À Paris, dans quelques jours,
les députés de l’Assemblée nationale débattront de la « reconnaissance de
l’État palestinien ». On ne voit pas pourquoi les parlementaires français s’interdiraient
le pas où les ont précédés, ces dernières semaines, leurs collègues de Suède et
de Grande-Bretagne. On voit moins, en revanche, ce qu’ils en attendent puisque
ces hors-d’œuvre diplomatiques d’une future souveraineté fantoche coïncident
avec un autre tournant du conflit, les premières notes d’une forme de guerre féroce qui signale que, là-bas, la
désorientation géopolitique s’accélère. Car l’initiative suédoise et ses remake ne se produisent pas à n’importe
quel moment, ils succèdent à la phase des négociations pro forma qu’Israéliens et Palestiniens avaient feint encore de
mener, au début de l’automne, et qu’ils ont suspendues sine die, quand John Kerry s’esquiva, pour ne plus revenir. Exit la Maison Blanche, les premières
attaques à l’arme de poing et à la voiture bélier, jusque dans Tel Aviv, auront
pointé le sens de cette brève pause dans le drame en vrille : la fin
des simulacres de négociation aggrave le discrédit des deux directions
palestiniennes auprès de leurs bases respectives, ouvre la voie à des
activismes peu ou pas encadrés (s’attaquant à la foule, plutôt qu’à la ferme,
au village ou au camp, comme, mis à feu de Gaza ou du Liban, les missiles
décochés à la masse) – tandis que, du côté israélien, où se profilent déjà des
mesures d’état d’urgence, le raisonnement omni-sécuritaire, qui n’est pas un raisonnement stratégique mais son
contraire, investit et annule le très peu qui restait de marge de manœuvre
géopolitique. C’est de cette situation qu’il faut partir pour comprendre le
reste ; et d’abord pour comprendre comment le double langage conduit, là-bas, à une telle paralysie
stratégique des deux côtés du conflit et, ici,
à l’hypocrisie post-démocratique de la « reconnaissance » non pas
seulement d’une non-existence de fait, mais encore d’une impossibilité de fait
et de droit (son nom ? l’État palestinien).
Petite
hypocrisie cachée dans une grande puisque la perspective d’un État
palestinien mitoyen d’Israël, avec Jérusalem pour capitale, défie le bon
sens, même le plus fruste. Israël ne « rendra » jamais la moitié
arabe de Jérusalem enlevée de haute lutte à la Jordanie en 1967 : non pas
seulement pour des raisons « nationales », et même pas au nom d’un
quelconque belliqueux et inavouable « droit de conquête », mais
aussi, mais surtout parce que, par définition et par nature, une capitale
divisée n’en est pas une, ni là-bas, ni ailleurs. Ni pour les Israéliens ni
pour les Palestiniens. Première escroquerie du double langage : alléguer
une impossibilité, et l’alléguer comme étant une condition de… possibilité –
comme la condition de possibilité
d’un futur État palestinien. À partir de cette vieille hypocrisie maximale et
initiale (dans sa lettre, elle remonte au moins à l’époque des accords d’Oslo,
dans son esprit elle date des premières années du Fatah et du Hamas, et même
des années du mandat britannique, des dix dernières du moins), à partir de
cette bien vieille hypocrisie maximale et initiale léguée en 1946-48 par
Londres aux Nations Unies, la kyrielle des petites hypocrisies paralysantes
n’aura cessé d’ajouter son poids mort, sa masse toxique, sa nuisance de corps
contre-nature à la première incongruité d’une capitale pour deux États, d’une
Jérusalem retoquée à la berlinoise (le Berlin de la Guerre froide, la violence
d’une ligne de démarcation à potentiel nucléaire).
Là
opère en profondeur la faute politique irréparable, agissant sur toutes les
parties comme une bombe à fragmentation et à retardement. Car une fois commise,
une fois osée, une fois admise, une telle faute politique et stratégique doit à
tout prix rester cachée sous le manteau, afin qu’elle ne déconsidère pas ceux
qui, en leur temps, en prirent le risque mou et inglorieux, sachant bien
qu’avec une telle recette contre-nature ils renverraient aux calendes grecques toute
possible résolution du conflit israélo-palestinien. On ne négocie, n’est-ce
pas, que sur du négociable. Jérusalem ne l’est pas, ne peut pas l’être.
L’époque de la « question d’Orient », durant laquelle cette Ville des
villes servait aux empires chrétiens et ottoman de monnaie d’échange à teneur
variable ou frelatée, cette époque est révolue – depuis que les empires et les
nationalités ont disparu, cédé la place aux grandes puissances et aux guérillas.
