jeudi 27 novembre 2014

Méditation quantique (5)

On ne peut guère penser l’exploration de la sphère terrestre par les grands découvreurs sans celle des sphères célestes par les astronomes leurs contemporains. Les deux genres d’expédition, l’outre-mer et l’outre-ciel se complétaient, ce qui, en peu de temps, leur donne leur assiette : les Européens de la même génération s’assurèrent aussi bien de la forme de la Terre et du principe géographique de l’insularité des continents que de son orbite concentrique à celle d’autres planètes en révolution héliocentrique. En quelques dizaines d’années, ils avaient changé d’image du monde, mutation qui en déclenche d’autres tout aussi décisives, à commencer par l’essor soudain des sciences expérimentales de la nature et par l’autorité qui leur revient peu à peu, aux dépens de la tradition et de la transmission dogmatiques.
L’âge électrique et électronique où nous vivons depuis plus d’un siècle n’a pas moindre portée, ses conséquences non plus – mais nous commençons tout juste à les mesurer, à saisir leurs corrélations. Les deux grandes secousses, celle du XVIe et celle du XXe siècle, se ressemblent pourtant par un trait bien fait pour ne laisser personne en repos : elles soumettent notre existence à une instabilité grandissante. Avec la réforme copernicienne de l’espace-temps, qui permet la maîtrise des surfaces transocéaniques (compas et horloge nautique), nous ancrions la Terre à l’industrie du transport et nous commencions de l’habiter et de la coloniser tout autrement : il nous plut de la parcourir et sillonner autant que de nous y enraciner. Avec l’industrialisation de l’énergie électrique (onde qui sert d’interface et d’information aux solides et aux fluides du vivant, quelle qu’en soit l’échelle de grandeur), nous réaménageons notre biotope en un réseau de transmission.
Du néolithique d’où nous venons à l’électronique où nous allons, comment ne pas reconnaître la figure du mouvement d’ensemble, sa direction ? Parti d’une surface immense, sauvage, non mesurable, l’homo sapiens se reproduit désormais entre des interfaces d’espace-temps, où compte de moins en moins Gaia, la planète Terre des débuts, et de plus en plus le multivers amorphe, les horizons illimités et simulés découverts par la physique relativiste et quantique, cette science royale des pratiques et flux de la transmission qui détrône les sciences de l’habitat et celles du transport. Direction, dis-je – mais aussi : pulsion, compulsion – orientations faites de dérivations, réflexion faite d’inattention.
D’une mutation à l’autre, en dépit des discontinuités par elles introduites dans l’évolution anthropologique, des similitudes fortes autorisent donc à conjecturer, en rétrospective longue, une orientation – et, dans cette orientation corrigée par réorientations successives, une constante, repérable à partir de ses deux valeurs extrêmes : l’espace-temps néolithique, celui de l’habitat (village et sépulture), cultive l’immobilité avant tout autre genre de vie – tandis que l’espace-temps électronique, à l’inverse, investit toutes les possibilités de vie mobile (disons même « hyper-mobile », pour marquer combien la mobilité procurée par l’industrialisation du transport s’est renforcée et modifiée avec celle de la transmission). Et pourtant, la comparaison même invite à ne pas s’arrêter à ces apparences : la tendance unitaire qu’elle donne à voir en passe aussi, et tout autant, par une discontinuité. Le bon sens des physiciens commande ici de se demander en quoi se traduit toute l’inertie engendrée – Newton oblige – par les accélérations successives du transport et de la transmission. (Ou bien, hypothèse inverse, entropique : hors accélération et inertie, quelque chose d’incalculable se dissipe-t-il sans retour loin des surfaces du transport et des interfaces de la transmission ?)
Dans le cas de l’accélération du transport, on cherchera la réponse dans l’ensemble des techniques de massification apparues avec ces industries de la mobilisation permanente puis totale – et ce pour une raison élémentaire : si des masses commencent à se transporter plus vite sur des surfaces plus étendues, elles produisent des énergies centrifuges, inconnues puisque inapparentes dans l’univers centripète de la vie immobile. L’ensemble des techniques politiques de pondération de cette vitesse centrifuge frappe toutes les humanités : elle décentre l’homme de ses foyers traditionnels, et pas seulement l’homme noir africain déporté aux Amériques par le commerce triangulaire, mais aussi le paysan des campagnes anglaises, flamandes ou badoises jeté dans l’exode et l’exil par la misère qui assiège la glèbe toujours trop lente. Elle dessine le type pyramidal d’autorité et