notre recherche obsessionnelle de la puissance technique avant toute autre ? Comment démonter la poupée gigogne des Grandes Guerres en série sans fin – sans autre fin que leur horizon mythique et mythologique ?

II
Pour l’essentiel, qu’objectent donc Bainville, Mantoux et Aron à Keynes ? Qu’il dénature le sens du conflit, et pense en « économiste », non en stratège. On comprend alors pourquoi Aron aura fait traduire et publier Mantoux : en 1947, peu avant le blocus de Berlin par les Russes, on débat déjà du futur « plan Marshall ». Les nations qui sortent à peine de la Seconde Guerre mondiale reconnaissent, face à ses ravages et à ses ruines, ce qu’elles avaient vécu trente ans plus tôt, et pressentent que ce déjà-vu signale pire encore (Mantoux faisant mention du grand massacre des Juifs dans les camps nazis). Du plan Marshall et de son arrière-plan géopolitique, elles ont toutes les raisons de remonter à ses précédents : le ravitaillement américain, en armes et en crédit pour les Alliés, dès 1916, puis la division entre Alliés, dès 1918, quant à la construction du nouvel ordre européen après disparition de trois empires (Romanov, Habsburg, Hohenzollern). Nous lisons ainsi quatre auteurs en forte connivence métaphorique, si vives soient par ailleurs leurs controverses de vainqueurs en désaccord de fond sur la nature de leur victoire. Pour Bainville, nationaliste disciple de Richelieu et de Vergennes, le Traité de Versailles annule l’avantage français puisqu’il laisse intacte la structure constitutionnelle du Reich unifié en 1871 ; pour Keynes (à cette date, encore économiste néo-manchestérien), le nouvel ordre européen n’en sera un véritable qu’à la condition de garantir le retour au libre-échange, à égalité pour les vainqueurs et les vaincus – que la wilsonienne Société des Nations doit rassembler en une communauté juridique ; pour Mantoux, les arguments proprement économiques de Keynes, outre que, chiffres à l’appui, il en nie la pertinence, masquent un discours british typique, soucieux d’interdire les mers à l’Allemagne mais point hostile de principe à sa puissance sur le continent eurasiatique. En réalité, dans le langage des taux et des pourcentages, de l’agio et du leasing, nos controversistes disputent de la nature de l’équilibre entre grandes puissances. S’entendent-ils quand ils l’invoquent ? Ou bien, créent-ils, prolongent-ils un malentendu – et lequel ? – du fait même que, parlant d’équilibre, ils ne cessent de le modifier – et pérennisent alors, à leur insu, le déséquilibre qu’ils redoutent ?
Nous ne pourrons résister à l’attraction analogique du mythe qui commande l’écriture de l’histoire (percevoir l’ombre du Péloponnèse sur l’Alsace-Lorraine, ou celle de Carthage sur Berlin) que si d’abord nous nous affranchissons du Soupçon, de la psychologie du Soupçon qui, même sous la plume des théoriciens aguerris, enferme alliés et ennemis dans l’usage adroit ou maladroit du double langage, dans la manipulation du discours en outil de propagande subtil ou grossier. Certes Keynes parle-t-il en disciple de la tradition manchestérienne, certes Wilson s’imagine-t-il élu à la tête des Nations par le Dieu de ses conciliabules avec Lui, certes Clemenceau hérite-t-il de la théorie girondine et bourbonienne des frontières naturelles de la France… Mais ces postures, qui sont aussi des stéréotypies et par là des mythes en acte, n’expriment pas seulement des « intérêts », les « mobiles » qui ameutent les moralistes au nom de la critique dite idéologique par ces philosophes censés par eux-mêmes ne penser, depuis Rousseau, qu’au nom angélique de l’Universel. Ces postures, en effet, échappent aussi en partie à la volonté de leurs acteurs : Keynes n’est pas simplement british, il l’est beaucoup trop, de même que Wilson et Clemenceau finissent par camper un Américain et un Français outranciers. Une part de la mise en scène échappe au contrôle et au calcul des dramaturges. C’est cet excès, ce débordement, cet échappement, qu’il faut savoir reconnaître et s’expliquer puisqu’ils se produisent là-même où la volonté entend au contraire s’assurer sans faille de la totalité et du détail de ses décisions. Comme si le discrédit où chacun tente de compromettre toute autre posture que la sienne signalait ce qui échappe à la volonté de tous, et la caricature : l’équilibre des grandes puissances, cette valeur stratégique des empires en concurrence, les détermine, les prédestine à l’usage – pour le moins dangereux – de la fonction analogique et de ses raccourcis mythologiques. Comme si une norme commune et reconnue depuis des générations – l’équilibre des pouvoirs – exerçait à l’insu de ses pratiquants quelque impalpable effet pervers, dont l’emprise maligne les condamnait à s’intenter d’interminables procès d’intention au rendement intellectuel et moral des plus nuls.
