samedi 18 octobre 2014

Méditation quantique (3)


Ceux qui évoquent la « révolution néolithique » ne flattent pas la mode des inflations de la Révolution, ils montrent une gerbe d’événements survenus il y a quelque six mille ans sur notre continent eurasiatique (sans préjudice d’autres possibles foyers de la même conjoncture). Dans cet ensemble de nouveautés diverses qui confirment l’hominisation et affectent l’humanisation – l’écriture, l’agriculture… –, comment penserait-on chacune d’elles à part sans mettre aussitôt en évidence ses articulations avec les autres, bien que leur composition et leurs connexions aient sans doute suivi des voies et des séquences différentes selon les cas. Leur convergence et, là où cette conjonction se produit, l’identité finale de leurs effets indiquent en revanche que la diversité des circonstances n’aura pas empêché qu’advienne une époque, de valeur universelle : à l’échelle des peuples alors disséminés, la répétition généralisée de quelques circonstances, aussi décisives que, par exemple, dans l’ordre biologique, une mutation, ou dans l’ordre géologique, une réaction thermique en zone volcanique, met l’intelligence, sans contredit possible, devant un paquet ou un faisceau d’événements du coup indissociables.
Pour l’espèce humaine, la « révolution néolithique » fait époque parce qu’on ne peut en aucun cas penser séparément des nouveautés aussi riches de conséquences que, entre autres, la transposition de séquences gestuelles et rituelles en langages transmissibles, traductibles, et en inscriptions durables, ou la découverte, parmi les usages du feu, de la métallurgie, ou la sédentarisation définitive sur les lieux du stockage des produits de l’agriculture, ou les prodromes d’un déclin du totémisme devant des systèmes d’autorité plus abstraits… Qui reconstruit les enchaînements menant de chacune de ces nouveautés spécifiées à ses conséquences directes et à leur ensemble (sa genèse et sa stabilisation) se donne les moyens les plus fiables de conceptualiser l’époque néolithique. Il se donne aussi les moyens rigoureux, au-delà du type anthropologique ainsi obtenu – une époque –, de construire d’autres types, d’autres époques de puissance conceptuelle approchée parce que dérivés de la même règle distinctive et de la même méthode typologique : dans des paquets d’événements, repérer les événements les plus attracteurs (en excluant tous les autres, comme s’ils n’avaient pas été) et interroger leurs possibles interactions, en isolant les plus pertinentes. On explore ainsi un domaine construit de la même manière que les champs des physiciens ou des biologistes, soucieux de faire parler les faits avant de construire leurs classifications – et d’y réintroduire les événements anecdotiques dont ils avaient commencé par suspendre la réalité. Sans extraire l’existence humaine de sa durée et de sa continuité, on s’éloigne ainsi des modèles théologiques ou téléologiques de l’histoire universelle : plus on se rapproche de l’histoire de la nature, et moins on subit les perspectives déformantes et les effets mythologiques de l’inévitable anthropomorphisme des philosophes et des poètes.
Peut-on, dans la même intention, parler aussi de « révolution électronique » ? Oui, semble-t-il en bonne analogie, mais à la stricte condition d’énumérer alors toutes celles de ses composantes qui répondraient au même critère infaillible d’attribution sélective : pour qu’un événement bien précis fasse époque, pour que, dépouillé de toute valeur d’anecdote, il fasse corps d’événement type avec d’autres événements aussi typiques que lui et puisse dès lors rentrer sans aucun doute possible dans la classe générique des événements de puissance matricielle, pour que lui revienne ce type d’historicité limite, cette intensité d’événement critique en synergie manifeste avec quelques autres de même intensité – pour que cette élévation de la classe spécifique des événements anecdotiques à la classe générique des événements attracteurs, pour que cette puissance magnétique d’événement classeur d’événements sur la flèche du temps axial, pour que cette puissance de polarisation dans la série des faits divers, pour que toutes ces qualités catalytiques lui reviennent sans le moindre doute possible, pour tout cela, qui dicte le minimum nécessaire au raisonnement contrôlable, il faut hiérarchiser les moments de la question en jeu selon les mêmes règles logiques que celles appliquées au repérage de l’époque néolithique et de sa puissance de césure anthropologique. En quoi la révolution électronique a-t-elle puissance d’événement attracteur ?
