Les
sociétés pacifistes comme les nôtres ne rationalisent pas les périodes de
guerre comme leurs aînées, les sociétés belliqueuses, elles renoncent même, peu
à peu, à les comprendre. Elles peuvent donc encore moins se demander ce que
signifient la rémanence de la guerre et ses transformations, aussi évidentes
soient-elles. Nous redoutons le démenti sans phrase infligé par les faits à nos
convictions, nous éludons le moment pourtant inéluctable où il faudra nous interroger
avec plus de lucidité. Favorise ce moment salutaire de réflexion sans complaisance
le curieux contraste que présentent désormais le discours des gouvernements
menant « la guerre au terrorisme » et la réalité qui les occupe mais
qu’ils taisent : de l’Afrique sahélienne à l’Asie subhimalayenne et
indonésienne, en passant par le Moyen et le Proche-Orient, se dessine un arc
continu de foyers de terrorismes interactifs – se signalant tous par leur retraitement islamiste
ultra de l’islam. Situation qui, pour tout esprit épris de lucidité, s’aggrave
d’abord et surtout de par l’obscurité de la langue de bois utilisée pour
l’évoquer et la décrire ; situation qui commande qu’on l’aborde et la
pense sans cette novlangue et ses -ismes. (Oublions même, par souci de
rigueur dans le raisonnement ici envisagé, que la formule en vogue de
« guerre au terrorisme », que sa généralité rend pire que creuse, oublions
que ce slogan se fonde de plus sur le mensonge commis avec méthode par un
ministre de G. W. Bush, Colin Powell, devant l’assemblée générale des Nations
unies : même sans le prétexte de la guerre préventive à l’Irak qui ne
possédait pas les armes de destruction massive alléguées et même sans les
effets de cette guerre dans tout le Moyen-Orient, l’insertion croissante de
groupes terroristes dans le réel géopolitique transcontinental fait évidence – évidence
qu’aucun esprit rassis et de bonne foi ne songera à nier ni à « relativiser ».)
Mais
comment nous purger des -ismes qui
paralysent la réflexion et stimulent la paresse en substituant des étiquettes
de pacotille au nom véritable des choses, le véritable outil de leur
intelligence ? En remarquant, pour commencer, que l’islamisme ultra, en
mettant les musulmans dans l’obligation fort désagréable de se démarquer de
cette version hard et sanglante de
leur doctrine, nous ramène à une scène connue de l’histoire des religions
révélées et de leur institution en corps constitués (nation, église visible ou
invisible, confrérie ou secte – peu importe ici le support de la révélation du
dieu unique puisque l’événement se sera répété sans exception : tout corps
ainsi constitué au nom du dieu unique et révélé aura revendiqué la possession
exclusive de la vérité du divin et réclamé ainsi légitimité inconditionnelle à
gouverner – gouverner qui ? les consciences et leurs sphères d’existence
dans le monde). L’islam, dans cette perspective, n’échappe pas à cette règle
anthropologique : du vivant même de son fondateur, il se définit comme la
« dernière des religions révélées », ce qui le place, de fait, à côté
des deux autres et avec elles (ses rivales théologiques explicites), en
opposition à tous les polythéismes et athéismes connus par l’humanité religieuse.
Depuis la Rome ancienne, cette pratique institutionnelle du gouvernement
doctrinal et dogmatique des consciences porte un nom bien précis :
théologie politique. L’islamisme ultra opère comme une Inquisition – et relève,
pour cette raison, du domaine de la théologie politique : il n’est pas
fatal qu’elle réclame la totalité du gouvernement, mais cette prétention ne lui
est pas non plus foncièrement étrangère.
