I
On ne pèche pas par esprit de
système en posant que, dans son milieu de vie à la fois technique et
symbolique, l’histoire de l’espèce humaine aura parcouru jusqu’aujourd’hui
trois époques distinctes, celles envisagées dans nos précédentes
« Méditations quantiques » : par ordre chronologique, la
révolution néolithique, la révolution industrielle, la révolution électronique,
trois mutations marquant, la première, l’art humain de la demeure et de la
domestication ; la deuxième, l’art du transport et des travaux
thermo-industriels ; la troisième, le réaménagement électrique et
électronique des transmissions et de la communication.
Cette
trinité ne démontrera sa véritable utilité intellectuelle qu’à la condition de
préciser que « révolution » y désigne, dans chaque cas, une mutation
en profondeur de l’espace-temps anthropologique. La perspective à construire se
cale donc, d’une part, sur un invariant universel : la différence anthropologique de l’espèce humaine,
unique espèce animale passant hors animalité une fois qu’elle conçoit et
maîtrise des outils (dont le langage articulé, qui nécessite
apprentissage) ; d’autre part, elle se cale aussi sur les variations
locales de ce marqueur anthropologique invariant et inclut ainsi une dimension
exclusivement humaine, celle de l’existence historique,
de ses anachronismes et de ses arythmies. L’espèce humaine, dira-t-on alors par
synthèse de ces deux dimensions, se distingue des autres espèces animales en ce
que son destin biologique reste
constant alors que ses espaces-temps se transforment – particularité éminemment
distinctive puisqu’elle décrit comment et explique pourquoi homo sapiens ne connaît pas les effets
de l’évolution qui sinon affectent sans
exception les règnes du vivant. L’existence historique elle-même est et fait la diversité de nos sociétés, mais c’est elle qui est et fait notre unité d’hommes en nous dispensant de la multiplicité
propre au reste du vivant (les générations animales sont les mêmes, non les
générations humaines, quand bien elles ne se composent que du même individu
sexué reproduit à raison de milliards). Pour une fragilité commune, pour une
précarité identique, deux modes distincts d’affirmation du vivant.
L’espèce
humaine ne connaît pas les effets de l’évolution, sauf à préciser qu’elle ne saurait
pourtant non plus s’en abstraire : la succession de ses trois révolutions rend
manifeste, justement, que l’espèce humaine se stabilise parmi le vivant parce
qu’elle conserve son identité anthropologique en soumettant l’ensemble de ses
milieux à des transformations irréversibles, effet de ses facultés techniques.
« En soumettant » – précisons mieux : c’est bien parce qu’elle transforme et ses milieux
de vie et les résultats mêmes de ces transformations qu’elle maintient
constante son identité anthropologique – à la différence des autres espèces
animales, sujettes à mutations pour la raison (inverse) qu’elles vivent avec et
dans leur milieu pour le conserver en l’état, tel que, sous des conditions
propices précises, il assure leur reproduction, et la sienne par la même
occasion. On ne saurait donc parler d’« équilibre » au sens propre du
mot, ni pour le vivant en général, qui ne varie ses genres et ses espèces qu’à
raison de déséquilibres et d’incompatibilités aussi irréductibles que celui de
l’énergie et de l’entropie des physiciens ; ni pour l’espèce humaine, dont
l’unité anthropologique serait inconcevable sans les trois révolutions
successives de l’habitat, du transport et de la transmission. Habiter, se transporter, communiquer : ces trois
révolutions successives ont aussi
décrit trois fonctions vitales, qui, de nos jours, se déploient ensemble. Comment maintenir, dès lors,
en rétrospective et en prospective, la
différence présumée de l’invariant anthropologique et de l’existence
historique, puisqu’ils semblent converger vers un seul et même ensemble
triadique de fonctions composées ?
La
double perspective ici adoptée entrouvre donc une question clef : comment
les trois révolutions de l’existence humaine interagissent-elles ensemble ? C’est un truisme de dire
qu’elles se succédèrent : encore faut-il tenter de saisir comment elles le firent, et si leurs effets se cumulent ou bien
s’ils dissonent – afin de comprendre si les trois grandes mutations de
l’espace-temps ici résumées présentent ou non quelque unité autre que leur
constellation ternaire elle-même, et, le cas échéant, laquelle au juste.
