I
La Caduta degli dei – en version française, Les
Damnés –, le chef d’œuvre de Luchino Visconti, se propose deux
condensations à la fois : montrer l’Allemagne hitlérienne en réduisant
l’histoire du régime à la brève séquence des mois qui précèdent l’élimination
des cadres de la SA, en juin 1934 (« Nuit des Longs Couteaux »), et
la montrer à travers le destin des Essenbeck, famille de magnats de la
sidérurgie. Les personnages du récit construit à la manière d’un roman familial
incarnent les principales composantes du champ politique travaillé par des
tensions extrêmes : les hitlériens doivent encore composer avec leurs
alliés du Zentrum auxquels ils se sont imposés au gouvernement un an auparavant,
tandis que les gêne la fronde des SA, leur aile gauche conspuant le
« Système ». La guerre civile larvée que connaît l’Allemagne disloque
aussi le « clan » von Essenbeck et oppose ses membres. Parmi eux,
Martin, membre de la SS, manœuvre les siens, dont sa propre mère, pour
s’assurer que les forges et l’entreprise tomberont sous la coupe exclusive des
hommes de Himmler. « Il n’est pas, pour Visconti, de famille en dehors de
l’Histoire et celle-ci est vécue par des hommes. Dans sa conception
patriarcale, vie privée et vie publique ne sont pas séparées ; la famille
constitue l’unité médiate de l’Histoire et des individus […] » (Y.
Ishaghpour, 1984).
Visconti
ne s’est pas contenté de décrire comment Martin évince ses parents pour faire
main basse, et les SS avec lui, sur les hauts fourneaux : il montre aussi
comment son représentant abaisse les
siens. Entre autres exactions sexuelles, Martin, avant de la contraindre au
suicide, violera sa mère. Il réalise ainsi, dans sa propre famille et pour son
propre compte œdipien, les œuvres ignobles du régime appliquant la terreur même
à de ses partisans. Les fondateurs du IIIe Reich le savent, ils ne
peuvent refonder le Saint Empire romain
germanique qu’à la condition d’agir à la manière du premier César. Le Kaiser,
ou son dauphin, ou son double, ne peut réunir en lui l’auctoritas du pontife et la potestas
du stratège que s’il répète – et montre qu’il maîtrise – les opérations
rituelles habilitant un empereur successeur de plein droit de l’imperator même, du Fondateur premier de
la puissance impériale de tradition romaine. Cette puissance, nous dit
Visconti, s’inaugure et s’accrédite auprès de ses sujets et de ses victimes
comme une puissance de transgression : non seulement comme violence
politique, dans l’ordre juridique des classes et des états, mais encore comme
violence symbolique, dans l’ordre de la filiation et des générations institué
par l’interdit universel de l’inceste. Visconti se souvient ainsi en 1969 d’une
vieille règle de la puissance impériale : « Peut-être même, nul ne
connaît souvent mieux la validité d'une loi, l'interprétation que l'on en donne
en moyenne et la contrainte qui y est attachée, que celui qui a l'intention de
la violer » (Julien Freund, 1966). Sans guère de doute a-t-il en mémoire
le rêve incestueux qui, à lire Suétone et Plutarque, visite Jules César, dans
la nuit qui précède le passage du Rubicon. Car ce rêve, disent-ils, vaudrait
clair présage de la subversion victorieuse de la république. Sur le tableau du sacre
de Napoléon, David a effacé – sur ordre ? – Laetitia, pourtant présente ce
jour-là à la cérémonie. Même au bout de tant de siècles, le désir d’empire,
chez l’impétrant, reste trouble. Il s’affiche sur un tableau, mais s’y rature,
s’y biffe. Censure et ostentation.
II
« Effrayé, la nuit suivante,
par un songe où il se voyait violer sa mère au repos, les devins qu’il consulta
l’incitèrent à d’immenses espoirs ; car selon eux la vision de sa mère,
soumise à ses désirs, ne figurait rien de moins que la terre même, qui est la
mère de tous les hommes, présageant son avènement à l’empire du monde »,
relate Suétone (traduction Klossowski). « On dit que, la nuit
qui précéda le passage du Rubicon, il avait eu un songe contre nature : il
croyait avoir avec sa propre mère un commerce inavouable », note Plutarque
(traduction Latzarus). On doit s’étonner moins de ces deux sobres annotations
que du peu de commentaires qu’elles auront inspirées, nonobstant leur intérêt
évident : pas d’allusions à cet épisode chez les autres chroniqueurs ou
biographes antiques de César, les historiens contemporains, quant à eux, observant
presque tous une extrême discrétion, bien que César, dès le début de sa longue
carrière, ait fait figure de héros sexuel (ce don Juan, plusieurs fois
marié, passant aussi pour un homosexuel d’occasion), digne des ascendants qu’il
attribuait à sa gens, lignée de
Vénus. Comme il le rappelle avec complaisance, le sang divin ne le rapproche
pas seulement, par Anchise et Énée, des Troyens fondateurs de Rome, mais encore
le place-t-il dans la catégorie des amours olympiennes, maintes fois
incestueuses, et de plein jour. Ce que remarque une fine oreille d’historien
spécialiste : « comme par un retour à l’archaïque matriarcat,
qui subsistera dans l’histoire impériale, tantes ou parents de la mère
protègent la carrière de César » (M. Rambaud, 1963). De fait, le futur imperator n’incarne pas seulement, par
sa généalogie, la postérité d’Aphrodite, grande divinité pélagienne et
matriarcale du monde méditerranéen, il s’emploie à raviver dans Rome les signes
et les vestiges symboliques de la première prérogative des plus anciens monarques
de sang divin et de leurs ancêtres d’avant l’État – en faisant de Cléopâtre,
sœur et épouse de deux pharaons ptoléméens, sa propre maîtresse, pour quelques
mois. Pour renverser Rome, il faut aller, quand soi-même on est romain, et de haute
extraction, jusqu’en Orient. César l’Égyptien. Bon sang ne saurait mentir.
Double opération de politique des signes, héraldique : dans Rome, le jeune César se classe du
côté des enfants de demi-dieux, et d’abord à côté de la déesse de l’amour à qui
aucunes amours ne sont impossibles ni interdites. La mythologie grecque va
servir efficacement l’empire à venir, comme un blason : des douze Césars
campés par Suétone, outre le divus Caesar
qui se contente de rêver d’inceste, trois au moins, dit l’historien,
passent à l’acte (Caligula, Claude et Néron). Hors de Rome, César approche Cléopâtre et conquiert l’Égypte – depuis
les débuts de l’Ancien Empire au moins, terre réputée de la théogamie et
de la Grande Épouse Royale, mère ou sœur de Pharaon : « Ainsi donc le
souverain, par sa mère, élue du dieu, sera-t-il, quoi qu’il en soit, l’héritier
du démiurge » (Ch. Desroches-Noblecourt, 1986). Institution, certes, et non pas transgression :
procédure théocratique de
transmission du sang divin par la mère ou la sœur épousées – mais ce que
César importe à Rome et en langage romain, sous la forme de la rumeur, du récit
de rêve, de la suggestion lâchée de bouche à oreille (formes détournées, ironiques,
à peine clandestines), ces allusions transgressives prennent leur assise réelle
sur ce fond institutionnel oriental archaïque. Entre ce passé lointain et César
imperator, il y a de plus un Grec
célèbre, Hérodote, qui a visité « Euterpe », l’Égypte, près de quatre
siècles avant lui et qui, lui aussi, en rapporte des rumeurs d’inceste royal (Histoires, II, 131). Cette Égypte
pharaonique, qui sert de toile de fond à la monarchie impériale en chantier à
Rome, ravive d’ailleurs, et à point nommé pour les desseins de l’empire en
gestation, la mémoire de la plus archaïque des époques de la Grèce, celle
pélagienne, celle du matriarcat, qui passe par les figures de l’inceste, abîme
de toute institution puisqu’elles brouillent les figures de la filiation,
creuset des figures du droit et de celles des lois. Bachofen, dans son Droit maternel, a donc toutes les
meilleures raisons du monde de rappeler que, en Occident, la préhistoire de
l’État se rattache directement au moment de l’inceste dans les sociétés
méditerranéennes archaïques et dans leurs survivances, les sectes orphiques et
autres mystères.
L’imperator romain et
néo-romain se dote d’un pouvoir symétrique, d’autant plus auguste, plus divin et
plus inhumain qu’il se désigne apte à la transgression extrême (chroniques
scandaleuses), ou porteur de la scène, rêvée ou mythologique, de son désir.
Précisons : depuis que les mythologies ont cessé de porter le moment
incestueux et ses ritualisations, depuis que les théologies, en se
« spiritualisant », ont laissé aux psychologies l’obscur objet du
désir, seul l’imperator peut encore
tenir lieu de cette mémoire symbolique des origines du pouvoir de commander. La
règle admet sa réciproque, elle la dicte même : seul disposera du pouvoir
exceptionnel d’un imperator celui
(celle) qui fera la preuve de sa capacité d’inceste. D’où le personnage de
Martin, dans le film de Visconti : pour fonder le Reich, il fallait – au
moins – un inceste. Et un poète, agent cathartique, pour s’en souvenir. Depuis
Augustin, les Pères de l’Église l’avaient bien dit : l’empire, c’est le
stupre. Le SS, païen, s’en souvient.
III
Si
peu d’historiens jugent bon de se pencher sur le rêve incestueux qui prélude à
la guerre civile et à la fondation de l’Empire romain, Freud, au contraire, l’aura
même jugé digne de commentaires érudits, et d’abord au chapitre 6 de L’Interprétation des rêves. Il reprend
même à son compte l’oniromancie de Plutarque, et l’augmente de l’autorité de
ses propres collègues et amis, Rank ou Ferenczi : le désir incestueux, rêvé
car refoulé, dit que la terre-mère appartiendra au rêveur et la Ville au
conquérant. Mais d’autres occurrences apparaissent ailleurs, en particulier
dans un texte aussi important que celui consacré aux Mémoires du président Schreber, beau cas de « délire
paranoïaque » et vraie graine de tyran délirant s’il en fut. En bonne
méthode, Freud a une raison précise d’apprécier à leur juste valeur les rêves
de César : Rome lit les tragiques grecs, Rome, héritière d’Athènes avant
d’en devenir le maître, ne peut ignorer que Thésée, son fondateur, a accueilli
Œdipe à Colone, et « ira avec lui à Athènes dont Œdipe devient un héros
protecteur » (K. Axelos, 1989). Au même nom d’Œdipe, Freud, sujet juif et
viennois d’un Habsbourg, mène, avec autant de discrétion que de résolution,
une guerre inexpiable à un empire au moins, qui est une
république. Sur le bateau qui l’emmène en 1909 pour une tournée de conférences aux
États-Unis, il déclare à Jung, qui l’accompagne : « Je leur apporte
la peste. » Ce dont Œdipe délivre les Thébains en relevant le défi jeté
par la sphinge, Freud pense pouvoir le rapporter aux Américains : la peste
– la musique du désir, le langage des pulsions, le réglage sur l’inconscient
mieux écouté et discerné. Freud fera les frais de ce peu d’aménité un peu
hargneuse : ravie par la science nouvelle, la Clark University, dans le
Massachussets, loin de le snober, lui décerne un honoris causa. Nettement plus agressive, seconde tentative, après
la guerre et l’effondrement de l’empire austro-hongrois : le portrait (au
vitriol) du président Wilson, à la suite de celui, non moins acerbe, qu’en
avait donné John M. Keynes en 1919, dans ses Conséquences économiques de la paix. Le livre de Freud (et Bullit) ne
verra pas le jour des librairies, ne paraîtra que longtemps après la mort de
l’auteur. Là encore, un dénouement inattendu, voire une déconvenue. Freud se rangeait
donc parmi ces Européens que dérange l’Amérique mais qui ne savent comment en
convenir au juste. Ce qu’il ne pouvait savoir se tenait pourtant à ses côtés et
recevait sa confiance : la peste viendra, mais au lieu d’en transporter le
bacille chez les autres il va en subir les miasmes le jour où Jung, vingt-cinq
ans après l’aller-retour chez les Européens et les Indiens d’Amérique,
dénoncera la psychanalyse comme « non aryenne » et offrira ses
services aux hitlériens. Guerre fratricide. Encore Thèbes, mais celle des Sept,
non celle de Jocaste. Oui, la peste, décidément. (Il eût fallu exempter Freud
de toute obligation de pensée et d’activité politiques. Mais peut-on servir
deux maîtres à la fois, l’inconscient de César et la volonté de César ?)
De quoi on
doit inférer que le découvreur du complexe d’Œdipe a cherché avec constance le
possible mode d’emploi politique de sa découverte psychologique, mais sans
véritable succès. À quoi tient que les résultats n’aient pas suivi l’intention ?
À ceci, sans doute : ce dont les Grecs et les Romains trouvent encore des
restes institutionnels dans l’antiquité égyptienne déjà moribonde, n’a déjà
plus pour eux-mêmes d’autre réalité que seconde, secondaire, mythologique (chez
Suétone et Plutarque, déjà incrédules, elle a même subi une dégradation
supplémentaire puisqu’elle n’apparaît plus qu’en rêve, comme un incident
psychologique scabreux). Même le fondateur d’une légitimité théocratique, comme
César imperator, ne peut ni ne veut
restaurer le préhistorique « règne des mères », dont le thème de l’adoubement
prestigieux ou fabuleux par l’inceste ne montrait déjà plus que les traces
résiduelles. Que la psychanalyse le « redécouvre » ne fait que
souligner cette érosion : l’inceste, non seulement n’est pas, ou n’est
plus, l’attribut exclusif et glorieux d’un monarque de droit divin, mais encore
ne survit-t-il plus qu’à titre universel et monotone, en fantasme standard des
plus réguliers, en témoin de normalité – ou bien, comme chez le personnage
imaginé par Visconti, en exception perverse. Indice supplémentaire de l’inutilité progressive de la thématique
œdipienne, devenant encombrante pour ses découvreurs eux-mêmes : ces
psychanalystes qui mettent le désir incestueux au compte de… la pulsion de mort
déguisée. L’époque d’anti-Œdipe ou d’après Œdipe avait commencé. L’empire a
changé de signes, il songe à de tout autres transgressions.
J.-L. Evard
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