lundi 24 novembre 2014

Jérusalem des astres (2)

Donner à une époque le nom d’une ville pour en fixer le leitmotiv, l’esprit du temps, ce jeu se joue depuis des siècles. Pour élire Paris capitale du XIXe siècle, Baudelaire et Benjamin exercent en poètes la prérogative antique des fondateurs d’empire baptisant une cité éponyme quand ils ont choisi la colline inspirée siège de leur majesté et de leur postérité. Ce jeu de la fondation d’un espace-temps collectif rentre dans la catégorie des jeux sérieux, politiques autant que poétiques ; il admet des variantes, leur règle servant la fonction symbolique que nourrit l’imaginaire historique. Ainsi, plutôt que d’attribuer à une époque sa ville emblème, on peut se demander à l’inverse quelles époques se reconnaissent dans une seule et même ville. Variante d’autant plus séduisante pour l’esprit qu’elle répond à sa volonté de s’enrichir en se jouant de l’espace-temps : ici, au lieu de chercher un lieu pour un temps, il recherche par réciproque un temps, ou plusieurs, pour un même lieu. Comment déclinerait-il mieux les interactions de l’espace et du temps propres à tout espace-temps ?
Pour des raisons évidentes, Jérusalem, plus encore que Rome, se prête à ce jeu sérieux de la fondation géopolitique car elle sert d’archive et d’écrin à trois époques. Tour à tour, elle fut une ville nationale (davidienne), capitale et sanctuaire éminent des douze puis deux tribus du peuple juif entre le Premier et le Second Temple ; une ville internationale, ou multinationale, qui végète dans sa gloire de sépulcre et de haut-lieu de la Rédemption, blason théologique et monnaie diplomatique des différents plans de monarchie universelle. Au début du XXe siècle, Jérusalem devient une ville transnationale : Londres en chasse le Turc et l’empire ottoman, mais pour y laisser sévir, au nom d’un mandat international de complaisance, une anarchie qui ne dit pas son nom et n’en dévaste pas moins la ville et la région vite transformées en champ mal clos du conflit judéo-arabe, dès les premières émeutes pogromistes de 1929 et de 1936. Transnationale, Jérusalem le reste à plus forte raison au moment de la proclamation de l’État d’Israël : ville clivée en deux souverainetés nationales et plusieurs légitimités théologiques.
Des trois fonctions géopolitiques distinctes assumées par Jérusalem, aucune ne se sépare tout à fait des deux autres. Elles se chevauchent, elles interfèrent, elles n’en doivent pas moins se composer entre elles, comme le doivent toujours et partout des époques appelées à en passer par le même lieu et à se rejoindre en une seule et même durée – un singulier complexe d’espace-temps hors sol et sans calendrier bien que concentré sur sa puissance de méridien géopolitique de l’histoire universelle. Comprendre pourquoi, cela revient à approcher de plus près la complexion de Jérusalem et ses divers  agencements au fil du temps : ils ne cessent d’agir les uns sur les autres. Ce que dit la formule bien frappée, genius loci, s’applique au mieux à la Ville phare des nations – même à elle et sans doute à elle surtout. On se place donc dans la perspective idoine en se donnant Jérusalem comme un espace-temps clef de bien d’autres : la capitale de trois âges de l’humanité (national, international et transnational) a charge d’un signe d’histoire d’intensité exceptionnelle. Il n’y va pas que d’une allégorie : il y va aussi d’une donnée d’espace-temps. L’allégorie ne fait même que la figurer, comme on met en figures le moment invisible et inhérent de tout espace-temps.
Les trois âges de Jérusalem se chevauchent parce qu’ils scandent trois époques politiques parlant chacune un langage théologico-politique adressé aux nations du genre humain. Car même l’époque transnationale commençant pour la Ville il y a un siècle ne vaut, certes, que par renouvellement des pactes entre nations des deux autres époques. Le Psalmiste de la brève monarchie davidienne appelait les soixante-dix nations du monde à se ranger en cercle autour du Temple. Première perspective d’une théocratie universelle, qui, à la deuxième époque, se répète à plus vaste échelle quand Jérusalem, même après les huit croisades, reste l’emblème international