samedi 15 novembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (13) : fabrication de la classe 1934

Le 27 novembre 1914, le 3e Bureau de l’État-Major des armées adresse aux généraux commandant les corps d’armée sur le front la note de service suivante :
La guerre de « Nation Armée » que nous soutenons et qui doit maintenir la France a mis en évidence des conséquences lointaines imprévues qu’il faut savoir envisager et révélé des nécessités qu’il importe de prévoir afin de n’être pas surpris, le moment venu.
Ainsi, la présence sous les drapeaux de toute la population virile du pays aurait pour résultat, si certaines mesures judicieuses n’étaient pas prises, non seulement de diminuer, mais même en cas de prolongation suffisante de la guerre, de rendre presque nulle la natalité pendant l’année 1914-1915. La France se trouverait ainsi privée de toute une classe de recrutement en 1934, ce qui créerait à ce moment-là un danger considérable pour la défense nationale.
Or, il ne suffit pas de songer au présent, il faut songer à l’avenir ; en conséquence, il y a lieu, dès à présent, de remédier à ce danger.
D’après l’interrogatoire d’un prisonnier, les Allemands auraient déjà, dans cet ordre d’idées, pris certaines mesures. C’est ainsi qu’un certain nombre de femmes d’hommes sous les drapeaux ont été transportées gratuitement dans les cantonnements de rafraîchissement où se trouvaient leurs maris, et ont été autorisées à y séjourner quatre ou cinq jours.
Ce moyen ne conviendrait pas à notre caractère, mais il semble qu’il est possible de profiter de la période de stationnement pour envoyer en permission de quelques jours, par séries, les hommes mariés actuellement sous les drapeaux. La durée de la permission ne peut être fixée d’une manière absolue. Elle dépend évidemment de la longueur du trajet effectué. En tout cas, pour atteindre le but poursuivi, elle doit être calculée de manière que les intéressés puissent passer quatre nuits chez eux.
Les Généraux commandant les Corps d’armée restent libres, suivant la situation dans laquelle se trouvent leurs troupes, de régler ces départs en permission à la condition de conserver toujours des effectifs de 2 500 hommes par régiment.
Des théories seront faites aux permissionnaires avant leur départ, pour leur faire bien comprendre le but patriotique que l’on se propose, en leur accordant cette faveur et il sera fait appel à toute leur conscience pour que le résultat réponde à l’espoir que le pays fonde sur cette mesure bienveillante.
Il doit être bien entendu que ces permissions ne seront pas renouvelées.
Le départ des hommes aura lieu par les trains de ravitaillement journaliers. Pour la rentrée, ils auront à rejoindre la G. R. [gendarmerie régimentaire ?] qui les formera en détachements et les rapatriera sur leurs Corps respectifs.