(Question à construire par égard aussi à l’obligation impérative d’éviter les
songeries creuses : la trinité des époques de l’homme indique-t-elle
qu’il augmente ses possibilités de durer – et s’éloigne alors, en dépit de son
propre catastrophisme, d’une quelconque « fin du monde » –, ou
signifie-t-elle qu’au contraire il accroît les possibilités de
« décréation » dont parlent tant de mythes et tant de gnoses nihilistes ?
L’intelligence ne vit que de concret, elle fuira toujours ces impasses de la
paresse spéculative, ces « antinomies de la raison pure ». Mais elle
ne peut non plus décréter que sa volonté d’organisation l’emporte maintenant ou
demain sur le désordre sans fin des choses : elle ne le mate pas, elle
instaure et répare les fragments provisoires d’un ordre possible parmi
d’autres.)
Comment
éviterait-on seulement la question théorique du concert – ou du chaos – des
trois époques de notre existence historique ! Ni oiseuse ni spécieuse
puisqu’elle revient à chercher comment nous nous orientons dans l’espace-temps,
selon que nous demeurons (la
révolution néolithique nous sédentarise en des lieux à fortifier et en des
sanctuaires à honorer : double culture de l’accumulation de biens et du
sacrifice de valeurs), ou que nous nous transportons
(en régime de révolution thermo-industrielle nous nous armons des moteurs qui
nous émancipent de la matière en nous faisant nous-mêmes source productrice et
dissipatrice d’énergie), ou que nous transmettons
(le réseau hertzien affranchit nos messages de l’espace-temps courbe, ses
émissions mesurent la brève finitude de tout corps céleste).
Énumération
par elle-même éloquente puisqu’elle dessine, d’une époque et d’une mutation à
l’autre, une propension continue de l’espèce à s’éloigner de la Terre (du sol, de l’humus, de la force de gravité)
et à s’alléger en progressant de la
matière inerte et de l’immobilité chtonienne vers la pulsation quantique, vers
la pulsion ondulatoire, vers les impulsions de l’attraction intersidérale. I.
Prigogine et I. Stengers, dans La
Nouvelle Alliance, firent remarquer à quoi tient la différence essentielle
du moteur thermique et du moteur mécanique : celui-ci restitue une énergie potentielle, celui-là produit du mouvement. Dans la même intention, disons de même la
nouveauté du générateur électrique (et de ses succursales
électroniques) dans la généalogie des « moteurs » : il
produit, avant tout, de l’information
(des signaux), découverte qui substitue à l’opposition cartésienne de la
matière et de l’énergie l’opposition boltzmanienne de l’énergie et de
l’entropie.
II
Que nos trois successives
révolutions nous éloignent de la
terre natale, nous en trouvons un indice certain dans l’extension radiale
connue par notre image du monde, chaque fois que nous la renouvelons. Sa
première version aura été ptoléméenne, et pour le moins conforme au sens
profond de l’existence néolithique, l’enracinement
humain, y compris l’enracinement dans la durée, le monument de la sépulture et du mausolée parallèles aux documents des premiers systèmes
graphiques. L’univers ptoléméen dessine en toutes lettres un monde des fixes,
un humain enraciné au point de se faire immobile et
équidistant : centre et foyer des corps célestes, le disque de la
Terre s’étend comme le cercle euclidien dont le périmètre stable trace la
valeur limite, égyptienne, de tout horizon. Notre vie se rythme alors au
calendrier simple du duel de la Terre et du Soleil, son satellite, mariés dans
le ciel clouté d’étoiles qui les contient comme un écrin fermé. Et pour cette
raison, l’époque néolithique voit aussi s’ériger, dans sa phase tardive, les
premiers États de l’histoire humaine, ainsi que les linéaments de structures
impériales. Les fixes du ciel ptoléméen sont aussi des fixes géopolitiques. Les
ziggurats sumériens relient les révolutions du pouvoir à celles des astres.
