Ceux qui évoquent la
« révolution néolithique » ne flattent pas la mode des inflations de
la Révolution, ils montrent une gerbe d’événements survenus il y a quelque six
mille ans sur notre continent eurasiatique (sans préjudice d’autres possibles
foyers de la même conjoncture). Dans cet ensemble de nouveautés diverses qui
confirment l’hominisation et affectent l’humanisation – l’écriture, l’agriculture…
–, comment penserait-on chacune d’elles à part sans mettre aussitôt en évidence
ses articulations avec les autres, bien que leur composition et leurs
connexions aient sans doute suivi des voies et des séquences différentes selon
les cas. Leur convergence et, là où cette conjonction se produit, l’identité finale
de leurs effets indiquent en revanche que la diversité des circonstances n’aura
pas empêché qu’advienne une époque,
de valeur universelle : à l’échelle des peuples alors disséminés, la
répétition généralisée de quelques circonstances, aussi décisives que, par
exemple, dans l’ordre biologique, une mutation, ou dans l’ordre géologique, une
réaction thermique en zone volcanique, met l’intelligence, sans contredit
possible, devant un paquet ou un faisceau d’événements du coup indissociables.
Pour
l’espèce humaine, la « révolution néolithique » fait époque parce
qu’on ne peut en aucun cas penser séparément des nouveautés aussi riches de
conséquences que, entre autres, la transposition de séquences gestuelles et rituelles
en langages transmissibles, traductibles, et en inscriptions durables, ou la
découverte, parmi les usages du feu, de la métallurgie, ou la sédentarisation
définitive sur les lieux du stockage des produits de l’agriculture, ou les prodromes
d’un déclin du totémisme devant des systèmes d’autorité plus abstraits… Qui
reconstruit les enchaînements menant de chacune de ces nouveautés spécifiées à
ses conséquences directes et à leur ensemble (sa genèse et sa stabilisation) se
donne les moyens les plus fiables de conceptualiser l’époque néolithique. Il se
donne aussi les moyens rigoureux, au-delà du type anthropologique ainsi obtenu – une époque –, de construire d’autres types, d’autres époques de
puissance conceptuelle approchée parce que dérivés de la même règle distinctive
et de la même méthode typologique : dans des paquets d’événements, repérer
les événements les plus attracteurs (en
excluant tous les autres, comme s’ils n’avaient pas été) et interroger leurs
possibles interactions, en isolant les plus pertinentes. On explore ainsi un
domaine construit de la même manière que les champs des physiciens ou des biologistes, soucieux de faire parler
les faits avant de construire leurs classifications – et d’y réintroduire les
événements anecdotiques dont ils avaient commencé par suspendre la réalité. Sans
extraire l’existence humaine de sa durée et de sa continuité, on s’éloigne ainsi
des modèles théologiques ou téléologiques de l’histoire universelle : plus
on se rapproche de l’histoire de la nature, et moins on subit les perspectives
déformantes et les effets mythologiques de l’inévitable anthropomorphisme des
philosophes et des poètes.
Peut-on,
dans la même intention, parler aussi de « révolution
électronique » ? Oui, semble-t-il en bonne analogie, mais à la
stricte condition d’énumérer alors toutes celles de ses composantes qui
répondraient au même critère infaillible d’attribution sélective : pour
qu’un événement bien précis fasse époque,
pour que, dépouillé de toute valeur d’anecdote,
il fasse corps d’événement type avec
d’autres événements aussi typiques
que lui et puisse dès lors rentrer sans aucun doute possible dans la classe générique
des événements de puissance matricielle, pour que lui revienne ce type
d’historicité limite, cette intensité d’événement critique en synergie
manifeste avec quelques autres de même intensité – pour que cette élévation de
la classe spécifique des événements anecdotiques à la classe générique des
événements attracteurs, pour que
cette puissance magnétique d’événement classeur d’événements sur la flèche du
temps axial, pour que cette puissance de polarisation dans la série des faits
divers, pour que toutes ces qualités catalytiques lui reviennent sans le
moindre doute possible, pour tout cela, qui dicte le minimum nécessaire au
raisonnement contrôlable, il faut hiérarchiser les moments de la question en
jeu selon les mêmes règles logiques que celles appliquées au repérage de
l’époque néolithique et de sa puissance de césure anthropologique. En quoi la
révolution électronique a-t-elle puissance d’événement attracteur ?
Mais pourquoi
choisir l’électronique plutôt que l’électricité, renversant ainsi leur ordre
d’entrée en scène – et s’écartant d’une tradition bien établie chez les
ingénieurs et chez les historiens des techniques ? Au nom de la règle
contraignante par raison d’époque :
l’électronique couronne un siècle de reconnaissance accélérée des champs
électriques statiques et dynamiques, elle ouvre aussi l’étude de leur
décomposition en phénomènes particulaires, concomitante à l’intuition puis à la
connaissance des structures nucléaires. La valeur d’époque de l’électronique balise
ainsi ses ressources de synthèse de
savoirs anciens brusquement activés
par la physique mathématique de l’électricité et de savoirs inattendus, révélés par les changements
d’échelle perçus en conscience quantique et relativiste. De Faraday à Maxwell,
de Maxwell à Lorentz, de Lorentz à Einstein, la séquence ne tolère pas le
fractionnement : notre perception électrique du monde s’unifie d’un trait,
sans discontinuité, courant électrique et photon conduisent ensemble à la même
cosmologie, ouvrent les mêmes champs de questions, introduisent ensemble le
dilemme du continu et du discontinu.
