samedi 29 novembre 2014

L'empire archipel




En décembre 1950, en pleine guerre de Corée, méditant la stratégie américaine que préoccupe son double engagement en Europe et en Asie, Raymond Aron note dans Le Figaro, à propos de l’adversaire soviétique : « À chaque point de la périphérie, l’Empire continental dispose de forces terrestres supérieures à celles que sont susceptibles d’engager les États-Unis qui, par rapport à la masse terrestre Europe-Asie, ont une position comparable à celle de la Grande-Bretagne naguère par rapport à l’Europe. » Projection géopolitique dont on reconnaît le principe et l’échelle ; Harold MacKinder les a portés le premier à ce degré de netteté doctrinale. Mais la différence politique et stratégique de la terre et de la mer a déjà une longue carrière, elle date des premiers temps de la monarchie universelle. L’idée sommeille chez les écrivains de l’Antiquité gréco-romaine, leurs collègues hébreux, bien placés eux aussi pour comprendre ce qu’« empire » veut dire, lui accordant au contraire la plus vive attention (le prophète Daniel, ou surtout, la tradition de Léviathan et Béhémoth qui thématise avec précision l’opposition de la terre et de la mer).

Elle connaît ses premiers développements systématiques au Moyen Âge, dans l’œuvre de Dante, en particulier dans le bref traité rédigé en latin entre 1310 et 1312, et qu’il a intitulé Monarchia. Guelfe partisan de l’autorité impériale – celle des Hohenstaufen passant les Alpes pour la recevoir consacrée par le pape et régner jusqu’en Sicile en successeur régulier des empereurs romains –, Dante a cherché à décliner les principes juridiques d’une telle constitution. Mais il a aussi vécu ce temps de fondation politique comme une exigence impérieuse de refondation, exigence sans doute obscure à ses propres yeux : il voit les cités italiennes se déchirer (la sienne l’exilera à vie), et, à l’horizon européen, l’autorité se disloquer entre son régime temporel et son régime spirituel. D’où son vif intérêt pour les conditions de possibilité matérielles, donc géographiques de la structure impériale qui le retient, démarche qu’il tente selon la recette de rigueur pour un homme du Moyen Âge : faire retour sur le modèle romain, le principat du « divin Monarque Auguste », la « Monarchie parfaite » (I, 17). Si « modèle » il y a, c’est d’abord dans la perspective d’une intégration des multiples pouvoirs locaux et rivaux dans une forme holistique : monarchique parce qu’unitaire et unifiant le genre humain, et impérial parce qu’instituant le monarque universel. Autorité monarchique parce qu’unitaire, impériale parce qu’universelle, universelle parce qu’étendue à la surface entière des terres habitées. « L’Empire consiste dans l’unité de la Monarchie universelle » (III, 10), et « seul l’Océan met une frontière à sa juridiction, alors que ce n’est point le cas des autres princes, dont les  territoires ont pour frontières des territoires étrangers » (I, 11). En toutes lettres, voici sous nos yeux l’acte de naissance du principe géopolitique et stratégique qui oriente tout empire.

         À première vue, Dante reprend ici l’argument utilisé par Virgile promu poète d’Auguste quand, après la victoire d’Actium, il célèbre la restauration de la paix jusqu’aux limites océaniques de l’empire (les Hespérides, au bord de l’Atlantique, et, vers l’Orient, les confins de la mer Noire et les contrées parthes). Et Virgile, à son tour, pour cause de propagande bien comprise, avait simplement ajouté valeur mythologique d’allégorie à un postulat stratégique bien plus ancien que lui, datant au moins de Polybe, le premier écrivain romain à voir dans la puissance romaine un système d’emprise sur une multitude de nations toutes reliées, par un port ou un fleuve, à la mer Méditerranée. La synthèse de Polybe – fin du IIIe siècle av. J.-C. – vint d’ailleurs à point pour sceller la victoire définitive de Rome sur Carthage, sa rivale maritime. Polybe expose, en préliminaire à son histoire romaine, la question génétique qui l’anime : reconstituer le processus qui mène à l’instance d’une hégémonie formalisée – SPQR, made in Rom – sur un vaste ensemble disparate d’ethnies jusque-là isolées les unes des autres. Le mare nostrum aiguise et cristallise déjà le conflit des stratèges. L’Océan, déjà, semble receler le point secret d’équilibre de ce « grand espace ».