Prenons par exemple, dans l’ensemble des quatre textes de guerre ici considérés, le cas de Raymond Aron préfacier en 1946 d’Étienne Mantoux lui-même en controverse avec le Keynes de 1919. Aron, quelques mois après sa préface, se fera le défenseur ardent, inconditionnel, et du plan Marshall et du plan Monnet-Schumann de Communauté européenne du charbon et de l’acier – prélude aux étapes de la constitution de l’Ouest européen en un corps politico-économique hybride, la Communauté européenne. Pour étayer son plaidoyer à la fois européen et antitotalitaire (les deux objectifs du plan Marshall), Aron recourt souvent, dans ses éditoriaux du Figaro, à la formule du « grand espace » en question dans cet après-guerre qui se joue aussi comme une entrée en Guerre froide. L’Europe, dit Aron, ne trouvera le salut que sous la forme nouvelle du « grand espace » – par quoi il entend à la fois l’équivalent d’une zone de libre-échange, dans le long terme, et, dans le court terme, celui d’une région stratégique placée sous l’appui nucléaire américain, face à l’URSS. Ce qu’Aron ne dit pas, et sans doute ne peut pas dire : le schéma économique et stratégique du « grand espace » a une préhistoire et une tradition, il n’est pas trouvaille de circonstance, son principe (transfrontalier et impérial) provient des plans du pangermanisme prévoyant, dès la fin du XIXe siècle, l’extension de l’hégémonie allemande vers le Mitteleuropa et vers les Pays flamands, belges et français. Les hitlériens et la Wehrmacht l’adopteront et le feront leur, à l’heure du coup de Prague et jusqu’à leur défaite. Au « grand espace » des écrivains pangermanistes, les contributions de Carl Schmitt, rallié dès mars 1933 à la NSDAP, avaient entretemps assuré une carrière à toute épreuve, une autorité sans laquelle Aron, excellent germaniste mais stratégiste gourmand, y aurait d’abord regardé à deux fois avant d’ouvrir le pot de confiture et ses toxines.
En somme, Aron, situé en aval de la chaîne métaphorique des Conséquences économiques et politiques de la Grande Guerre, se réfère tacitement à l’amont de cette chaîne. Keynes, en effet, en 1919, oppose à Clemenceau le principe d’un « grand espace » (de libre échange, mais supervisé par les grandes puissances…), comme Aron le fait, trente ans plus tard. Mais l’un et l’autre utilisent ainsi le concept et la perspective mêmes qui, en Allemagne, habillaient le projet pangermaniste d’offensive commerciale et militaire sur le continent – projet géopolitique que, dès avant la Grande Guerre, des analystes avertis comme Cheradame ou Schwob avaient évalué à sa véritable portée d’hégémonie impériale, facteur évident de déséquilibre. L’historien du « grand espace » doit donc bien le constater : la même construction conceptuelle et stratégique, selon le moment et l’espace-temps de sa mise en œuvre, passera en un siècle par les interprétations les plus contraires, servira les fonctions les plus dissemblables : le pacifisme de Keynes, le trans-nationalisme völkisch, l’internationalisme rooseveltien… Il n’est pas d’empire industriel et industrialiste qui n’ait tenté sa chance au nom du « grand espace ». Est-il zone de « libre échange » ? Oui, voyez-le avec les yeux de Keynes. Est-il sésame stratégique d’un impérialisme en puissance ou en action ? Oui aussi, voyez Hugo von Claas et Friedrich Naumann. Aucun espace-temps impérial n’aura gardé longtemps sa mainmise sur  cette Toison d’or. L’affinité mythologique des Grandes Guerres limite la perspicacité de leurs stratèges et abrège la portée de leurs leçons.
J.-L. Evard

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