samedi 8 novembre 2014

L'empire par transgression

I
La Caduta degli dei – en version française, Les Damnés –, le chef d’œuvre de Luchino Visconti, se propose deux condensations à la fois : montrer l’Allemagne hitlérienne en réduisant l’histoire du régime à la brève séquence des mois qui précèdent l’élimination des cadres de la SA, en juin 1934 (« Nuit des Longs Couteaux »), et la montrer à travers le destin des Essenbeck, famille de magnats de la sidérurgie. Les personnages du récit construit à la manière d’un roman familial incarnent les principales composantes du champ politique travaillé par des tensions extrêmes : les hitlériens doivent encore composer avec leurs alliés du Zentrum auxquels ils se sont imposés au gouvernement un an auparavant, tandis que les gêne la fronde des SA, leur aile gauche conspuant le « Système ». La guerre civile larvée que connaît l’Allemagne disloque aussi le « clan » von Essenbeck et oppose ses membres. Parmi eux, Martin, membre de la SS, manœuvre les siens, dont sa propre mère, pour s’assurer que les forges et l’entreprise tomberont sous la coupe exclusive des hommes de Himmler. « Il n’est pas, pour Visconti, de famille en dehors de l’Histoire et celle-ci est vécue par des hommes. Dans sa conception patriarcale, vie privée et vie publique ne sont pas séparées ; la famille constitue l’unité médiate de l’Histoire et des individus […] » (Y. Ishaghpour, 1984).
Visconti ne s’est pas contenté de décrire comment Martin évince ses parents pour faire main basse, et les SS avec lui, sur les hauts fourneaux : il montre aussi comment son  représentant abaisse les siens. Entre autres exactions sexuelles, Martin, avant de la contraindre au suicide, violera sa mère. Il réalise ainsi, dans sa propre famille et pour son propre compte œdipien, les œuvres ignobles du régime appliquant la terreur même à de ses partisans. Les fondateurs du IIIe Reich le savent, ils ne peuvent refonder le Saint Empire romain germanique qu’à la condition d’agir à la manière du premier César. Le Kaiser, ou son dauphin, ou son double, ne peut réunir en lui l’auctoritas du pontife et la potestas du stratège que s’il répète – et montre qu’il maîtrise – les opérations rituelles habilitant un empereur successeur de plein droit de l’imperator même, du Fondateur premier de la puissance impériale de tradition romaine. Cette puissance, nous dit Visconti, s’inaugure et s’accrédite auprès de ses sujets et de ses victimes comme une puissance de transgression : non seulement comme violence politique, dans l’ordre juridique des classes et des états, mais encore comme violence symbolique, dans l’ordre de la filiation et des générations institué par l’interdit universel de l’inceste. Visconti se souvient ainsi en 1969 d’une vieille règle de la puissance impériale : « Peut-être même, nul ne connaît souvent mieux la validité d'une loi, l'interprétation que l'on en donne en moyenne et la contrainte qui y est attachée, que celui qui a l'intention de la violer » (Julien Freund, 1966). Sans guère de doute a-t-il en mémoire le rêve incestueux qui, à lire Suétone et Plutarque, visite Jules César, dans la nuit qui précède le passage du Rubicon. Car ce rêve, disent-ils, vaudrait clair présage de la subversion victorieuse de la république. Sur le tableau du sacre de Napoléon, David a effacé – sur ordre ? – Laetitia, pourtant présente ce jour-là à la cérémonie. Même au bout de tant de siècles, le désir d’empire, chez l’impétrant, reste trouble. Il s’affiche sur un tableau, mais s’y rature, s’y biffe. Censure et ostentation.

