Comme il se doit, le jour où les
bourreaux d’Hervé Gourdel diffusèrent l’annonce de sa mise à mort et les images
du supplice, les journalistes sollicitèrent aussitôt quelques mots de Dalil
Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, président réélu du Conseil
français du culte musulman, médecin de profession, trilingue confirmé, diplômé
de l’université al-Azhar, en Égypte, et docteur honoris causa de l’université musulmane de Zitouna, en Tunisie.
Sous le choc de l’information, l’homme cherchait ses mots, affrontant la
sommation de la caméra braquée sur lui. On patientait, ils venaient avec
difficulté. Je n’ai pas sous les yeux le texte littéral de la longue phrase
hachée et arrachée à ce dignitaire érudit et respecté, âgé de soixante-quatorze
ans et plus. Je ne me souviens que des mots clefs de la laborieuse déclaration
(« … effroi… compassion… »), et surtout du dernier :
« dissociation », qui n’a, dans le contexte, aucun sens – sauf à y
entendre le barbarisme et le lapsus que le vénérable théologien venait de
commettre. Cherchant à souligner que la communauté religieuse qu’il représente
se désolidarise des assassins
agissant au nom de l’islam, il s’agrippa au vague premier mot utilisable qui
lui venait dans cette intention, et dans cette situation délicate : il lui
tenait à cœur de dire qu’il n’y a pas de quelconque société possible avec le crime organisé, quelques motifs qu’il
allègue.
L’homme à
qui les journalistes venaient d’extorquer le service minimum prévu par ses
fonctions de haut responsable religieux rappelle le parlementaire autrichien
qui, au moment d’ouvrir une session de la Chambre qu’il préside, déclare aux
élus rassemblés en corps dans l’hémicycle : « Messieurs, la séance
est levée » (épisode rapporté par un spécialiste reconnu de l’acte manqué,
le docteur Sigmund Freud). Le recteur Boubakeur n’avait pas la tâche aussi
facile que le notable de Cacanie. Il lui incombait, non la mécanique d’un rite
institutionnel des plus banal, mais la responsabilité personnelle et politique
d’un geste stratégique. On ne risque pas la surinterprétation si l’on discerne,
dans l’image malheureuse de la « dissociation » invoquée dans
l’improvisation et le désarroi, l’effet verbal direct de la collision de deux
idées distinctes, corrélées à des ordres distincts de réalité. L’une, à
l’évidence, répond à l’émotion : né en Algérie, le recteur associe, dans
l’information qui « tombe » – le meurtre d’Hervé Gourdel, maillon
dans la guerre arabo-arabe du Proche- et du Moyen-Orient –, le recteur associe
ce nouveau meurtre à sa propre mémoire de l’affreuse et récente guerre civile
algérienne, où, dix ans durant, s’affrontèrent les maquis dits salafistes et
les forces militaires du régime. L’autre idée ne sollicite pas la mémoire, mais la perception : comme
tant d’autres dignitaires musulmans de par le monde, le recteur Boubakeur se
demande in petto, et depuis des
années, jusqu’où l’islamisme ultra pourra exploiter comme il l’entend la
tradition de l’islam et des quatre djihad.
Question tragique, que reconnaissent sans hésiter les juifs et les chrétiens de
bonne volonté, eux qui, jadis, eurent aussi leurs zélotes redoutables (des
implacables chasseurs d’hérésies arienne et cathare aux irrédentistes et
sicaires anti-pharisiens décrits par Flavius Josèphe dans La Guerre des Juifs). Qui ne comprendrait la perplexité du
recteur ! Comme tous les musulmans, et comme les juifs et les chrétiens
par le passé, il lui faut réfléchir aux
outils à inventer en vue de la sécularisation des sociétés musulmanes, et il
lui faut œuvrer dans ce sens avec le seul appui d’une seule certitude :
l’islamisme ultra ne reculera et ne dépérira qu’à la condition de cette urgente
sécularisation de la religion islamique et de sa prise efficace sur les
consciences (il y a urgence, quand bien même l’effet de cette réforme ne
saurait, de par sa nature, s’imposer que dans le long terme). Urgence et
mutation d’autant plus délicates qu’elles ne peuvent s’appuyer sur aucun
précédent : au monde juif, il aura fallu attendre, face à la menace de
l’antisémitisme de masse, l’invention d’une religion politique, le sionisme
herzlien, pour penser une normalité juive non religieuse ; quant à la
chrétienté, elle n’a survécu à ses guerres de religion qu’en admettant, non
sans réticences répétées et amères, les laïcs à responsabilité égale avec les
clercs dans le gouvernement de la cité. À l’islam, qui se définit lui-même
comme la troisième et « ultime » des religions révélées, l’heure de
vérité qu’est l’épreuve pour le moins complexe de la sécularisation n’approche
pas, tant s’en faut, sous de meilleurs auspices.
Épreuve
d’autant plus ardue que, face à l’islam d’aujourd’hui, les mondes sécularisés
eux-mêmes connaissent le doute mais ne se l’avouent guère. Ils ont fini,
certes, par surmonter leurs propres propensions théocratiques, mais bien des
héritiers philosophiques de la sécularisation réussie paient cette époque d’une
lourde illusion car ils ignorent à quel point leur propre culture ne vit que
d’un imaginaire religieux dénié et refoulé. Notre siècle qui a vu fleurir et se
déchaîner les religions séculières en sait long sur la question – mais il ne le
sait que comme on traîne avec soi des secrets honteux, il n’a que par exception
le courage de se demander pourquoi des escrocs ou des fantoches de la
conscience religieuse purent devenir si aisément des directeurs de conscience
ou des chefs d’État. Aux décisions difficiles qui attendent les musulmans à
l’horizon de la sécularisation « retardée » de l’islam fait pendant,
du côté des deux autres monothéismes, la non moins difficile connaissance de
soi. Délicate, la position du recteur Dalil Boubakeur, et dix fois plutôt
qu’une. Dans son lapsus nous entendîmes sa sincérité.
J.-L. Evard
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