jeudi 6 novembre 2014

Méditation quantique (4)

I
On ne pèche pas par esprit de système en posant que, dans son milieu de vie à la fois technique et symbolique, l’histoire de l’espèce humaine aura parcouru jusqu’aujourd’hui trois époques distinctes, celles envisagées dans nos précédentes « Méditations quantiques » : par ordre chronologique, la révolution néolithique, la révolution industrielle, la révolution électronique, trois mutations marquant, la première, l’art humain de la demeure et de la domestication ; la deuxième, l’art du transport et des travaux thermo-industriels ; la troisième, le réaménagement électrique et électronique des transmissions et de la communication.
Cette trinité ne démontrera sa véritable utilité intellectuelle qu’à la condition de préciser que « révolution » y désigne, dans chaque cas, une mutation en profondeur de l’espace-temps anthropologique. La perspective à construire se cale donc, d’une part, sur un invariant universel : la différence anthropologique de l’espèce humaine, unique espèce animale passant hors animalité une fois qu’elle conçoit et maîtrise des outils (dont le langage articulé, qui nécessite apprentissage) ; d’autre part, elle se cale aussi sur les variations locales de ce marqueur anthropologique invariant et inclut ainsi une dimension exclusivement humaine, celle de l’existence historique, de ses anachronismes et de ses arythmies. L’espèce humaine, dira-t-on alors par synthèse de ces deux dimensions, se distingue des autres espèces animales en ce que son destin biologique reste constant alors que ses espaces-temps se transforment – particularité éminemment distinctive puisqu’elle décrit comment et explique pourquoi homo sapiens ne connaît pas les effets de l’évolution qui  sinon affectent sans exception les règnes du vivant. L’existence historique elle-même est et fait la diversité de nos sociétés, mais c’est elle qui est et fait notre unité d’hommes en nous dispensant de la multiplicité propre au reste du vivant (les générations animales sont les mêmes, non les générations humaines, quand bien elles ne se composent que du même individu sexué reproduit à raison de milliards). Pour une fragilité commune, pour une précarité identique, deux modes distincts d’affirmation du vivant.
L’espèce humaine ne connaît pas les effets de l’évolution, sauf à préciser qu’elle ne saurait pourtant non plus s’en abstraire : la succession de ses trois révolutions rend manifeste, justement, que l’espèce humaine se stabilise parmi le vivant parce qu’elle conserve son identité anthropologique en soumettant l’ensemble de ses milieux à des transformations irréversibles, effet de ses facultés techniques. « En soumettant » – précisons mieux : c’est bien parce qu’elle transforme et ses milieux de vie et les résultats mêmes de ces transformations qu’elle maintient constante son identité anthropologique – à la différence des autres espèces animales, sujettes à mutations pour la raison (inverse) qu’elles vivent avec et dans leur milieu pour le conserver en l’état, tel que, sous des conditions propices précises, il assure leur reproduction, et la sienne par la même occasion. On ne saurait donc parler d’« équilibre » au sens propre du mot, ni pour le vivant en général, qui ne varie ses genres et ses espèces qu’à raison de déséquilibres et d’incompatibilités aussi irréductibles que celui de l’énergie et de l’entropie des physiciens ; ni pour l’espèce humaine, dont l’unité anthropologique serait inconcevable sans les trois révolutions successives de l’habitat, du transport et de la transmission. Habiter, se transporter, communiquer : ces trois révolutions successives ont aussi décrit trois fonctions vitales, qui, de nos jours, se déploient ensemble. Comment maintenir, dès lors, en rétrospective et en prospective, la  différence présumée de l’invariant anthropologique et de l’existence historique, puisqu’ils semblent converger vers un seul et même ensemble triadique de fonctions composées ?
La double perspective ici adoptée entrouvre donc une question clef : comment les trois révolutions de l’existence humaine interagissent-elles ensemble ? C’est un truisme de dire qu’elles se succédèrent : encore faut-il tenter de saisir comment elles le firent, et si leurs effets se cumulent ou bien s’ils dissonent – afin de comprendre si les trois grandes mutations de l’espace-temps ici résumées présentent ou non quelque unité autre que leur constellation ternaire elle-même, et, le cas échéant, laquelle au juste. (Question à construire par égard aussi à l’obligation impérative d’éviter les songeries creuses : la trinité des époques de l’homme indique-t-elle qu’il augmente ses possibilités de durer – et s’éloigne alors, en dépit de son propre catastrophisme, d’une quelconque « fin du monde » –, ou signifie-t-elle qu’au contraire il accroît les possibilités de « décréation » dont parlent tant de mythes et tant de gnoses nihilistes ? L’intelligence ne vit que de concret, elle fuira toujours ces impasses de la paresse spéculative, ces « antinomies de la raison pure ». Mais elle ne peut non plus décréter que sa volonté d’organisation l’emporte maintenant ou demain sur le désordre sans fin des choses : elle ne le mate pas, elle instaure et répare les fragments provisoires d’un ordre possible parmi d’autres.)
Comment éviterait-on seulement la question théorique du concert – ou du chaos – des trois époques de notre existence historique ! Ni oiseuse ni spécieuse puisqu’elle revient à chercher comment nous nous orientons dans l’espace-temps, selon que nous demeurons (la révolution néolithique nous sédentarise en des lieux à fortifier et en des sanctuaires à honorer : double culture de l’accumulation de biens et du sacrifice de valeurs), ou que nous nous transportons (en régime de révolution thermo-industrielle nous nous armons des moteurs qui nous émancipent de la matière en nous faisant nous-mêmes source productrice et dissipatrice d’énergie), ou que nous transmettons (le réseau hertzien affranchit nos messages de l’espace-temps courbe, ses émissions mesurent la brève finitude de tout corps céleste).
Énumération par elle-même éloquente puisqu’elle dessine, d’une époque et d’une mutation à l’autre, une propension continue de l’espèce à s’éloigner de la Terre (du sol, de l’humus, de la force de gravité) et à s’alléger en progressant de la matière inerte et de l’immobilité chtonienne vers la pulsation quantique, vers la pulsion ondulatoire, vers les impulsions de l’attraction intersidérale. I. Prigogine et I. Stengers, dans La Nouvelle Alliance, firent remarquer à quoi tient la différence essentielle du moteur thermique et du moteur mécanique : celui-ci restitue une énergie potentielle, celui-là produit du mouvement. Dans la même intention, disons de même la nouveauté du générateur électrique (et de ses succursales électroniques) dans la généalogie des « moteurs » : il produit, avant tout, de l’information (des signaux), découverte qui substitue à l’opposition cartésienne de la matière et de l’énergie l’opposition boltzmanienne de l’énergie et de l’entropie.


