mercredi 22 octobre 2014

Retours sur la Grande Guerre (12) : la puissance désenchantée

Le XIXe siècle aura mis longtemps à passer. « C’était vraiment la fin du XIXe siècle», note G.-H. Soutou pour qualifier la manière rogue des États-Unis et de l’URSS quand, en novembre 1956, ils contraignent les gouvernements français et anglais à renoncer à contrôler le canal de Suez, et appuient Nasser qui défiait les deux vieilles puissances coloniales, dès lors désavouées sans complaisance par les deux « Grands ». Quand les historiens recherchent les traits distinctifs d’une époque, ils pratiquent volontiers ce contraste impressionniste du rappel de couleur intempestive : en pleine guerre froide, un fiasco néocolonial raye la toile, comme un déjà-vu (et l’effendi perd la face au Caire). Dans le même bref espace-temps, des grandes puissances essoufflées évacuent la scène, d’autres, plus robustes, se substituent à elles, le tiers-monde surgit et fait la martingale en raflant la mise : une telle situation n’a-t-elle qu’une signification ? Impossible ! Elle en a, comme on voit, au moins trois – plus quelques autres, encore cachées dans le rébus.
Cette manière alerte de suggérer comment se chevauchent les époques, comment elles parasitent ainsi les horizons d’attente qu’elles-mêmes inspirent aux protagonistes, donne aux historiens, à ceux du moins qui refusent toute téléologie d’un Plan historique, un de leurs outils de prédilection : montrer comment, dans chaque époque, font toujours intrusion d’autres époques, et comment cet enchevêtrement commande l’agir et limite sa rationalité. Vieille histoire que celle du nœud gordien. Toute grande puissance en rencontre toujours une autre qui lui ressemble : or cet autre n’est son double qu’en apparence, et cette illusion, ce  mirage narcissique, ne cessera qu’après la fin du conflit. En attendant le dénouement du duel, les duellistes, faut-il croire, se trompent d’époque, du moins agissent-ils comme s’ils se trompaient d’époque : au milieu du XXe siècle, Anglais et Français vivent et pensent encore comme au XIXe.
Obéissant à la même intention de désenchanter l’intelligence de l’histoire, cet exorde d’un billet de Raymond Aron, en septembre 1947, quand la grande querelle du plan Marshall agite déjà la France, avec, en entame,  une citation provocante: « “Maintenant il nous faut apprendre à vivre en nation de second ordre.” La vérité de ce mot que l’on prête à Paul Cambon, au lendemain de la victoire de 1919, fut voilée, pendant vingt ans, par des circonstances accidentelles, abstention de la Russie soviétique et isolement des États-Unis ; elle est aujourd’hui éclatante. » La technique du contraste, rude mais non ironique, produit ici une tension plus forte encore que celle ménagée par la plume de Soutou, puisque R. Aron place deux contretemps différents dans une seule perspective : Cambon, diplomate français âgé de 75 ans en 1919, réalise dans le premier immédiat après-guerre que la victoire française de 1918 vaut en réalité perte de puissance dans le concert des nations – et Raymond Aron, dans le second après-guerre, revient sur ce diagnostic pour en faire le modèle du sien propre (qui est le même que celui de Cambon), quelque trente ans plus tard. Là encore, l’esprit évite l’illusion s’il sait discerner des dissonances d’époque à l’œuvre dans le même événement : pour Cambon, la Conférence de la paix, ses trompe-l’œil, sa cacophonie, l’absence de toute vision générale d’un retour à l’équilibre des puissances (clef géopolitique du XIXe siècle et des deux précédents), l’entrée des États-Unis dans le jeu européen de toutes manières perturbé par l’événement révolutionnaire russe étendu à l’Europe centrale – cette prolongation de la guerre dans le désordre des guerres civiles de l’après-guerre, ce renversement des logiques les mieux établies (gagner la guerre – perdre la paix) annoncent le siècle nouveau qui commence. Et pour Aron, on ne peut comprendre le second après-guerre qu’en revenant sur le premier, tel qu’analysé par un de ses acteurs les plus lucides. Thèse : quant à la situation de la France, ses deux après-guerres semblent consonner, or, en perspective plus profonde (non pas française, mais internationale), cette similitude révèle une dissonance. Comment l’entendre ?
