Donner à une époque le nom
d’une ville pour en fixer le leitmotiv, l’esprit du temps, ce jeu se joue
depuis des siècles. Pour élire Paris capitale du XIXe siècle,
Baudelaire et Benjamin exercent en poètes la prérogative antique des fondateurs
d’empire baptisant une cité éponyme quand ils ont choisi la colline inspirée
siège de leur majesté et de leur postérité. Ce jeu de la fondation d’un espace-temps
collectif rentre dans la catégorie des jeux sérieux, politiques autant que poétiques ;
il admet des variantes, leur règle servant la fonction symbolique que nourrit
l’imaginaire historique. Ainsi, plutôt que d’attribuer à une époque sa ville
emblème, on peut se demander à l’inverse quelles époques se reconnaissent dans
une seule et même ville. Variante d’autant plus séduisante pour l’esprit
qu’elle répond à sa volonté de s’enrichir en se jouant de l’espace-temps :
ici, au lieu de chercher un lieu pour un temps, il recherche par réciproque un
temps, ou plusieurs, pour un même lieu. Comment déclinerait-il mieux les
interactions de l’espace et du temps propres à tout espace-temps ?
Pour
des raisons évidentes, Jérusalem, plus encore que Rome, se prête à ce jeu
sérieux de la fondation géopolitique car elle sert d’archive et d’écrin à trois
époques. Tour à tour, elle fut une ville nationale (davidienne), capitale et
sanctuaire éminent des douze puis deux tribus du peuple juif entre le Premier
et le Second Temple ; une ville internationale, ou multinationale, qui
végète dans sa gloire de sépulcre et de haut-lieu de la Rédemption, blason
théologique et monnaie diplomatique des différents plans de monarchie
universelle. Au début du XXe siècle, Jérusalem devient une ville
transnationale : Londres en chasse le Turc et l’empire ottoman, mais pour
y laisser sévir, au nom d’un mandat international de complaisance, une anarchie
qui ne dit pas son nom et n’en dévaste pas moins la ville et la région vite
transformées en champ mal clos du conflit judéo-arabe, dès les premières
émeutes pogromistes de 1929 et de 1936. Transnationale, Jérusalem le reste à
plus forte raison au moment de la proclamation de l’État d’Israël : ville
clivée en deux souverainetés nationales et plusieurs légitimités théologiques.
Des
trois fonctions géopolitiques distinctes assumées par Jérusalem, aucune ne se
sépare tout à fait des deux autres. Elles se chevauchent, elles interfèrent, elles
n’en doivent pas moins se composer entre elles, comme le doivent toujours et
partout des époques appelées à en passer par le même lieu et à se rejoindre en
une seule et même durée – un singulier complexe d’espace-temps hors sol et sans
calendrier bien que concentré sur sa puissance de méridien géopolitique de
l’histoire universelle. Comprendre pourquoi, cela revient à approcher de plus
près la complexion de Jérusalem et ses divers agencements au fil du
temps : ils ne cessent d’agir les uns sur les autres. Ce que dit la
formule bien frappée, genius loci, s’applique
au mieux à la Ville phare des nations – même à elle et sans doute à elle
surtout. On se place donc dans la perspective idoine en se donnant Jérusalem comme
un espace-temps clef de bien d’autres : la capitale de trois âges de
l’humanité (national, international et transnational) a charge d’un signe
d’histoire d’intensité exceptionnelle. Il n’y va pas que d’une allégorie :
il y va aussi d’une donnée
d’espace-temps. L’allégorie ne fait même que la figurer, comme on met en
figures le moment invisible et inhérent de tout espace-temps.