II
Que nos trois successives révolutions nous éloignent de la terre natale, nous en trouvons un indice certain dans l’extension radiale connue par notre image du monde, chaque fois que nous la renouvelons. Sa première version aura été ptoléméenne, et pour le moins conforme au sens profond de l’existence néolithique, l’enracinement humain, y compris l’enracinement dans la durée, le monument de la sépulture et du mausolée parallèles aux documents des premiers systèmes graphiques. L’univers ptoléméen dessine en toutes lettres un monde des fixes, un humain enraciné au point de se faire immobile et équidistant : centre et foyer des corps célestes, le disque de la Terre s’étend comme le cercle euclidien dont le périmètre stable trace la valeur limite, égyptienne, de tout horizon. Notre vie se rythme alors au calendrier simple du duel de la Terre et du Soleil, son satellite, mariés dans le ciel clouté d’étoiles qui les contient comme un écrin fermé. Et pour cette raison, l’époque néolithique voit aussi s’ériger, dans sa phase tardive, les premiers États de l’histoire humaine, ainsi que les linéaments de structures impériales. Les fixes du ciel ptoléméen sont aussi des fixes géopolitiques. Les ziggurats sumériens relient les révolutions du pouvoir à celles des astres.
L’univers copernicien et galiléen qui ruine cette perception première et aboutit à la synthèse newtonienne – il la dynamise, mais encore l’élargit-il soudain aux dimensions désormais calculables du système solaire. Les premiers télescopes ne rapprochent pas seulement les objets de trente fois leur distance apparente à l’œil nu, ils réalisent le rêve de Giordano Bruno en nous introduisant d’un coup dans la pluralité buissonnante des mondes. Fin du monde clos de la géographie ptoléméenne, et de la cosmologie aristotélicienne qui séparait la Terre, sublunaire, du Ciel, supra-lunaire. La physique et la cosmologie galiléenne met en théorème cinétique rigoureux l’époque des Grandes Découvertes, l’énergie de mouvement potentialisée par le transport et le voyage outre-mer (ou, avec Cyrano, sur la Lune). Elle unifie la Terre et le Ciel en même temps que l’Occident européen se consacre à la domination en règle du reste de la planète, qu’il évangélise.
Avec l’univers relativiste découvert au début du XXe siècle, nous aurons renouvelé ce geste irréversible d’un soudain changement d’échelle de notre perception, et par conséquent de notre existence, de ses gestes et de leurs effets : la physique relativiste n’importe pas seulement dans notre champ de conscience l’infini redouté des Grecs (elle ne vise d’ailleurs qu’à en apprivoiser la puissance), elle enseigne qu’au fur et à mesure que nous l’observons, nous le multiplions (comme l’implique le principe d’incertitude), et cela dans des proportions qui nous échappent une fois pour toutes. Fin du monde centré et de l’équilibre des forces de la vision newtonienne, fin, aussi, de l’occidentalisation de l’existence humaine. Or cette conversion des sciences de la nature à la relativité immanente à ses objets et à leurs concepts n’a lieu que par conséquence directe et explicite de l’électrification du monde : elle s’en définit même comme la doctrine raisonnée et comme le seul mode d’emploi avisé.
On n’en comprend que mieux l’appel pathétique de Nietzsche : « Aimez la Terre ! » Il était déjà bien tard pour se faire entendre. Poincaré et Einstein énoncent leurs premières hypothèses relativistes entre 1897 et 1905. La guerre européenne, entrevue dans les Balkans dès 1912, embrase le continent en 1914.