Israël
peut se retirer – dès demain – des « territoires occupés », Israël ne
peut pas se retirer de la ville arabe. Là-bas, toute future action géopolitique
raisonnable doit partir de ces deux propositions, l’une positive, l’autre
négative : elles commandent le reste, elles ont valeur de paramètres et
d’invariants. Jérusalem n’est d’ailleurs devenue le foyer principal et
symbolique du conflit israélo-palestinien qu’en 1988, mais à l’insu de
l’opinion et quarante ans seulement après la fondation de l’État hébreu :
du jour où la monarchie hachémite, sous la pression d’une partie de ses
notables cisjordaniens, renonça à ses anciennes possessions, et déclara officiellement
se désintéresser à jamais de cette ancienne partie du royaume, y compris de la
mosquée al-Aqsa et de ses précieuses significations théocratiques. Ce jour-là,
la Cisjordanie conquise par Tsahal en 1967 se transforma en un fardeau pis
que lourd pour Israël : surgissent les « territoires occupés »,
et avec eux le statut d’« occupant », qui peu à peu prive l’État
hébreu de sa gloire d’État restauré pour une nationalité en exil et place
l’ensemble de la perspective sioniste historique en contradiction frontale avec
ses origines – mais non sans rapprocher
le sionisme religieux de ses buts, Eretz
Israel, le « Grand Israël » biblique. Ironie amère : c’est
en consommant en 1988 la perte des territoires acquis par elle en 1922 que la
dynastie hachémite fait à Israël la pire des concessions :
« occupés », ces territoires ont d’abord pour fonction de signaler qu’aucune
frontière validée ne les limite. Fonction négative, mère de tous les dangers.
Car fonder un État c’est d’abord tracer son limes,
sa frontière, le dire souverain ne
pouvant s’autoriser que de cet acte.
Vide
géopolitique mortel auquel visiblement pensait Ariel Sharon, alors ministre de
la Défense, quand il déclarait, en octobre 1981: « Je pense que le point
de départ d’une solution des problèmes des Palestiniens est d’établir un État
palestinien dans cette partie de la Palestine qui a été séparée de ce qui
devait devenir Israël en 1922 et qui est
maintenant la Jordanie. » De manière significative, ce militaire et
politique du Likoud réalisera bien plus tard son projet, mais de l’autre côté
de la non-frontière, sous la forme caricaturale de l’évacuation de l’enclave ex-égyptienne
de Gaza, et prêtant alors le dos à un procès en impréparation qui équivalait à
lui refuser le bénéfice géopolitique de la mesure (car elle avait pour modèle illustre
le précédent de Begin et du Sinaï rendu à Sadate). Depuis ce demi-échec par
improvisation, et qui avait voulu passer pour l’amorce annoncée d’une
réorientation de la doctrine territoriale d’Israël en Judée-Samarie aussi, les
séquences de colonisation intensive ont mis un terme définitif à cette
lucidité. Comme si, peu avant sa mort et trop tard pourtant, Sharon s’était
rallié aux recommandations du plan Allon (du nom de son auteur le député
travailliste israélien), des années 1968-70 : « […] pour des raisons
diplomatiques et surtout démographiques (ne pas mettre en cause le caractère
juif de l’État d’Israël) il est indispensable de retenir le principe d’une
rétrocession de la Cisjordanie et de Gaza » (cité d’après A. Dieckhoff, Les Espaces d’Israël, 1987).
La sanction diabolique d’une logique d’expédients
à répétition a fini par régir l’ensemble de la contrée : la capitale (impossible) se ceinture d’une frontière provisoire et ambulante. Lorsqu’un diplomate et historien comme Élie Barnavi
déclare ne plus voir qu’une solution au conflit, « le retrait unilatéral
sur des frontières dont seul Israël dessinait les contours – sans doute en
épousant le tracé du mur de séparation » (Le Débat 182, nov.-déc. 2014), il ne convient pas seulement de
l’immobilité instable et limite du dispositif d’espace-temps, il évoque surtout à
demi-mots, et en sens inverse, la dynamique par inertie qui s’impose à l’ensemble du champ
géopolitique : qui assiège
qui ? L’initiative géopolitique ira à celui-là seul qui en décidera et
voudra savoir ce qu’il veut – à celui qui répartira les rôles sans lesquels il n’y a pas de positions et rien que des postures,
donc pas de mouvement et rien que des
manœuvres, et par conséquent pas de résolution, rien que des intentions, et toujours dilatoires.
Dans
le sillage de la première grande hypocrisie géopolitique de la capitale
impossible, à la suite de cette première boucle de nœud gordien se sont
engouffrées, accumulées, enchaînées toutes les hypocrisies annexes, comme
obéissant à la loi de quelque synergie perverse mue avec une régularité mécanique.
Or le conflit israélo-arabe ne matérialise pas seulement un XXe
siècle qui ne veut ni ne peut finir, pas seulement les effets cumulés et
retardés de la politique arabe de Balfour et Jabotinski, il anticipe en même
temps sur un XXIe siècle qu’il n’intéresse pas. Car le XXe
siècle voulait encore maîtriser l’espace et les étendues qu’il avait hérités de
l’époque des empires et des surfaces, alors que le XXIe siècle s’en
retire et se tourne vers la maîtrise et la contraction des durées et des
interfaces (à suivre).
J.-L.
Evard
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