II
« Effrayé, la nuit suivante, par un songe où il se voyait violer sa mère au repos, les devins qu’il consulta l’incitèrent à d’immenses espoirs ; car selon eux la vision de sa mère, soumise à ses désirs, ne figurait rien de moins que la terre même, qui est la mère de tous les hommes, présageant son avènement à l’empire du monde », relate Suétone (traduction Klossowski). « On dit que, la nuit qui précéda le passage du Rubicon, il avait eu un songe contre nature : il croyait avoir avec sa propre mère un commerce inavouable », note Plutarque (traduction Latzarus). On doit s’étonner moins de ces deux sobres annotations que du peu de commentaires qu’elles auront inspirées, nonobstant leur intérêt évident : pas d’allusions à cet épisode chez les autres chroniqueurs ou biographes antiques de César, les historiens contemporains, quant à eux, observant presque tous une extrême discrétion, bien que César, dès le début de sa longue carrière, ait fait figure de héros sexuel (ce don Juan, plusieurs fois marié, passant aussi pour un homosexuel d’occasion), digne des ascendants qu’il attribuait à sa gens, lignée de Vénus. Comme il le rappelle avec complaisance, le sang divin ne le rapproche pas seulement, par Anchise et Énée, des Troyens fondateurs de Rome, mais encore le place-t-il dans la catégorie des amours olympiennes, maintes fois incestueuses, et de plein jour. Ce que remarque une fine oreille d’historien spécialiste : « comme par un retour à l’archaïque matriarcat, qui subsistera dans l’histoire impériale, tantes ou parents de la mère protègent la carrière de César » (M. Rambaud, 1963). De fait, le futur imperator n’incarne pas seulement, par sa généalogie, la postérité d’Aphrodite, grande divinité pélagienne et matriarcale du monde méditerranéen, il s’emploie à raviver dans Rome les signes et les vestiges symboliques de la première prérogative des plus anciens monarques de sang divin et de leurs ancêtres d’avant l’État – en faisant de Cléopâtre, sœur et épouse de deux pharaons ptoléméens, sa propre maîtresse, pour quelques mois. Pour renverser Rome, il faut aller, quand soi-même on est romain, et de haute extraction, jusqu’en Orient. César l’Égyptien. Bon sang ne saurait mentir.
Double opération de politique des signes, héraldique : dans Rome, le jeune César se classe du côté des enfants de demi-dieux, et d’abord à côté de la déesse de l’amour à qui aucunes amours ne sont impossibles ni interdites. La mythologie grecque va servir efficacement l’empire à venir, comme un blason : des douze Césars campés par Suétone, outre le divus Caesar qui se contente de rêver d’inceste, trois au moins, dit l’historien, passent à l’acte (Caligula, Claude et Néron). Hors de Rome, César approche Cléopâtre et conquiert l’Égypte – depuis les débuts de l’Ancien Empire au moins,  terre réputée de la théogamie et de la Grande Épouse Royale, mère ou sœur de Pharaon : « Ainsi donc le souverain, par sa mère, élue du dieu, sera-t-il, quoi qu’il en soit, l’héritier du démiurge » (Ch. Desroches-Noblecourt, 1986). Institution, certes, et non pas transgression : procédure théocratique de transmission du sang divin par la mère ou la sœur épousées – mais ce que César importe à Rome et en langage romain, sous la forme de la rumeur, du récit de rêve, de la suggestion lâchée de bouche à oreille (formes détournées, ironiques, à peine clandestines), ces allusions transgressives prennent leur assise réelle sur ce fond institutionnel oriental archaïque. Entre ce passé lointain et César imperator, il y a de plus un Grec célèbre, Hérodote, qui a visité « Euterpe », l’Égypte, près de quatre siècles avant lui et qui, lui aussi, en rapporte des rumeurs d’inceste royal (Histoires, II, 131). Cette Égypte pharaonique, qui sert de toile de fond à la monarchie impériale en chantier à Rome, ravive d’ailleurs, et à point nommé pour les desseins de l’empire en gestation, la mémoire de la plus archaïque des époques de la Grèce, celle pélagienne, celle du matriarcat, qui passe par les figures de l’inceste, abîme de toute institution puisqu’elles brouillent les figures de la filiation, creuset des figures du droit et de celles des lois. Bachofen, dans son Droit maternel, a donc toutes les meilleures raisons du monde de rappeler que, en Occident, la préhistoire de l’État se rattache directement au moment de l’inceste dans les sociétés méditerranéennes archaïques et dans leurs survivances, les sectes orphiques et autres mystères.
L’imperator romain et néo-romain se dote d’un pouvoir symétrique, d’autant plus auguste, plus divin et plus inhumain qu’il se désigne apte à la transgression extrême (chroniques scandaleuses), ou porteur de la scène, rêvée ou mythologique, de son désir. Précisons : depuis que les mythologies ont cessé de porter le moment incestueux et ses ritualisations, depuis que les théologies, en se « spiritualisant », ont laissé aux psychologies l’obscur objet du désir, seul l’imperator peut encore tenir lieu de cette mémoire symbolique des origines du pouvoir de commander. La règle admet sa réciproque, elle la dicte même : seul disposera du pouvoir exceptionnel d’un imperator celui (celle) qui fera la preuve de sa capacité d’inceste. D’où le personnage de Martin, dans le film de Visconti : pour fonder le Reich, il fallait – au moins – un inceste. Et un poète, agent cathartique, pour s’en souvenir. Depuis Augustin, les Pères de l’Église l’avaient bien dit : l’empire, c’est le stupre. Le SS, païen, s’en souvient.

