vendredi 3 octobre 2014

Inquisition et langue de bois


Les sociétés pacifistes comme les nôtres ne rationalisent pas les périodes de guerre comme leurs aînées, les sociétés belliqueuses, elles renoncent même, peu à peu, à les comprendre. Elles peuvent donc encore moins se demander ce que signifient la rémanence de la guerre et ses transformations, aussi évidentes soient-elles. Nous redoutons le démenti sans phrase infligé par les faits à nos convictions, nous éludons le moment pourtant inéluctable où il faudra nous interroger avec plus de lucidité. Favorise ce moment salutaire de réflexion sans complaisance le curieux contraste que présentent désormais le discours des gouvernements menant « la guerre au terrorisme » et la réalité qui les occupe mais qu’ils taisent : de l’Afrique sahélienne à l’Asie subhimalayenne et indonésienne, en passant par le Moyen et le Proche-Orient, se dessine un arc continu de foyers de terrorismes interactifs – se signalant tous par leur retraitement islamiste ultra de l’islam. Situation qui, pour tout esprit épris de lucidité, s’aggrave d’abord et surtout de par l’obscurité de la langue de bois utilisée pour l’évoquer et la décrire ; situation qui commande qu’on l’aborde et la pense sans cette novlangue et ses -ismes. (Oublions même, par souci de rigueur dans le raisonnement ici envisagé, que la formule en vogue de « guerre au terrorisme », que sa généralité rend pire que creuse, oublions que ce slogan se fonde de plus sur le mensonge commis avec méthode par un ministre de G. W. Bush, Colin Powell, devant l’assemblée générale des Nations unies : même sans le prétexte de la guerre préventive à l’Irak qui ne possédait pas les armes de destruction massive alléguées et même sans les effets de cette guerre dans tout le Moyen-Orient, l’insertion croissante de groupes terroristes dans le réel géopolitique transcontinental fait évidence – évidence qu’aucun esprit rassis et de bonne foi ne songera à nier ni à « relativiser ».)

Mais comment nous purger des -ismes qui paralysent la réflexion et stimulent la paresse en substituant des étiquettes de pacotille au nom véritable des choses, le véritable outil de leur intelligence ? En remarquant, pour commencer, que l’islamisme ultra, en mettant les musulmans dans l’obligation fort désagréable de se démarquer de cette version hard et sanglante de leur doctrine, nous ramène à une scène connue de l’histoire des religions révélées et de leur institution en corps constitués (nation, église visible ou invisible, confrérie ou secte – peu importe ici le support de la révélation du dieu unique puisque l’événement se sera répété sans exception : tout corps ainsi constitué au nom du dieu unique et révélé aura revendiqué la possession exclusive de la vérité du divin et réclamé ainsi légitimité inconditionnelle à gouverner – gouverner qui ? les consciences et leurs sphères d’existence dans le monde). L’islam, dans cette perspective, n’échappe pas à cette règle anthropologique : du vivant même de son fondateur, il se définit comme la « dernière des religions révélées », ce qui le place, de fait, à côté des deux autres et avec elles (ses rivales théologiques explicites), en opposition à tous les polythéismes et athéismes connus par l’humanité religieuse. Depuis la Rome ancienne, cette pratique institutionnelle du gouvernement doctrinal et dogmatique des consciences porte un nom bien précis : théologie politique. L’islamisme ultra opère comme une Inquisition – et relève, pour cette raison, du domaine de la théologie politique : il n’est pas fatal qu’elle réclame la totalité du gouvernement, mais cette prétention ne lui est pas non plus foncièrement étrangère.

