dimanche 2 novembre 2014

Géopolitique pour la Toussaint

La forme empire, comme la cité ou comme le principe de légitimité dynastique, aura orienté l’existence historique en toute conscience, et d’abord comme une des voies possibles de sa rationalisation – avant même toute lucide philosophie de l’histoire. Un des indices les plus probants du caractère universel de cette fonction nous en est donné par un trait commun aux deux empires qui, après leur disparition, lui ont perduré comme ses modèles et comme ses emblèmes accomplis : en Orient, l’Empire du Milieu et, en Occident, l’empire romano-byzantin, l’un et l’autre retranchés à l’abri d’un limes signalant le terme de leur expansion à la surface des terres, l’un et l’autre voyaient aussi dans cette barrière la ligne de niveau censée les élever au dessus du reste des peuples, les « Barbares ». D’origine grecque, le mot n’a jamais désigné, et pour cause, rien de bien précis sinon, jadis, l’ambition, aussi bien romaine que chinoise, d’incarner, à travers l’institution impériale, une humanité supérieure. Le Fils du Ciel, dans la Cité interdite, fait pendant au descendant de Vénus, le « divus Caesar ». Réduite à son credo, cette idée impériale de privilège (exclusif) d’humanité de souche divine s’avère bien la même à l’Est qu’à l’Ouest – indice supplémentaire, s’il en fallait, de la portée universelle d’une telle conception. À ce titre, elle intéresse au premier chef tout essai en vue de raisonner la forme géopolitique par excellence, la forme empire, ferait-on même abstraction de ses alibis théocratiques.
Pour l’Orient, un mot de Confucius en résume à merveille la substance : « L’honnête homme remonte sa pente, l’homme vulgaire la descend » (Entretiens, traduction Ryckmans, XIV, 23) – aphorisme éthique qui prend tout son sel politique quand on sait ce qu’il met en jeu : « Le Maître voulait émigrer chez les Barbares. On lui dit : “Comment pourriez-vous vous accommoder d’une existence sauvage ? ” Le Maître répondit : “ Là où réside l’honnête homme, il n’y a pas de sauvagerie qui tienne” » (IX, 14). On ne saurait mieux suggérer l’équation sous-jacente à cet humour placide : au-dehors comme au-dedans de l’empire, le sage doit vivre avec le commun des mortels, non pas en ermite ou en mandarin. L’empire rassemble l’élite des peuples, élève un haut mur entre lui et ceux qu’il ne domine pas, comme il prévoit une hiérarchie, une étiquette et autres marques de distinction entre son aristocratie intérieure et le popolo minuto de ses plébéiens. Le limes ne fait donc rien au dehors qu’il n’ait déjà accompli au dedans.
À suivre Christian Meier, l’helléniste contemporain, il n’en allait guère autrement dans l’Antiquité grecque, la matrice de la voie romaine : « L’attitude des Grecs envers les Barbares était curieuse. À beaucoup d’égards, elle ne se distinguait pas de l’attitude ordinaire de la plupart des civilisations. On notera toutefois que les Grecs mettaient dans le même sac les représentants de hautes cultures très anciennes et des ethnies primitives, à la limite de la civilisation. Chose plus digne de remarque, ils étudiaient les Barbares avec beaucoup d’attention, ils les respectaient et, même s’ils étaient leurs ennemis, ils ne leur déniaient pas toute valeur, ne les méprisaient pas. Il leur serait devenu difficile de maintenir la distinction entre Grecs et Barbares, s’ils n’avaient eu une conscience de plus en plus aiguë et assurée de la civilisation et de la culture qui, au même titre que leur langue, faisaient leur originalité » (La Politique et la Grâce).