Diagnostic 1, Cambon en 1919 : les grandes puissances de 1919 ne sont pas celles de 1914, lesquelles se sont donc mises hors jeu entretemps. Diagnostic 2, R. Aron en 1947 : les grandes puissances de 1945 avaient déjà émergé à la faveur de la Grande Guerre, Cambon avait vu juste. Diagnostic 3, Soutou : Cambon et Aron avaient raison, l’équilibre perdu en 1914 ne fut jamais restauré. (Et il ajoute, ailleurs dans le même livre, La Guerre froide 1943-1990, p. 444 : les puissances ne recherchent plus l’équilibre mais la sécurité). Il aura donc fallu trois générations pour déchiffrer l’énigme : né en 1844, Cambon refuse en 1919 l’illusion impériale de la puissance restaurée par la victoire militaire des Alliés ; né en 1905, Aron reconnaît en 1947 la similitude des deux après-guerres, au moment où commence la Guerre froide : né en 1943, Soutou avance le mot clef qui permet de trancher le nœud gordien, il gomme équilibre, écrit sécurité. Grâce à eux vient l’heure du pas de plus, de la synthèse indispensable au déchiffrement des époques enchevêtrées de notre condition historique : la Grande Guerre, pouvons-nous dire désormais, aura mis fin au régime géopolitique de l’équilibre des puissances et lui aura substitué celui de la sécurité.
Paul Cambon, ambassadeur à Londres et fils du XIXe siècle (il va mourir en 1924), voit, effaré, trois siècles de haute tradition diplomatique s’effondrer en quelques semaines – je cite sa Correspondance, publiée en 1946. Décembre 1918 : « Le chaos de la Conférence ressemble assez à celui de l’Allemagne […] On est suspendu à l’arrivée du Président Wilson dont les idées vagues et utopiques vont encore augmenter la confusion générale […] Quelle besogne va-t-on faire et que de guerres futures on va préparer ! C’est effrayant à penser. » Février 1919 : « Je ne veux pas envisager  les résultats d’une politique qui mènera la France à une défaite pacifique. Clemenceau veut tout sacrifier au maintien de l’alliance avec les Américains et pour cela il nous met en état de domesticité. » Mars 1919 : « La Conférence de Paris fait banqueroute : Clemenceau, Lloyd George et Wilson en sortiront diminués. Clemenceau et Lloyd George n’ont pas su résister aux fantaisies du Président américain […] La Conférence de Paris frise le ridicule. Le Conseil des Quatre a succédé au Conseil des Dix, mais à quatre on ne fera pas de meilleure besogne qu’à dix parce qu’on est dans le faux et qu’on ne pourra se tirer d’une impossibilité. On a oublié, dès le premier jour, qu’il s’agissait de préliminaires de paix avec l’Allemagne et l’on s’est laissé entraîner par Wilson à discuter tout autre chose, on n’en sortira pas. »
D’un historien à l’autre – Cambon, Aron, Soutou –, le même événement (l’après-guerre de la même Guerre à deux temps, 1914-18 et 1939-45), mais à raison de trois perspectives, de trois rétrospectives disparates : Cambon compare 1918 à 1871, Aron compare 1945 à 1919, Soutou réfère 1956 à un non-siècle (son XIXe siècle pourrait aussi bien passer pour un XVIIIe prolongé, l’âge d’or de l’équilibre, l’Ancien Régime en somme). Ainsi progresse le processus de réorientation des perceptions du même événement attracteur, la Grande Guerre : l’époque vécue par Cambon comme un désordre croissant se donne, après coup, en perspective inverse, comme celle de l’instauration – imprévue – d’un régime historique tout nouveau. L’économie de la sécurité transparaît dans celle de l’équilibre, mais c’est pour y mettre fin. D’un nœud gordien à l’autre, on aura changé d’énigme. Il faudra donc bien admettre que le reste aussi a changé, sans retour : les manières d’aborder cette énigme, les conditions de son expérience, la nature de l’autorité. De l’équilibre à la sécurité, la construction du réel géopolitique modifie ses fins, et ses moyens par conséquent. Au nom de l’équilibre par elles recherché, les grandes puissances affirmaient leur certitude de réguler le désordre réel des rapports entre les puissances. Au nom de la sécurité, elles laissent entendre sans ambiguïté la certitude contraire. La Grande Guerre, messagère de ce désenchantement, portera longtemps encore des fruits que nous ne savons ni cueillir ni goûter. La Clio de Péguy renonce à la foi ardente de celle de Polybe.
J.-L. Evard

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