mardi 14 octobre 2014

Une mosquée, un lapsus


Comme il se doit, le jour où les bourreaux d’Hervé Gourdel diffusèrent l’annonce de sa mise à mort et les images du supplice, les journalistes sollicitèrent aussitôt quelques mots de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, président réélu du Conseil français du culte musulman, médecin de profession, trilingue confirmé, diplômé de l’université al-Azhar, en Égypte, et docteur honoris causa de l’université musulmane de Zitouna, en Tunisie. Sous le choc de l’information, l’homme cherchait ses mots, affrontant la sommation de la caméra braquée sur lui. On patientait, ils venaient avec difficulté. Je n’ai pas sous les yeux le texte littéral de la longue phrase hachée et arrachée à ce dignitaire érudit et respecté, âgé de soixante-quatorze ans et plus. Je ne me souviens que des mots clefs de la laborieuse déclaration (« … effroi… compassion… »), et surtout du dernier : « dissociation », qui n’a, dans le contexte, aucun sens – sauf à y entendre le barbarisme et le lapsus que le vénérable théologien venait de commettre. Cherchant à souligner que la communauté religieuse qu’il représente se désolidarise des assassins agissant au nom de l’islam, il s’agrippa au vague premier mot utilisable qui lui venait dans cette intention, et dans cette situation délicate : il lui tenait à cœur de dire qu’il n’y a pas de quelconque société possible avec le crime organisé, quelques motifs qu’il allègue.
L’homme à qui les journalistes venaient d’extorquer le service minimum prévu par ses fonctions de haut responsable religieux rappelle le parlementaire autrichien qui, au moment d’ouvrir une session de la Chambre qu’il préside, déclare aux élus rassemblés en corps dans l’hémicycle : « Messieurs, la séance est levée » (épisode rapporté par un spécialiste reconnu de l’acte manqué, le docteur Sigmund Freud). Le recteur Boubakeur n’avait pas la tâche aussi facile que le notable de Cacanie. Il lui incombait, non la mécanique d’un rite institutionnel des plus banal, mais la responsabilité personnelle et politique d’un geste stratégique. On ne risque pas la surinterprétation si l’on discerne, dans l’image malheureuse de la « dissociation » invoquée dans l’improvisation et le désarroi, l’effet verbal direct de la collision de deux idées distinctes, corrélées à des ordres distincts de réalité. L’une, à l’évidence, répond à l’émotion : né en Algérie, le recteur associe, dans l’information qui « tombe » – le meurtre d’Hervé Gourdel, maillon dans la guerre arabo-arabe du Proche- et du Moyen-Orient –, le recteur associe ce nouveau meurtre à sa propre mémoire de l’affreuse et récente guerre civile algérienne, où, dix ans durant, s’affrontèrent les maquis dits salafistes et les forces militaires du régime. L’autre idée ne sollicite pas  la mémoire, mais la perception : comme tant d’autres dignitaires musulmans de par le monde, le recteur Boubakeur se demande in petto, et depuis des années, jusqu’où l’islamisme ultra pourra exploiter comme il l’entend la tradition de l’islam et des quatre djihad. Question tragique, que reconnaissent sans hésiter les juifs et les chrétiens de bonne volonté, eux qui, jadis, eurent aussi leurs zélotes redoutables (des implacables chasseurs d’hérésies arienne et cathare aux irrédentistes et sicaires anti-pharisiens décrits par Flavius Josèphe dans La Guerre des Juifs). Qui ne comprendrait la perplexité du recteur ! Comme tous les musulmans, et comme les juifs et les chrétiens par le passé, il lui  faut réfléchir aux outils à inventer en vue de la sécularisation des sociétés musulmanes, et il lui faut œuvrer dans ce sens avec le seul appui d’une seule certitude : l’islamisme ultra ne reculera et ne dépérira qu’à la condition de cette urgente sécularisation de la religion islamique et de sa prise efficace sur les consciences (il y a urgence, quand bien même l’effet de cette réforme ne saurait, de par sa nature, s’imposer que dans le long terme). Urgence et mutation d’autant plus délicates qu’elles ne peuvent s’appuyer sur aucun précédent : au monde juif, il aura fallu attendre, face à la menace de l’antisémitisme de masse, l’invention d’une religion politique, le sionisme herzlien, pour penser une normalité juive non religieuse ; quant à la chrétienté, elle n’a survécu à ses guerres de religion qu’en admettant, non sans réticences répétées et amères, les laïcs à responsabilité égale avec les clercs dans le gouvernement de la cité. À l’islam, qui se définit lui-même comme la troisième et « ultime » des religions révélées, l’heure de vérité qu’est l’épreuve pour le moins complexe de la sécularisation n’approche pas, tant s’en faut, sous de meilleurs auspices.
Épreuve d’autant plus ardue que, face à l’islam d’aujourd’hui, les mondes sécularisés eux-mêmes connaissent le doute mais ne se l’avouent guère. Ils ont fini, certes, par surmonter leurs propres propensions théocratiques, mais bien des héritiers philosophiques de la sécularisation réussie paient cette époque d’une lourde illusion car ils ignorent à quel point leur propre culture ne vit que d’un imaginaire religieux dénié et refoulé. Notre siècle qui a vu fleurir et se déchaîner les religions séculières en sait long sur la question – mais il ne le sait que comme on traîne avec soi des secrets honteux, il n’a que par exception le courage de se demander pourquoi des escrocs ou des fantoches de la conscience religieuse purent devenir si aisément des directeurs de conscience ou des chefs d’État. Aux décisions difficiles qui attendent les musulmans à l’horizon de la sécularisation « retardée » de l’islam fait pendant, du côté des deux autres monothéismes, la non moins difficile connaissance de soi. Délicate, la position du recteur Dalil Boubakeur, et dix fois plutôt qu’une. Dans son lapsus nous entendîmes sa sincérité.
J.-L. Evard

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