d’anarchie décrit, par exemple, par Bertrand de Jouvenel (Du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance, paru en 1945). La croissance du pouvoir – genèse de l’État absolutiste, militarisation et bureaucratisation du travail d’échelle industrielle, gestion statistique de l’impôt, de la démographie, de la banque, de la mutualisation saint-simonienne des biens jugés utiles, hypertrophies du bien proche et tout prochain univers concentrationnaire –, cette intégrale caractérise en effet la réponse des pouvoirs aux nécessités toutes nouvelles du transport planétaire généralisé et de la déstabilisation fondamentale qu’il déclenche : l’art de l’administration statistique, autrement dit la science des probabilités, entend limiter l’instabilité générique d’un monde en déplacement moteur incessant. L’intelligence statistique du mouvement croissant des transports émerge en même temps que les masses, et comme moyen terme entre leur valeur autoritaire de peuple et leur valeur anarchique de foule : le principe statistique de la sécurité collective et de ses accidents (ferroviaires, par exemple) conceptualise le coût normal, « marginal », de cette institutionnalisation des grands appareils de pouvoir à l’époque de l’accélération des transports. Cette seconde érection pyramidale et occidentale du pouvoir dit absolu se produit à l’image de la première : le despotisme dit oriental avait déjà réussi à massifier et à asservir les foules au service de l’économie hydraulique qui industrialisait l’agriculture. Mais il les immobilisait, les cloîtrait, le long d’un fleuve ou au-dedans d’une grande Muraille. Au nom de l’émancipation, ou du progrès, notre puissance de massification statistique les a libérées : mobilisées, et maintenues telles, y compris quand elle déraille et délire dans la panique totalitaire.
Du moins jusqu’à l’’heure de la révolution électronique, qui relance l’accélération antérieure, mais dont les fins véritables ne se confondent pas, loin de là, avec celles, cinétiques, de la motricité propre à la révolution thermo-industrielle. Raisonnons un instant par exagération productive : transmettre des signaux à la vitesse dite absolue du flux de photons devrait, à la limite, dispenser de se transporter (et de charrier nos biens avec nous). Or l’inverse se produit sous nos yeux : bien que l’échange électronique de messages rende ou puisse rendre superflus le messager et ses parcours, la pulsion de transport, pour le dire ainsi, ne se tarit pas, l’homo viator de Gabriel Marcel a détrôné l’homme au viatique de naguère. Bien au contraire, sa frénésie semble stimulée par l’âge électronique – il suffit, pour s’en convaincre, de pratiquer la démographie qualitative des flux migratoires (contraints, touristiques ou scolaires) ou de fréquenter les urbanistes – qui ne modélisent plus des communautés urbaines, mais des terminaux : des interfaces provisoires entre des réseaux toujours en chantier. L’hyper-mobilité brownienne des simulations quantiques remonte désormais des laboratoires de physique, son premier foyer d’apparition élitaire, vers le monde visible et commun des « branchés » en addiction permanente au déracinement sublimé, divulgué et vulgaire.
Comment les appareils de pouvoir pyramidal de la première ou de la seconde génération pourraient-ils se convertir à cette nouvelle mutation ? Il leur faut décider face à un impondérable… massif : l’hyper-mobilité induite, dans un premier temps, par l’espace-temps du simultané électronique universel signifie-t-elle une accélération de plus ? et, ce cas échéant, comment se concrète la plus-value d’inertie qui fait, en bonne règle newtonienne, sa conséquence inéluctable ? La réponse change selon le métier qui la donne : les architectes et leurs maîtres fuient dans la verticale des tours géantes qui éloignent des surfaces d’entassement, l’industrie du loisir nous reconvertit à la jet society pour tous, qui n’habite plus nulle part puisque partout. Quant à l’État proprement dit, il se replie. Stato, état, l’État, to stay, stehen : comment résister quand on s’imagine fait pour tenir, se tenir, faire tenir ? L’empire de la simultanéité électronique généralisée appelle donc la mise à mort de l’État – à elle se résume le programme politique et théologique de la révolution électronique en cours. Politique, car il y faudra des arguments d’autorité de logique juridique – une légalité. Théologique, car le to stay et le stato de l’État indiquait son rapport intime avec l’éternité, celle de Pharaon ou celle des églises – une légitimité. Passant, avec l’électronique, de l’éternité à la simultanéité, nous ne pouvons pas ne pas changer de religion et de gnose.
J.-L. Evard

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