Mais pourquoi choisir l’électronique plutôt que l’électricité, renversant ainsi leur ordre d’entrée en scène – et s’écartant d’une tradition bien établie chez les ingénieurs et chez les historiens des techniques ? Au nom de la règle contraignante par raison d’époque : l’électronique couronne un siècle de reconnaissance accélérée des champs électriques statiques et dynamiques, elle ouvre aussi l’étude de leur décomposition en phénomènes particulaires, concomitante à l’intuition puis à la connaissance des structures nucléaires. La valeur d’époque de l’électronique balise ainsi ses ressources de synthèse de savoirs anciens brusquement activés par la physique mathématique de l’électricité et de savoirs inattendus, révélés par les changements d’échelle perçus en conscience quantique et relativiste. De Faraday à Maxwell, de Maxwell à Lorentz, de Lorentz à Einstein, la séquence ne tolère pas le fractionnement : notre perception électrique du monde s’unifie d’un trait, sans discontinuité, courant électrique et photon conduisent ensemble à la même cosmologie, ouvrent les mêmes champs de questions, introduisent ensemble le dilemme du continu et du discontinu.
Pourquoi néanmoins risquer l’image creuse et éculée de la « révolution » ? Faute de mieux (réponse de commodité), et pour la même règle contraignante de la raison d’époque (réponse de nécessité) : là où  l’électronique conclut un temps révolu tout en ouvrant des champs encore inexplorés, elle cristallise de plus un saut considérable dans l’industrie et la théorie des communications – et, plus précisément, dans la maîtrise de leurs signaux et de leurs vecteurs. Elle émerge comme une dérivation de flux électrique et donne accès à  de tout autres flux, ondes  et corpuscules situés aux valeurs limites de l’énergie-matière. L’électronique raréfie ce qu’elle touche. Elle marque la région dénominateur commun d’échelles de grandeur multiples du même rythme cosmologique, celui symbolisé (depuis un siècle) par l’équation einsteinienne bien connue. On n’évoquera qu’en passant quelques autres particularités remarquables des champs électroniques : la multiplicité de leurs supports, la diversité consécutive des milieux transmetteurs de la vibration, la réduction continue du volume de ses relais physiques sans perte de leur réactivité (miniaturisation incessante des transistors), etc. Mutation il y eut donc avec l’électronique parce qu’elle appelle des corps conducteurs à la fois plus sensibles et moins denses, et capte en proportion les valeurs ondulatoires subliminales du matériau ad hoc. Bien plus que l’électricité, elle retourne donc l’inertie nommée matière en ce mouvement pulsatile et pulsionnel de l’émission électronique (et anti-électronique) qui commande à la physique contemporaine et à ses machines. Plus ductile que la ductilité électrique, elle lie plus solidairement les phases de la matière (gazeuse, solide ou liquide – et le vide).
Les phénomènes électroniques font donc passerelle entre des périodes de l’histoire de l’électricité, non sans les prolonger au-delà du monde électrique (et tout en infléchissant l’évolution des techniques thermo-industrielles puisqu’ils perfectionnent les moteurs électriques émancipés des énergies fossiles, et même, désormais, implémentent des organes, cœur et bientôt rein ou cortex cérébral, ainsi émancipés de l’organisme). Simultanément, et comme pour l’interprétation biochimique des équations génétiques de l’unité cellulaire, l’électronique révèle nos capacités de retraitement sémiotique systématique de nos mondes : fin de la matière (masse, volume, étendue, cinétique), naissance de l’empire des signes (codes, phrases, compétence, performance). La solitude de l’animal-machine prend fin : vivant ou non vivant, naturel ou artificiel, tout corps ne s’autorise que d’une complexité sémiotique aux grammaires variées, que d’une densité calculable de ponctuations numériques ouvertes à toute simulation et à tout clonage. Car là et non ailleurs avait tout commencé : le grain, le punctum de la pellicule sensible, le pixel de la haute définition cathodique, l’obscurité crépusculaire de l’infrarouge, l’hypermnésie des semi-conducteurs, la robotique en extension régulière, le tactile du contact, autant de prolongements ingénieux et méthodiques du même événement originaire, de la même découverte par qui tout bascule : la fragmentation électronique du flux électrique, l’immatériel rendu encore moins matériel, l’événement valant signal et le signal valant message. Fin des monstres, naissance des robots. Fin des spectres, naissance des écrans. Fin des revenants, naissance des clones. Fin du réel, naissance du virtuel.
Qui ne rêve pourtant d’en parler autrement ? de donner un nom plus neuf, un nom inouï à cette époque si nouvelle ? Rester en remorque de mots aussi verbeux que « révolution » perdra pourtant de sa laideur de fausse et vulgaire commodité au fur et à mesure que nous apprendrons à mieux identifier l’époque qui vient, l’époque en jeu dans les multiples effets anthropologiques de l’électrification du monde humain et de ses colonies. « Mais, de même que, pour aider sa mémoire dans la connaissance des lieux, on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance ; ainsi dans l’ordre des siècles il faut avoir certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là, pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé avant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps », note Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle. Il y a tout lieu de s’arrêter encore longtemps sur l’empire de l’électronique, et de revenir sur ses arcanes. Avons-nous maintenant d’autre dieu ?
J.-L. Evard

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