Pourquoi néanmoins
risquer l’image creuse et éculée de la « révolution » ? Faute de
mieux (réponse de commodité), et pour la même règle contraignante de la raison
d’époque (réponse de nécessité) : là où
l’électronique conclut un temps révolu tout en ouvrant des champs encore
inexplorés, elle cristallise de plus un saut considérable dans l’industrie et
la théorie des communications – et, plus précisément, dans la maîtrise de leurs
signaux et de leurs vecteurs. Elle émerge comme une dérivation de flux
électrique et donne accès à de tout
autres flux, ondes et corpuscules situés
aux valeurs limites de l’énergie-matière.
L’électronique raréfie ce qu’elle
touche. Elle marque la région dénominateur commun d’échelles de grandeur multiples
du même rythme cosmologique, celui symbolisé (depuis un siècle) par l’équation
einsteinienne bien connue. On n’évoquera qu’en passant quelques autres
particularités remarquables des champs électroniques : la multiplicité de
leurs supports, la diversité consécutive des milieux transmetteurs de la
vibration, la réduction continue du volume de ses relais physiques sans perte
de leur réactivité (miniaturisation incessante des transistors), etc. Mutation il y eut donc avec l’électronique
parce qu’elle appelle des corps conducteurs à la fois plus sensibles et moins
denses, et capte en proportion les valeurs ondulatoires subliminales du
matériau ad hoc. Bien plus que l’électricité,
elle retourne donc l’inertie nommée matière en ce mouvement pulsatile et
pulsionnel de l’émission électronique (et anti-électronique) qui commande à la
physique contemporaine et à ses machines. Plus ductile que la ductilité
électrique, elle lie plus solidairement les phases de la matière (gazeuse,
solide ou liquide – et le vide).
Les phénomènes
électroniques font donc passerelle entre des périodes de l’histoire de l’électricité,
non sans les prolonger au-delà du monde électrique (et tout en infléchissant l’évolution
des techniques thermo-industrielles puisqu’ils perfectionnent les moteurs électriques
émancipés des énergies fossiles, et même, désormais, implémentent des organes,
cœur et bientôt rein ou cortex cérébral, ainsi émancipés de l’organisme). Simultanément,
et comme pour l’interprétation biochimique des équations génétiques de l’unité
cellulaire, l’électronique révèle nos capacités de retraitement sémiotique systématique de nos mondes : fin de la matière (masse, volume,
étendue, cinétique), naissance de l’empire des signes (codes, phrases,
compétence, performance). La solitude de l’animal-machine prend fin :
vivant ou non vivant, naturel ou artificiel, tout corps ne s’autorise que d’une
complexité sémiotique aux grammaires variées, que d’une densité calculable de
ponctuations numériques ouvertes à toute simulation et à tout clonage. Car là
et non ailleurs avait tout commencé :
le grain, le punctum de la pellicule
sensible, le pixel de la haute définition cathodique, l’obscurité crépusculaire
de l’infrarouge, l’hypermnésie des semi-conducteurs, la robotique en extension
régulière, le tactile du contact, autant de prolongements ingénieux et
méthodiques du même événement originaire, de la même découverte par qui tout
bascule : la fragmentation électronique du flux électrique, l’immatériel
rendu encore moins matériel, l’événement valant signal et le signal valant message.
Fin des monstres, naissance des robots. Fin des spectres, naissance des écrans.
Fin des revenants, naissance des clones. Fin du réel, naissance du virtuel.
Qui ne
rêve pourtant d’en parler autrement ? de donner un nom plus neuf, un nom
inouï à cette époque si nouvelle ? Rester en remorque de mots aussi verbeux
que « révolution » perdra pourtant de sa laideur de fausse et
vulgaire commodité au fur et à mesure que nous apprendrons à mieux identifier l’époque
qui vient, l’époque en jeu dans les multiples effets anthropologiques de l’électrification
du monde humain et de ses colonies. « Mais, de même que, pour aider sa
mémoire dans la connaissance des lieux, on retient certaines villes
principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa
distance ; ainsi dans l’ordre des siècles il faut avoir certains temps
marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C’est ce
qui s’appelle époque, d’un mot grec
qui signifie s’arrêter, parce qu’on
s’arrête là, pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé
avant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette
sorte d’erreur qui fait confondre les temps », note Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle. Il
y a tout lieu de s’arrêter encore longtemps sur l’empire de l’électronique, et
de revenir sur ses arcanes. Avons-nous maintenant d’autre dieu ?
J.-L. Evard
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