En remarquant ensuite que nos sociétés sécularisées s’imaginent et se prétendent à tort bien outillées pour contenir la théologie politique, en lui prescrivant un domaine réservé résiduel. En effet, des trois religions révélées une seule, la religion chrétienne, a connu, et récemment, le processus de séparation du spirituel et du temporel. D’où, par voie de conséquence immédiate : l’ensemble chrétien, toutes églises  confondues, fait exception dans l’ensemble des religions révélées dont il fait partie... D’où, seconde conséquence, au sein même de cet ensemble chrétien de sociétés sécularisées : celles-ci distingueront, dès la fin du XVIIIe siècle, le domaine de la « religion », réservé au spirituel, et le domaine de l’ « idéologie », réservé au temporel et à ses « mentalités » (et, de Marx à Louis Dumont, on parlera indifféremment d’ « idéologie allemande » ou « anglaise » comme on parle de la peinture vénitienne ou de la porcelaine de Limoges). Distinction justifiée par la nécessité (vitale après la très noire expérience des guerres de religion) de consolider la séparation moderniste, mentale et juridique du spirituel et du temporel – mais distinction dont le sens se perd à mesure qu’elle se généralise : dès la fin du XIXe siècle, le langage savant et le langage vulgaire tendent à confondre religion et idéologie, à les mettre l’une et l’autre sur un même plan, celui, protéiforme, des « visions du monde ». Ne donnons qu’un exemple – mais si éloquent – de ce nouvel usage des mots et de la langue de bois, la nôtre, qu’ils finissent par engendrer : chaque fois que Freud évoque la Russie soviétique, il ne manque pas de comparer le bolchevisme à une nouvelle religion. Il veut faire image, certes ; mais il n’en a, à ce propos, pas d’autre et, comme son contemporain Keyserling auteur d’une Psychanalyse de l’Amérique (l’original, America set free, paraît en 1929), il alimente ainsi l’érosion générale du langage (savant et vulgaire) pour qui il est devenu inutile de se souvenir qu’il y eut, jusqu’à sécularisation accomplie de la chrétienté, non pas un conglomérat psycho-historique (rempli de « visions » et « images du monde » en tout genre), mais deux royaumes distincts, maintenus séparés par doctrine au nom de la révélation du dieu unique. Nous payons le prix de cette panne de la conceptualisation précise de notre propre réalité de chrétienté sécularisée.

De ce point de vue, nous sommes tous des freudiens qui s’ignorent, ou, pour changer d’exemple significatif, nous sommes tous des disciples de Renan : nous ne faisons pas – nous ne faisons plus ­– de différence entre religion et idéologie. Notre indifférence à leur différence résulte en droite ligne du succès de la sécularisation des sociétés chrétiennes, elle nous a donné des outils philosophiques et politiques efficaces pour établir une relation plus ouverte entre les consciences et les doctrines et pour en finir avec la police de la pensée et autres appareils dogmatiques. En revanche, pour prix de cette habilitation de la conscience réflexive soucieuse d’interaction avec l’empirie, elle nous a rendus incapables, entre autres, de comprendre les sociétés non sécularisées. Faute de les comprendre, nous recourons à la bonne vieille recette grecque : nous les disons « barbares », mais c’est pour mieux nous dissimuler que, victimes, d’ailleurs consentantes, de nos propres approximations conceptuelles, nous ne savons pas nommer ce qui arrive en cas de résurgence du doctrinal comme type d’humanité. (Autre type significatif et comparable de méconnaissance active de notre propre réalité : notre tolérance devant les progrès mafieux de la corruption, lors même que nous avons connu ses hiérarchies dans l’univers concentrationnaire.)

Là nous guette le plus grand risque. D’un côté, nous agissons par obéissance mimétique aux –ismes et autres mécaniques inertes ou verbeuses de la vie irréfléchie (« terrorisme » restera un mot et un bruit vide de sens tant qu’on n’aura pas une idée claire et distincte des objectifs, des langages, des maladies mentales, des obsessions, des alliés et des protecteurs des terroristes). D’un autre côté, convaincus de l’identité de nature des religions et des idéologies, et projetant ainsi notre propre mode de vie et de pensée sur des mondes intrinsèquement autres (l’islam n’a pas connu la sécularisation), nous déclarons des guerres à des adversaires que nous ne connaissons pas. À leurs cagoules d’activistes nous ajoutons alors l’écran de nos préjugés provinciaux. Il y a hélas tant d’indices graves de cette méconnaissance, chez les intellectuels du politique comme chez les autres, et d’indices aggravés de sa persistance depuis le 11 septembre 2001 qui en était lui-même la conséquence (combien d’Américains arabophones dans les services secrets de l’hyperpuissance ?) – que le devoir urgent de réduire cette méconnaissance dessine à lui seul un vaste programme de réflexion théorique et pragmatique. Désarmer la langue de bois géopolitique passe par un retour aux questions fondamentales, sans la clef desquelles les lois ne peuvent faire autorité qu’en semant des illusions aussi perverses que celles qu’elles prétendent prévenir ou dissiper.

J.-L. Evard

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