III
De ce bref retour sur nos trois cosmologies découle une première réponse à la question posée : si nos successives images du monde se chassent l’une l’autre au fil de leur genèse et de leur validation, n’en va-t-il pas de même, en bonne logique, pour les trois époques de l’homme ? Car l’histoire des sciences ne récapitule pas d’autre histoire que celle de la conscience, en quoi se fonde le nostalgique désir d’humanité du genre humain, quelque vifs que s’exaspèrent parfois leurs conflits. Apprendre à nous orienter dans l’époque électrique et électronique signifierait dès lors apprendre à nous délester des perceptions et des habitus hérités de l’époque antérieure et de l’époque ante-antérieure, si du moins nous voulons habiter le moins mal possible dans l’espace-temps relativiste – car, relativiste, il ne saurait l’être et le devenir que dans son intégralité, tout comme les époques antérieures furent, tour à tour, intégralement ptoléméenne puis intégralement galiléenne. Il n’y va là ni d’une quelconque doctrine  (de la science, du progrès, du salut) ni d’un quelconque succédané doctrinal ou programmatique – mais tout au contraire de la libre méthode de vie et de pensée qui affranchit de la mélancolie des doctrinaires en enseignant l’énergie encyclopédique du discernement. Sans elle, comment le vivant aurait-il le désir de s’inventer ? Sans elle, comment l’emporterait-il sur la décréation ? Comment surmonterait-il sa propre dépression native, son propre nihilisme ? Entre l’inné de son énergie et l’inné de son entropie, à lui de régler la différence de niveau et d’humeur ! À lui d’éviter l’intégrisme mortifère des doctrines grâce à l’intégralité poétique du réel. Nous le discernons – et nous-mêmes en lui – d’autant mieux que nous y osons nos classifications, mais nous n’en discernons les classes, les genres et les espèces qu’en osant aussi les analogies nées de l’intuition, l’amour du discernement, notre vraie, fervente et souveraine spontanéité.
J.-L. Evard

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