En
remarquant ensuite que nos sociétés sécularisées s’imaginent et se prétendent à tort bien outillées pour contenir la
théologie politique, en lui prescrivant un domaine réservé résiduel. En effet,
des trois religions révélées une seule, la religion chrétienne, a connu, et
récemment, le processus de séparation du spirituel et du temporel. D’où, par
voie de conséquence immédiate : l’ensemble chrétien, toutes églises confondues, fait exception dans l’ensemble
des religions révélées dont il fait partie... D’où, seconde conséquence, au
sein même de cet ensemble chrétien de sociétés sécularisées :
celles-ci distingueront, dès la fin du XVIIIe siècle, le domaine de
la « religion », réservé au spirituel, et le domaine de l’ « idéologie »,
réservé au temporel et à ses « mentalités » (et, de Marx à Louis
Dumont, on parlera indifféremment d’ « idéologie allemande » ou
« anglaise » comme on parle de la peinture vénitienne ou de la porcelaine de Limoges). Distinction justifiée par la nécessité (vitale après la
très noire expérience des guerres de religion) de consolider la séparation
moderniste, mentale et juridique du spirituel et du temporel – mais distinction
dont le sens se perd à mesure qu’elle se généralise : dès la fin du XIXe
siècle, le langage savant et le langage vulgaire tendent à confondre religion et idéologie, à les mettre l’une et l’autre sur un même plan, celui,
protéiforme, des « visions du monde ». Ne donnons qu’un exemple –
mais si éloquent – de ce nouvel usage des mots et de la langue de bois, la
nôtre, qu’ils finissent par engendrer : chaque fois que Freud évoque la
Russie soviétique, il ne manque pas de comparer le bolchevisme à une nouvelle
religion. Il veut faire image, certes ; mais il n’en a, à ce propos, pas
d’autre et, comme son contemporain Keyserling auteur d’une Psychanalyse de l’Amérique (l’original, America set free, paraît en 1929), il alimente ainsi l’érosion
générale du langage (savant et vulgaire) pour qui il est devenu inutile de se
souvenir qu’il y eut, jusqu’à sécularisation accomplie de la chrétienté, non
pas un conglomérat psycho-historique (rempli de « visions » et
« images du monde » en tout genre), mais deux royaumes distincts, maintenus
séparés par doctrine au nom de la révélation du dieu unique. Nous payons le
prix de cette panne de la conceptualisation précise de notre propre réalité de
chrétienté sécularisée.
De
ce point de vue, nous sommes tous des freudiens qui s’ignorent, ou, pour
changer d’exemple significatif, nous sommes tous des disciples de Renan :
nous ne faisons pas – nous ne faisons plus – de différence entre religion et
idéologie. Notre indifférence à leur différence résulte en droite ligne du
succès de la sécularisation des sociétés chrétiennes, elle nous a donné des
outils philosophiques et politiques efficaces pour établir une relation plus
ouverte entre les consciences et les doctrines et pour en finir avec la police
de la pensée et autres appareils dogmatiques. En revanche, pour prix de cette
habilitation de la conscience réflexive soucieuse d’interaction avec l’empirie,
elle nous a rendus incapables, entre autres, de comprendre les sociétés non sécularisées. Faute de les comprendre,
nous recourons à la bonne vieille recette grecque : nous les disons
« barbares », mais c’est pour mieux nous dissimuler que, victimes,
d’ailleurs consentantes, de nos propres approximations conceptuelles, nous ne savons pas nommer ce qui arrive en cas
de résurgence du doctrinal comme type d’humanité. (Autre type significatif et comparable
de méconnaissance active de notre propre réalité : notre tolérance devant
les progrès mafieux de la corruption, lors même que nous avons connu ses
hiérarchies dans l’univers concentrationnaire.)
Là
nous guette le plus grand risque. D’un côté, nous agissons par obéissance
mimétique aux –ismes et autres
mécaniques inertes ou verbeuses de la vie irréfléchie (« terrorisme »
restera un mot et un bruit vide de sens tant qu’on n’aura pas une idée claire
et distincte des objectifs, des langages, des maladies mentales, des obsessions,
des alliés et des protecteurs des terroristes). D’un autre côté, convaincus de
l’identité de nature des religions et des idéologies, et projetant ainsi notre
propre mode de vie et de pensée sur des mondes intrinsèquement autres (l’islam n’a pas connu la sécularisation), nous
déclarons des guerres à des adversaires que nous ne connaissons pas. À leurs
cagoules d’activistes nous ajoutons alors l’écran de nos préjugés provinciaux.
Il y a hélas tant d’indices graves de cette méconnaissance, chez les
intellectuels du politique comme chez les autres, et d’indices aggravés de sa
persistance depuis le 11 septembre 2001 qui en était lui-même la conséquence
(combien d’Américains arabophones dans les services secrets de
l’hyperpuissance ?) – que le devoir urgent de réduire cette méconnaissance
dessine à lui seul un vaste programme de réflexion théorique et pragmatique.
Désarmer la langue de bois géopolitique passe par un retour aux questions
fondamentales, sans la clef desquelles les lois ne peuvent faire autorité qu’en
semant des illusions aussi perverses que celles qu’elles prétendent prévenir ou
dissiper.
J.-L.
Evard
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