Les
trois âges de Jérusalem se chevauchent parce qu’ils scandent trois époques
politiques parlant chacune un langage théologico-politique adressé aux nations
du genre humain. Car même l’époque transnationale commençant pour la Ville il y
a un siècle ne vaut, certes, que par renouvellement des pactes entre nations des
deux autres époques. Le Psalmiste de la brève monarchie davidienne appelait les
soixante-dix nations du monde à se ranger en cercle autour du Temple. Première
perspective d’une théocratie universelle, qui, à la deuxième époque, se répète
à plus vaste échelle quand Jérusalem, même après les huit croisades, reste
l’emblème international de l’évangélisation paulinienne des peuples que se
disputent et se partagent les églises – à la frontière de l’islam ou sous son
empire. Même énigme enchevêtrée pour Jérusalem du troisième âge : le
projet sioniste originaire d’une judéité sécularisée et rassemblée sur les
lieux laïcisés de son passé aura fait long feu, Jérusalem israélienne refait de
nos jours son plein de passions théologiques et retrouve ainsi son moment
typique de contretemps de l’histoire universelle (premier contretemps : la
destruction romaine du Temple puis de la ville ; deuxième
contretemps : le décentrement paulinien, la fondation romaine de
fédération catholique des communautés chrétiennes.)
Mais
Jérusalem ne porte aujourd’hui en elle ces trois âges historiques que d’avoir
repris récemment son titre de capitale, capitale, cette fois, de l’État hébreu
fondé en juin 1948. Fondation inachevée, fondation toujours en cours, fondation
en suspens puisque cet État, à la lettre même du Judenstaat d’un de ses premiers concepteurs, Herzl, ne sait pas, ne
sait toujours pas s’il doit se définir comme État juif ou comme État des Juifs.
Il ne le saura jamais, il ne pourra jamais en décider, sa fondation restera
donc inaccomplie – quoiqu’elle survienne dans les lieux qu’il aura destinés à
une nouvelle page de l’histoire des Juifs, en vue de les préserver de la
détestation anti-judaïque et antisémite. Or l’indécision constitutive de
l’identité définie par le Judenstaat de
Herzl et Weizmann ne résulte pas, on s’en doute, de quelque esquive juridique
due à l’improvisation : elle a ses racines véritables dans la condition
juive, dans la permanence et les mutations de l’homme juif en ses trois
époques. Elle ne pouvait pas ne pas se marquer en creux dans les lois
organiques du nouvel État, qui n’a pas de constitution, particularité si
particulière qu’elle opère en même temps sur trois plans différents : elle
aménage avec opportunité les relations d’Israël avec la diaspora juive, elle
dévaste les relations entre Juifs et Arabes, elle sert, malgré elle, de terrain
d’expérience au nouveau mode transnational de rapports entre les peuples du
nouveau monde historique apparu entre les deux guerres mondiales.
Mais
à quoi tient, en langage non pas théologique mais géopolitique, cette essentielle
relativité ternaire du national, de l’international et du transnational ?
L’époque des nations avait marqué
leur affirmation face aux empires universels de l’Antiquité, et c’est bien sûr
dans le symbole mémoriel et fondateur de l’Exode que les Juifs auront dessiné
pour eux-mêmes et pour toutes les nations la forme nationale de l’ethnie en butte
aux empires et, par opposition à leur loi, se donnant ses lois (prophétie de
Daniel). L’âge international généralise cette relation de conflit et de
polarisation entre les nations et les empires : égalité des nations de
l’œcoumène élargi aux Nouveaux Mondes, mais aussi fédération des nations sous
l’autorité de souverains prétendants à la monarchie universelle héritière de
son modèle romain. L’âge transnational fait donc entendre une question sans
précédent dans l’histoire des nations et des empires : après la fin des
plans de monarchie universelle dans le désastre de deux guerres mondiales, que
reste-t-il des nations, elles qui jusqu’à maintenant n’avaient trouvé
d’identité que dans leur rejet de la forme empire ? Que signifie
« nation », non plus face à la forme empire désormais caduque, mais
face aux grandes puissances qui lui ont succédé ?
Cette
question fait notre ordre du jour, le cahier de nos charges, et c’est à
Jérusalem qu’elle se pose avec le plus d’acuité et de complexité. Car, en durée
longue, le peuple juif, qui n’a jamais fondé d’empire, ne connaît guère de
l’existence nationale que son mode diasporique – fondant autour de la ville de
Jérusalem une nation neuve, il se maintient pourtant dans la dispersion
diasporique de toujours. Les dures épreuves de la fondation interminable de
l’État d’Israël prolongent donc, sous les conditions toutes nouvelles de l’âge
transnational, une expérience plus qu’ancienne. Encore faut-il savoir la
reconnaître pour ne pas devoir la subir.
J.-L.
Evard
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