Les archives visitées par les historiens n’offrent pas souvent des documents parlant aussi bien par eux-mêmes. Dans le cas présent, la Note de service conçue par les officiers de Joffre amène en outre deux séries de remarques.
La première tient à une observation par défaut : dans toute la littérature théorique que produisent en librairie, au bout de quelques mois de terrain seulement, les formes extrêmes de la Grande Guerre, on ne trouvera aucune pensée démographique de l’événement, et en tout cas pas dans la perspective systématique et administrative de cette Note de service. Ni chez René Quinton, ni chez Alphonse Séché, ni chez Léon Daudet les hécatombes de la guerre n’ont stimulé la projection en durée longue dont l’État-Major français répercute ici la leçon et la mécanique lui venant de l’adversaire. Plus significatif encore : ni Hindenburg ni Ernst Jünger, les deux écrivains allemands importants de la guerre totale, n’en souffleront mot non plus dans leurs écrits respectifs. En lui-même, le silence ainsi observé appelle sans le moindre doute réflexion approfondie, portant sur la nature réelle de la Grande Guerre dans la conscience de ceux qui la vivent. On s’en convainc par contraste quand on relit le texte publié en 1897 en Grande-Bretagne par Paul Valéry, « Une conquête méthodique », et réédité par lui en septembre 1915. Il reprenait, en les généralisant, les annotations d’un Britannique, E. Williams, et d’un Français, M. Schwob, sur les sciences de la guerre en tradition prussienne, étendues à l’empire allemand : « L’organisation de la prépondérance militaire est l’œuvre du grand état-major. C’est dans la conception de ces bureaux célèbres que l’exemple le plus éclatant de méthode se découvre. Ce sont véritablement des usines de victoires. On y rencontre la division du travail intellectuel la plus rationnelle, l’attention d’esprits spéciaux constamment fixée sur la variation des moindres circonstances profitables, l’extension de cette recherche à des sujets qui d’abord paraissent étrangers aux études techniques, la science militaire agrandie jusqu’à la politique générale – jusqu’à l’économie – car “la guerre se fait de toutes parts”. La méthode est sévèrement appliquée à tous les pays. On soumet chaque territoire à une analyse totale, science par science. On va de la géologie, qui donne la nature du sol, la richesse foncière, ses cultures, ses voies, ses défenses naturelles, jusqu’à l’histoire qui fournit les éléments de la connaissance psychologique et politique, et qui enseigne les dissensions intérieures, les idées indigènes. Tous les pays sont ainsi classés, correctement définis. Ils sont réduits à des groupes d’abstractions propres à tous les calculs […] Chaque nation est alors considérée comme une machine produisant de l’énergie militaire […]. » De là à penser que le « socialisme de guerre », comme le dit Valéry, fut pensé par ce jeune homme d’alors 26 ans et vingt ans avant la réalisation de ces pronostics, il n’y a qu’un pas – et qu’une question : pourquoi lui ? et pourquoi pas les stratèges ? On mesure sans peine la portée longue de cette question pour tout esprit sérieux et curieux de l’histoire de la guerre totale et de ses variétés selon les pays et les périodes.
La seconde remarque portera sur la source du document ici transcrit : il provient du Journal tenu durant les dix-huit premiers mois de la Grande Guerre par Jacques Bainville, un des dirigeants de l’Action Française. Quel commentaire fait-il de la Note des officiers de Joffre, après qu’il l’a retranscrite tout entière ? « Inutile  d’ajouter que cette circulaire inspire des plaisanteries joyeuses, dans l’armée et dans le public, au vieil esprit de gauloiserie » (p. 284 de l’édition Bartillat). La non-conscience du sens profond de la situation s’affiche-t-elle ici avec limpidité ? On répondra « non » et l’on jugera que ce badinage est insignifiant si on ne tient compte que du document hors ses contextes. Mais le contexte choisi par Bainville, à la source donc, indique sans doute possible où l’historien situe et comment il évalue le document qui le retient : il vient tout juste d’évoquer la condition des femmes violées par la soldatesque, en Belgique et dans le Nord français, et qui vont bientôt mettre à terme. Que faire des enfants, se demande Bainville. À l’évidence, s’il cite ensuite et sans transition, in extenso, la circulaire du 3e Bureau, c’est qu’il compte sur l’efficacité persuasive de ce montage patriotique : l’envahisseur viole, l’envahi pratique l’eugénisme. Si on se souvient que la carrière intellectuelle de Bainville, entre Maurras et l’Académie où il entre peu avant sa mort en 1936, tint à un seul objet de sa flamme et de son sentiment : la question de l’Allemagne dans l’ordre de l’Europe –, on discerne, dans le cas particulier qui nous occupe, un type d’entendement politique et stratégique. Devant la nouvelle « machine produisant de l’énergie militaire »,  ce type d’esprit pèche moins par manichéisme patriotique que par anachronisme. De toutes les atrocités de la guerre qui l’occupent, il enregistre celle de la guerre menée par le masculin au féminin – guerre sans âge. Quant à la forme politique prise pour la première fois par elle – la gestion directe et prospective de la fécondité nationale par l’autorité militaire –, elle lui échappe.
J.-L Evard

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