Pourtant, de Polybe et Virgile à Dante, une modification décisive survient dans ce premier schéma géopolitique de la domination impériale. Ce que le poète florentin hérite du passé romain, c’est l’idée exclusive d’une étendue terrestre et maritime monopolisée – valeur toute spatiale, atteignant son maximum et son optimum quand l’étendue de ce pouvoir se confond avec celle de l’œcoumène, au bord de l’Océan, comme si l’empire universel était une île et ne s’accomplissait que sous cette forme géographique, révélation de son essence politique. Ce que Dante, quant à lui, ajoute à ce modèle virgilien, et qu’il tient de source chrétienne (augustinienne), c’est le rapport immanent de cet espace universel à une durée. La Monarchie universelle qu’est l’empire se distingue de la Cité de Dieu en ce qu’elle constitue une Monarchie « temporelle », « principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps, ou bien parmi toutes choses et sur toutes choses que mesure le temps » (I, 2). La marque de fabrique chrétienne, et l’écart d’avec la source polybienne et virgilienne, se lit ici sans peine : ce que « mesure le temps » – la durée historique, donc – ne fait sens que par opposition à un au-delà de la durée, que désigne et dénote la figure de l’éternité (l’éternité augustinienne, qui doit un jour, au jour du Jugement, se substituer à la durée de l’existence historique – ou, peut-être, la prolonger, équivoque laissée en suspens par Augustin). Il n’est pas interdit, il est même prudent d’imaginer que Dante, à cet égard, joue sur le sens du « temporel » qu’il évoque : il l’entend, certes, dans le sens chrétien ordinaire du « siècle » domaine des choses profanes, mais il l’entend aussi, et c’est la nouveauté véritable de sa pensée, dans son sens physique de « durée », expérience du temps vivant et irréversible des générations humaines. Indice certain de ce détournement audacieux, de cette « sécularisation » des figures apocalyptiques du Jugement : l’empire idéal doit apporter bonheur et liberté ici-bas, il préfigure dès maintenant l’au-delà. Frère Campanella, dans sa Monarchie du Messie (elle aussi insulaire), ne raisonnera pas autrement – et croupira de longues années dans les geôles dominicaines.

De ce fait, les pouvoirs que Dante prévoit de réserver au Monarque universel maître de l’empire ne se limitent pas, comme chez son maître Virgile, à l’occupation de l’espace conquis ou colonisé (le modèle romain réel répétant d’ailleurs son propre modèle mythologique, la préhistoire troyenne de la Ville). L’empire idéal de Dante se fonde aussi et tout autant sur la maîtrise anticipée de la durée, fonction essentielle de l’autorité comme l’était, aux yeux de Virgile, la restauration augustéenne d’un « âge d’or ». La temporalité, dans la fonction espace-temps de l’empire, change ainsi de régime et de nature : fictive et mythologique chez Virgile, elle devient empirique et historique chez Dante. Le temps linéaire de la patristique et de ses lecteurs médiévaux a bel et bien transformé l’espace du pouvoir, et même dissocié le temporel du spirituel au-delà de leurs propres intentions puisque l’axe du temps, chez Dante (mais Machiavel mettra avec ardeur la leçon à profit), sert de légitimation explicite à un appareil de pouvoir séculier – les Hohenstaufen en Italie – détaché de l’Église, au risque lourd de l’excommunication durant toute la Querelle des investitures, et au risque de la révolution dès la révolution anglaise sœur jumelle de la Réformation germanique.

On ne force donc pas le sens du texte en y écoutant les préludes d’une question athéologique posée par Dante en langage théologique. À l’empereur, le monarque universel par lui institué responsable de la durée de l’existence humaine dans sa plénitude profane, il incombe d’y veiller comme à une valeur qui peut et doit se suffire à elle-même, hors le souci d’éternité puisqu’aucune durée humaine, suggère Dante, ne se mesurera jamais à l’aune de la fin des temps. Dans le langage théologique d’Augustin, c’est ainsi l’hypothèque eschatologique que Dante expulse sans ambiguïté hors de la pensée du politique. Dans le temps abstrait et toujours retardé de la fin des temps fait irruption la durée concrète du Maintenant, source vive d’une condition historique où les générations se découvrent solidaires. Solidaires d’un temps ouvert et créateur plutôt qu’héritières d’un temps répétitif et cyclique ou du péché originel. D’où les accents d’enthousiasme intempestif que Dante laisse percer à l’idée de ce renouvellement du monde, celle d’une « humanité entière ordonnée dans son innombrable multitude » (I, 2), voire celle du bonheur dû à notre liberté : « par lui nous sommes heureux ici-bas en tant qu’hommes et nous serons heureux là-haut comme des dieux » (I, 12 – texte qui va jusqu’au détournement fier et insolent du fameux sicut dei de la Genèse, Gn 3, 5).

D’où aussi la métamorphose que Dante fait subir à son modèle géopolitique premier. La « Monarchie parfaite » des origines régnait sur une île : sous l’empire qui réunit toutes les sociétés humaines, elle touchait aux eaux qui l‘enserrent de tous côtés (et imite la forme sphérique du monde qui l’entoure). Mais depuis la chute de cette Monarchie exemplaire : « Ô genre humain, par combien de tempêtes et de catastrophes, par combien de naufrages dois-tu être ballotté, tandis que, transformé en un monstre aux multiples têtes, tu déploies tes efforts stériles ! » (I, 16). Voici l’île bienheureuse devenue vaisseau en perdition, hydre, Bête. Comment ne pas penser à Ratzel ! En 1897, dans sa Géographie politique, lui aussi imagine l’île de l’empire échouée en épave : « L’Angleterre possède des milliers d’îles, et c’est à partir d’îles qu’elle domine de vastes étendues maritimes et continentales. Certaines, comme Sainte-Hélène et Ascension, peuvent être assimilées à des vaisseaux échoués. » D’une métaphore marine à l’autre, on pilote autrement, la durée a fait irruption, chassé l’âge d’or et l’éternité, libéré l’imprévisible, la Fortune, le jeu des volontés, l’énigme du désir. Naissance d’un espace-temps. Renaissance et blessure du politique.

J.-L. Evard


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