III
Si peu d’historiens jugent bon de se pencher sur le rêve incestueux qui prélude à la guerre civile et à la fondation de l’Empire romain, Freud, au contraire, l’aura même jugé digne de commentaires érudits, et d’abord au chapitre 6 de L’Interprétation des rêves. Il reprend même à son compte l’oniromancie de Plutarque, et l’augmente de l’autorité de ses propres collègues et amis, Rank ou Ferenczi : le désir incestueux, rêvé car refoulé, dit que la terre-mère appartiendra au rêveur et la Ville au conquérant. Mais d’autres occurrences apparaissent ailleurs, en particulier dans un texte aussi important que celui consacré aux Mémoires du président Schreber, beau cas de « délire paranoïaque » et vraie graine de tyran délirant s’il en fut. En bonne méthode, Freud a une raison précise d’apprécier à leur juste valeur les rêves de César : Rome lit les tragiques grecs, Rome, héritière d’Athènes avant d’en devenir le maître, ne peut ignorer que Thésée, son fondateur, a accueilli Œdipe à Colone, et « ira avec lui à Athènes dont Œdipe devient un héros protecteur » (K. Axelos, 1989). Au même nom d’Œdipe, Freud, sujet juif et viennois d’un Habsbourg, mène, avec autant de discrétion que de résolution, une  guerre inexpiable à un empire au moins, qui est une république. Sur le bateau qui l’emmène en 1909 pour une tournée de conférences aux États-Unis, il déclare à Jung, qui l’accompagne : « Je leur apporte la peste. » Ce dont Œdipe délivre les Thébains en relevant le défi jeté par la sphinge, Freud pense pouvoir le rapporter aux Américains : la peste – la musique du désir, le langage des pulsions, le réglage sur l’inconscient mieux écouté et discerné. Freud fera les frais de ce peu d’aménité un peu hargneuse : ravie par la science nouvelle, la Clark University, dans le Massachussets, loin de le snober, lui décerne un honoris causa. Nettement plus agressive, seconde tentative, après la guerre et l’effondrement de l’empire austro-hongrois : le portrait (au vitriol) du président Wilson, à la suite de celui, non moins acerbe, qu’en avait donné John M. Keynes en 1919, dans ses Conséquences économiques de la paix. Le livre de Freud (et Bullit) ne verra pas le jour des librairies, ne paraîtra que longtemps après la mort de l’auteur. Là encore, un dénouement inattendu, voire une déconvenue. Freud se rangeait donc parmi ces Européens que dérange l’Amérique mais qui ne savent comment en convenir au juste. Ce qu’il ne pouvait savoir se tenait pourtant à ses côtés et recevait sa confiance : la peste viendra, mais au lieu d’en transporter le bacille chez les autres il va en subir les miasmes le jour où Jung, vingt-cinq ans après l’aller-retour chez les Européens et les Indiens d’Amérique, dénoncera la psychanalyse comme « non aryenne » et offrira ses services aux hitlériens. Guerre fratricide. Encore Thèbes, mais celle des Sept, non celle de Jocaste. Oui, la peste, décidément. (Il eût fallu exempter Freud de toute obligation de pensée et d’activité politiques. Mais peut-on servir deux maîtres à la fois, l’inconscient de César et la volonté de César ?)
De quoi on doit inférer que le découvreur du complexe d’Œdipe a cherché avec constance le possible mode d’emploi politique de sa découverte psychologique, mais sans véritable succès. À quoi tient que les résultats n’aient pas suivi l’intention ? À ceci, sans doute : ce dont les Grecs et les Romains trouvent encore des restes institutionnels dans l’antiquité égyptienne déjà moribonde, n’a déjà plus pour eux-mêmes d’autre réalité que seconde, secondaire, mythologique (chez Suétone et Plutarque, déjà incrédules, elle a même subi une dégradation supplémentaire puisqu’elle n’apparaît plus qu’en rêve, comme un incident psychologique scabreux). Même le fondateur d’une légitimité théocratique, comme César imperator, ne peut ni ne veut restaurer le préhistorique « règne des mères », dont le thème de l’adoubement prestigieux ou fabuleux par l’inceste ne montrait déjà plus que les traces résiduelles. Que la psychanalyse le « redécouvre » ne fait que souligner cette érosion : l’inceste, non seulement n’est pas, ou n’est plus, l’attribut exclusif et glorieux d’un monarque de droit divin, mais encore ne survit-t-il plus qu’à titre universel et monotone, en fantasme standard des plus réguliers, en témoin de normalité – ou bien, comme chez le personnage imaginé par Visconti, en exception perverse. Indice supplémentaire de l’inutilité progressive de la thématique œdipienne, devenant encombrante pour ses découvreurs eux-mêmes : ces psychanalystes qui mettent le désir incestueux au compte de… la pulsion de mort déguisée. L’époque d’anti-Œdipe ou d’après Œdipe avait commencé. L’empire a changé de signes, il songe à de tout autres transgressions.
J.-L. Evard

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