de l’évangélisation paulinienne des peuples que se disputent et se partagent les églises – à la frontière de l’islam ou sous son empire. Même énigme enchevêtrée pour Jérusalem du troisième âge : le projet sioniste originaire d’une judéité sécularisée et rassemblée sur les lieux laïcisés de son passé aura fait long feu, Jérusalem israélienne refait de nos jours son plein de passions théologiques et retrouve ainsi son moment typique de contretemps de l’histoire universelle (premier contretemps : la destruction romaine du Temple puis de la ville ; deuxième contretemps : le décentrement paulinien, la fondation romaine de fédération catholique des communautés chrétiennes.)
Mais Jérusalem ne porte aujourd’hui en elle ces trois âges historiques que d’avoir repris récemment son titre de capitale, capitale, cette fois, de l’État hébreu fondé en juin 1948. Fondation inachevée, fondation toujours en cours, fondation en suspens puisque cet État, à la lettre même du Judenstaat d’un de ses premiers concepteurs, Herzl, ne sait pas, ne sait toujours pas s’il doit se définir comme État juif ou comme État des Juifs. Il ne le saura jamais, il ne pourra jamais en décider, sa fondation restera donc inaccomplie – quoiqu’elle survienne dans les lieux qu’il aura destinés à une nouvelle page de l’histoire des Juifs, en vue de les préserver de la détestation anti-judaïque et antisémite. Or l’indécision constitutive de l’identité définie par le Judenstaat de Herzl et Weizmann ne résulte pas, on s’en doute, de quelque esquive juridique due à l’improvisation : elle a ses racines véritables dans la condition juive, dans la permanence et les mutations de l’homme juif en ses trois époques. Elle ne pouvait pas ne pas se marquer en creux dans les lois organiques du nouvel État, qui n’a pas de constitution, particularité si particulière qu’elle opère en même temps sur trois plans différents : elle aménage avec opportunité les relations d’Israël avec la diaspora juive, elle dévaste les relations entre Juifs et Arabes, elle sert, malgré elle, de terrain d’expérience au nouveau mode transnational de rapports entre les peuples du nouveau monde historique apparu entre les deux guerres mondiales.
Mais à quoi tient, en langage non pas théologique mais géopolitique, cette essentielle relativité ternaire du national, de l’international et du transnational ? L’époque des nations avait marqué leur affirmation face aux empires universels de l’Antiquité, et c’est bien sûr dans le symbole mémoriel et fondateur de l’Exode que les Juifs auront dessiné pour eux-mêmes et pour toutes les nations la forme nationale de l’ethnie en butte aux empires et, par opposition à leur loi, se donnant ses lois (prophétie de Daniel). L’âge international généralise cette relation de conflit et de polarisation entre les nations et les empires : égalité des nations de l’œcoumène élargi aux Nouveaux Mondes, mais aussi fédération des nations sous l’autorité de souverains prétendants à la monarchie universelle héritière de son modèle romain. L’âge transnational fait donc entendre une question sans précédent dans l’histoire des nations et des empires : après la fin des plans de monarchie universelle dans le désastre de deux guerres mondiales, que reste-t-il des nations, elles qui jusqu’à maintenant n’avaient trouvé d’identité que dans leur rejet de la forme empire ? Que signifie « nation », non plus face à la forme empire désormais caduque, mais face aux grandes puissances qui lui ont succédé ?
Cette question fait notre ordre du jour, le cahier de nos charges, et c’est à Jérusalem qu’elle se pose avec le plus d’acuité et de complexité. Car, en durée longue, le peuple juif, qui n’a jamais fondé d’empire, ne connaît guère de l’existence nationale que son mode diasporique – fondant autour de la ville de Jérusalem une nation neuve, il se maintient pourtant dans la dispersion diasporique de toujours. Les dures épreuves de la fondation interminable de l’État d’Israël prolongent donc, sous les conditions toutes nouvelles de l’âge transnational, une expérience plus qu’ancienne. Encore faut-il savoir la reconnaître pour ne pas devoir la subir.
J.-L. Evard

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