Dans les deux cas, l’oriental et l’occidental, même la considération des multiples valeurs intermédiaires du jugement qui allait de l’exclusion méprisante (hostis) à l’intégration bienveillante (hospis), même ce chatoiement des affects ne modifierait pas une réalité fondamentale : comme grande forme géopolitique spécifique, l’empire se dote d’une identité à double entrée. La mission élective d’hégémonie dont il s’investit parmi les peuples et les nations se fonde sur la franche affirmation d’une compétence aristocratique intra muros : un même principe hiérarchique anime l’institution impériale, soit qu’elle se comprenne comme îlot ou continent de civilisation que ses digues – la Grande Muraille – retranche des sauvages, des primitifs ou des Barbares ; soit qu’elle sélectionne, en usage interne, les optimates, les athlètes d’une humanité perfectible par effet d’éducation et d’endurance. Dans le cas oriental, l’élite de l’empire extérieur et intérieur sécrète sur place ses propres précepteurs et lui reste fidèle de longs siècles durant. Dans le cas occidental, les Sages voient le jour en Grèce, certes, mais la cité, d’abord réfractaire à l’hégémonie, attendra sa refondation romaine pour appliquer la recette philosophique de « l’honnête homme », que l’on trouve encore en vigueur dans les derniers temps de l’Empire britannique, sous la plume de Rudyard Kipling ou, dans le cas allemand, sous celle de Werner Jaeger. Cette double perspective – à l’intérieur, la domination de principe aristocratique ; à l’extérieur, l’hégémonie de principe civilisationnel – condense avec efficacité tout le long travail de la rationalisation historique en régime impérial. Il s’appuie de plain-pied sur la symétrie créée par l’opposition élémentaire de « l’honnête homme » et du Barbare. Entre l’Orient et l’Occident, il n’y va pas, s’agissant de cette binarité, d’une simple similitude offerte à l’approximation d’un comparatisme superficiel, il y va d’une analogie, signe certain d’une fonction identique – comme le suggère Roger Caillois, dans les premières pages de Bellone, quand, à propos des Barbares de l’Empire du Milieu, il note : « Même en Chine, à côté des nobles joutes où se mesurent les feudataires de l’Empire, il exista de tout temps des guerres implacables qui sont menées aux frontières contre les Barbares. Ceux-ci sont réputés avoir la nature des Bêtes et des Démons. Aussi tous les moyens sont-ils bons pour les exterminer. Plus tard on les incorpore aux armées des provinces. » Même renversement dans le cas de l’empire hellénistique (d’origine macédonienne), et de l’empire romain dans sa dernière phase avant la chute.
Le meilleur moyen d’enrichir l’analogie ainsi entrevue consistera donc à se demander, par contre-hypothèse, si la forme empire peut survivre à la formation toute récente du genre humain en collectivité mondiale (certes fragmentée), sous l’empire de la technique électrique et électronique qui a supprimé les espaces-temps insérés jusqu’alors entre les empires – et que l’époque des Grandes Découvertes avait réduits mais sans les anéantir. Jusqu’alors, tout empire, qu’il fût mobile ou immobile, maritime ou continental, ne s’étendait que dans l’absolue certitude de s’opposer à quelque Barbare – jusque dans le culte mélancolique qu’en instaurera la variante poétique ou ethnologique du Bon Sauvage. L’exotisme des Occidentaux doutant de leurs Lumières aura surtout annoncé, contre leurs propres intentions, la fin des Barbares – et ce à la veille de la dernière course des empires en vue de l’hégémonie sur tous les autres et de son retournement en guerre européenne puis mondiale, en 1914. D’où la question inéluctable : les Barbares n’auraient-ils pas tous trouvé refuge à l’intérieur de l’empire – puisque, d’extérieur, il n’y en a plus ?
Où donc est passé le cœur des ténèbres ? Question qui se suffit à elle-même. Car même si l’essence du Barbare reste un mystère aussi épais qu’au premier jour, on sait, quant aux effets de la barbarie, de quoi il retourne et de quoi il y va. Mais ce retournement retourne aussi la pensée géopolitique : ce qu’elle cherchait et reléguait dans les lointains, au-delà des mers et des frontières, à l’échelle du vol d’oiseau et du grand espace impérial – elle ne peut désormais le trouver qu’en elle-même, qu’en faisant retour sur soi. Une question sérieuse prend ainsi forme, ne nous lâchera plus : nous que voici tous civilisés, à quoi pouvons-nous désormais reconnaître un Barbare ? Où notre alter ego a-t-il planté ses pénates ?
J.-L. Evard

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