L’univers
copernicien et galiléen qui ruine cette perception première et aboutit à la
synthèse newtonienne – il la dynamise, mais encore l’élargit-il soudain aux
dimensions désormais calculables du système solaire. Les premiers télescopes ne
rapprochent pas seulement les objets de trente fois leur distance apparente à
l’œil nu, ils réalisent le rêve de Giordano Bruno en nous introduisant d’un
coup dans la pluralité buissonnante des mondes. Fin du monde clos de la
géographie ptoléméenne, et de la cosmologie aristotélicienne qui séparait la
Terre, sublunaire, du Ciel, supra-lunaire. La physique et la cosmologie
galiléenne met en théorème cinétique rigoureux l’époque des Grandes
Découvertes, l’énergie de mouvement potentialisée par le transport et le voyage
outre-mer (ou, avec Cyrano, sur la Lune). Elle unifie la Terre et le Ciel en
même temps que l’Occident européen se consacre à la domination en règle du
reste de la planète, qu’il évangélise.
Avec
l’univers relativiste découvert au début du XXe siècle, nous aurons
renouvelé ce geste irréversible d’un soudain changement d’échelle de notre
perception, et par conséquent de notre existence, de ses gestes et de leurs
effets : la physique relativiste n’importe pas seulement dans notre champ
de conscience l’infini redouté des Grecs (elle ne vise d’ailleurs qu’à en
apprivoiser la puissance), elle enseigne qu’au fur et à mesure que nous l’observons,
nous le multiplions (comme l’implique le principe d’incertitude), et cela dans
des proportions qui nous échappent une fois pour toutes. Fin du monde centré et
de l’équilibre des forces de la vision newtonienne, fin, aussi, de
l’occidentalisation de l’existence humaine. Or cette conversion des sciences de
la nature à la relativité immanente à ses objets et à leurs concepts n’a lieu
que par conséquence directe et explicite de l’électrification du monde :
elle s’en définit même comme la doctrine raisonnée et comme le seul mode
d’emploi avisé.
On
n’en comprend que mieux l’appel pathétique de Nietzsche : « Aimez la
Terre ! » Il était déjà bien tard pour se faire entendre. Poincaré et
Einstein énoncent leurs premières hypothèses relativistes entre 1897 et 1905.
La guerre européenne, entrevue dans les Balkans dès 1912, embrase le continent
en 1914.
III
De ce bref retour sur nos
trois cosmologies découle une première réponse à la question posée : si
nos successives images du monde se chassent l’une l’autre au fil de leur genèse
et de leur validation, n’en va-t-il pas de même, en bonne logique, pour les
trois époques de l’homme ? Car l’histoire des sciences ne récapitule pas
d’autre histoire que celle de la conscience, en quoi se fonde le nostalgique
désir d’humanité du genre humain, quelque vifs que s’exaspèrent parfois leurs
conflits. Apprendre à nous orienter
dans l’époque électrique et électronique signifierait dès lors apprendre à nous
délester des perceptions et des habitus hérités de l’époque antérieure et de
l’époque ante-antérieure, si du moins nous voulons habiter le moins mal
possible dans l’espace-temps relativiste – car, relativiste, il ne saurait
l’être et le devenir que dans son intégralité, tout comme les époques
antérieures furent, tour à tour, intégralement ptoléméenne puis intégralement
galiléenne. Il n’y va là ni d’une quelconque doctrine (de la science, du progrès, du salut) ni d’un
quelconque succédané doctrinal ou programmatique – mais tout au contraire de la
libre méthode de vie et de pensée qui affranchit de la mélancolie des
doctrinaires en enseignant l’énergie encyclopédique du discernement. Sans elle,
comment le vivant aurait-il le désir de s’inventer ? Sans elle, comment
l’emporterait-il sur la décréation ? Comment surmonterait-il sa propre dépression
native, son propre nihilisme ? Entre l’inné de son énergie et l’inné de
son entropie, à lui de régler la différence de niveau et d’humeur ! À lui
d’éviter l’intégrisme mortifère des doctrines grâce à l’intégralité poétique du
réel. Nous le discernons – et nous-mêmes en lui – d’autant mieux que nous y
osons nos classifications, mais nous n’en discernons les classes, les genres et
les espèces qu’en osant aussi les analogies nées de l’intuition, l’amour du
discernement, notre vraie, fervente et souveraine spontanéité.
J.-L.
Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire