En décembre 1950, en pleine guerre de Corée, méditant
la stratégie américaine que préoccupe son double engagement en Europe et en Asie,
Raymond Aron note dans Le Figaro, à propos de l’adversaire soviétique :
« À chaque point de la périphérie, l’Empire continental dispose de forces
terrestres supérieures à celles que sont susceptibles d’engager les États-Unis
qui, par rapport à la masse terrestre Europe-Asie, ont une position comparable
à celle de la Grande-Bretagne naguère par rapport à l’Europe. » Projection
géopolitique dont on reconnaît le principe et l’échelle ; Harold MacKinder
les a portés le premier à ce degré de netteté doctrinale. Mais la différence
politique et stratégique de la terre et de la mer a déjà une longue carrière,
elle date des premiers temps de la monarchie universelle. L’idée sommeille chez
les écrivains de l’Antiquité gréco-romaine, leurs collègues hébreux, bien placés
eux aussi pour comprendre ce qu’« empire » veut dire, lui accordant
au contraire la plus vive attention (le prophète Daniel, ou surtout, la
tradition de Léviathan et Béhémoth qui thématise avec précision l’opposition de
la terre et de la mer).
Elle connaît ses
premiers développements systématiques au Moyen Âge, dans l’œuvre de Dante, en
particulier dans le bref traité rédigé en latin entre 1310 et 1312, et qu’il a
intitulé Monarchia. Guelfe partisan de l’autorité impériale – celle des
Hohenstaufen passant les Alpes pour la recevoir consacrée par le pape et régner
jusqu’en Sicile en successeur régulier des empereurs romains –, Dante a cherché
à décliner les principes juridiques d’une telle constitution. Mais il a aussi
vécu ce temps de fondation politique comme une exigence impérieuse de
refondation, exigence sans doute obscure à ses propres yeux : il voit les
cités italiennes se déchirer (la sienne l’exilera à vie), et, à l’horizon
européen, l’autorité se disloquer entre son régime temporel et son régime
spirituel. D’où son vif intérêt pour les conditions de possibilité matérielles,
donc géographiques de la structure impériale qui le retient, démarche qu’il
tente selon la recette de rigueur pour un homme du Moyen Âge : faire
retour sur le modèle romain, le principat du « divin Monarque
Auguste », la « Monarchie parfaite » (I, 17). Si
« modèle » il y a, c’est d’abord dans la perspective d’une
intégration des multiples pouvoirs locaux et rivaux dans une forme holistique :
monarchique parce qu’unitaire et unifiant le genre humain, et impérial parce
qu’instituant le monarque universel. Autorité monarchique parce qu’unitaire,
impériale parce qu’universelle, universelle parce qu’étendue à la surface
entière des terres habitées. « L’Empire consiste dans l’unité de la
Monarchie universelle » (III, 10), et « seul l’Océan met une
frontière à sa juridiction, alors que ce n’est point le cas des autres princes,
dont les territoires ont pour frontières des territoires étrangers »
(I, 11). En toutes lettres, voici sous nos yeux l’acte de naissance du principe
géopolitique et stratégique qui oriente tout empire.
À
première vue, Dante reprend ici l’argument utilisé par Virgile promu poète
d’Auguste quand, après la victoire d’Actium, il célèbre la restauration de la
paix jusqu’aux limites océaniques de l’empire (les Hespérides, au bord de
l’Atlantique, et, vers l’Orient, les confins de la mer Noire et les contrées
parthes). Et Virgile, à son tour, pour cause de propagande bien comprise, avait
simplement ajouté valeur mythologique d’allégorie à un postulat stratégique
bien plus ancien que lui, datant au moins de Polybe, le premier écrivain romain
à voir dans la puissance romaine un système d’emprise sur une multitude de
nations toutes reliées, par un port ou un fleuve, à la mer Méditerranée. La
synthèse de Polybe – fin du IIIe siècle av. J.-C. – vint d’ailleurs
à point pour sceller la victoire définitive de Rome sur Carthage, sa rivale
maritime. Polybe expose, en préliminaire à son histoire romaine, la question
génétique qui l’anime : reconstituer le processus qui mène à
l’instance d’une hégémonie formalisée – SPQR, made in Rom – sur un vaste
ensemble disparate d’ethnies jusque-là isolées les unes des autres. Le mare
nostrum aiguise et cristallise déjà le conflit des stratèges. L’Océan,
déjà, semble receler le point secret d’équilibre de ce « grand
espace ».
Pourtant, de Polybe
et Virgile à Dante, une modification décisive survient dans ce premier schéma
géopolitique de la domination impériale. Ce que le poète florentin hérite du
passé romain, c’est l’idée exclusive d’une étendue terrestre et maritime
monopolisée – valeur toute spatiale, atteignant son maximum et son optimum
quand l’étendue de ce pouvoir se confond avec celle de l’œcoumène, au bord de
l’Océan, comme si l’empire universel était une île et ne s’accomplissait que
sous cette forme géographique, révélation de son essence politique. Ce que
Dante, quant à lui, ajoute à ce modèle virgilien, et qu’il tient de source
chrétienne (augustinienne), c’est le rapport immanent de cet espace universel à
une durée. La Monarchie universelle qu’est l’empire se distingue de la
Cité de Dieu en ce qu’elle constitue une Monarchie « temporelle »,
« principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps, ou bien
parmi toutes choses et sur toutes choses que mesure le temps » (I, 2). La
marque de fabrique chrétienne, et l’écart d’avec la source polybienne et
virgilienne, se lit ici sans peine : ce que « mesure le temps »
– la durée historique, donc – ne fait sens que par opposition à un au-delà de
la durée, que désigne et dénote la figure de l’éternité
(l’éternité augustinienne, qui doit un jour, au jour du Jugement, se substituer
à la durée de l’existence historique – ou, peut-être, la prolonger, équivoque
laissée en suspens par Augustin). Il n’est pas interdit, il est même prudent
d’imaginer que Dante, à cet égard, joue sur le sens du « temporel »
qu’il évoque : il l’entend, certes, dans le sens chrétien ordinaire du
« siècle » domaine des choses profanes, mais il l’entend aussi, et
c’est la nouveauté véritable de sa pensée, dans son sens physique de
« durée », expérience du temps vivant et irréversible des générations
humaines. Indice certain de ce détournement audacieux, de cette
« sécularisation » des figures apocalyptiques du Jugement : l’empire
idéal doit apporter bonheur et liberté ici-bas, il préfigure dès maintenant
l’au-delà. Frère Campanella, dans sa Monarchie du Messie (elle aussi
insulaire), ne raisonnera pas autrement – et croupira de longues années dans
les geôles dominicaines.
De ce fait, les
pouvoirs que Dante prévoit de réserver au Monarque universel maître de l’empire
ne se limitent pas, comme chez son maître Virgile, à l’occupation de l’espace
conquis ou colonisé (le modèle romain réel répétant d’ailleurs son propre
modèle mythologique, la préhistoire troyenne de la Ville). L’empire idéal de
Dante se fonde aussi et tout autant sur la maîtrise anticipée de la durée,
fonction essentielle de l’autorité comme l’était, aux yeux de Virgile, la
restauration augustéenne d’un « âge d’or ». La temporalité, dans la
fonction espace-temps de l’empire, change ainsi de régime et de nature :
fictive et mythologique chez Virgile, elle devient empirique et historique chez
Dante. Le temps linéaire de la patristique et de ses lecteurs médiévaux a bel
et bien transformé l’espace du pouvoir, et même dissocié le temporel du
spirituel au-delà de leurs propres intentions puisque l’axe du temps, chez
Dante (mais Machiavel mettra avec ardeur la leçon à profit), sert de
légitimation explicite à un appareil de pouvoir séculier – les Hohenstaufen en
Italie – détaché de l’Église, au risque lourd de l’excommunication durant toute
la Querelle des investitures, et au risque de la révolution dès la révolution
anglaise sœur jumelle de la Réformation germanique.
On ne force donc pas
le sens du texte en y écoutant les préludes d’une question athéologique posée
par Dante en langage théologique. À l’empereur, le monarque universel par lui
institué responsable de la durée de l’existence humaine dans sa plénitude
profane, il incombe d’y veiller comme à une valeur qui peut et doit se suffire
à elle-même, hors le souci d’éternité puisqu’aucune durée humaine, suggère
Dante, ne se mesurera jamais à l’aune de la fin des temps. Dans le langage
théologique d’Augustin, c’est ainsi l’hypothèque eschatologique que Dante
expulse sans ambiguïté hors de la pensée du politique. Dans le temps abstrait
et toujours retardé de la fin des temps fait irruption la durée concrète du
Maintenant, source vive d’une condition historique où les générations se
découvrent solidaires. Solidaires d’un temps ouvert et créateur plutôt
qu’héritières d’un temps répétitif et cyclique ou du péché originel. D’où les
accents d’enthousiasme intempestif que Dante laisse percer à l’idée de ce
renouvellement du monde, celle d’une « humanité entière ordonnée dans son
innombrable multitude » (I, 2), voire celle du bonheur dû à notre
liberté : « par lui nous sommes heureux ici-bas en tant qu’hommes et
nous serons heureux là-haut comme des dieux » (I, 12 – texte qui va
jusqu’au détournement fier et insolent du fameux sicut dei de la Genèse,
Gn 3, 5).
D’où aussi la
métamorphose que Dante fait subir à son modèle géopolitique premier. La
« Monarchie parfaite » des origines régnait sur une île : sous
l’empire qui réunit toutes les sociétés humaines, elle touchait aux eaux qui
l‘enserrent de tous côtés (et imite la forme sphérique du monde qui l’entoure).
Mais depuis la chute de cette Monarchie exemplaire : « Ô genre
humain, par combien de tempêtes et de catastrophes, par combien de naufrages
dois-tu être ballotté, tandis que, transformé en un monstre aux multiples
têtes, tu déploies tes efforts stériles ! » (I, 16). Voici l’île
bienheureuse devenue vaisseau en perdition, hydre, Bête. Comment ne pas penser
à Ratzel ! En 1897, dans sa Géographie
politique, lui aussi imagine l’île de l’empire échouée en épave : « L’Angleterre possède des
milliers d’îles, et c’est à partir d’îles qu’elle domine de vastes étendues
maritimes et continentales. Certaines, comme Sainte-Hélène et Ascension,
peuvent être assimilées à des vaisseaux échoués. » D’une métaphore
marine à l’autre, on pilote autrement, la durée a fait irruption, chassé l’âge
d’or et l’éternité, libéré l’imprévisible, la Fortune, le jeu des volontés,
l’énigme du désir. Naissance d’un espace-temps. Renaissance et blessure du
politique.
J.-L. Evard
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