Dans les premiers jours d’octobre,
le FMI émettait un de ces édifiants bulletins périodiques qu’il consacre à
l’état du monde – billet trompe-la-faim et pain béni des sciences de la
Communication qui, à l’usage didactique de leurs étudiants, y trouvent en outre
l’échantillon idéal d’une littérature de chancellerie à taux d’utilité
stratégique élevé, celle destinée par des Experts à l’Opinion comme Rome envoie
ses bulles urbi et orbi. Rien ne
distinguait ce commentaire de ses semblables, sauf à noter que, pour la
première fois, ces distingués écrivains de la Pompe à Phynances, parmi les
causes aggravantes du désordre de l’économie-monde, mentionnaient au passage un
fardeau supplémentaire, Ebola et les coûts prévisibles des interventions
prévues au programme des autorités sanitaires. Remercions-les, en cet exorde,
de nous enseigner que coûte cher ce qui coûte cher.
Autant leur
remarque, en effet, paraît frappée au coin du bon sens le plus solide, autant
elle-même frappe, ou glace, pour ce qu’elle révèle, à l’occasion et à son insu,
du délabrement intestin de la pensée économique. Car elle y fait la confidence
de son impensé, elle avoue l’impensable irréductible de ses raisonnements de
Haute Autorité bancaire, à savoir – mais
nous le savions déjà – que nous vivons à l’ère de « l’aile de
papillon » – l’image si prisée, depuis des décennies, par les philosophies
populaires de l’implosion et de la contamination généralisée des causes et des
effets de l’agir humain. Aucune tête bien faite ne contestera le pronostic de
la Banque-monde (plutôt s’alarmerait-on si elle choisissait de taire et son
inquiétude et le courroux du virus). Toute tête bien faite discernera même, et sans
difficulté, d’autres et nombreuses causes possibles voire probables de dépense
improductive ou ruineuse, recensées ou non recensées par les techniciens
budgétaires – car toute tête de cette sorte sait ce que budget (« escarcelle ») veut dire : le Chancelier de
l’Échiquier, depuis des siècles le surintendant de la Couronne britannique, y
présente au Parliament l’état annuel
des comptes du royaume, leur balance,
comme on disait dans la langue des premiers cambistes opérant sur les marchés
du dernier Moyen Âge. Les ordinateurs du budget du Monde veulent évaluer le coût de la mort pour cause d'épidémie virale ? Ceux des compagnies d'assurance connaissent bien ces plans sur la comète des joueurs de loto. Quant à nous, théorisons, de l’image passons à la fonction, je veux
dire à sa panne : plus la pensée économique s’est orientée vers une
économie générale, plus elle est
entrée dans le champ incertain et l’époque indéterministe de l’aile de
papillon, et plus elle bavarde en vieille folle insane sur la
« crise ».
Économie générale ? La formule remonte à
l’entre-deux-guerres : au choc en retour de la grande crise boursière
puis industrielle de 1929 sur les doctrines économiques, et à la nécessité pour
elles, face à l’effondrement de la présupposée rationalité économique, de
réviser leurs fondements. « Générale », dans « économie
générale », indique, avec cet effort de réflexion théorique mené dans
l’urgence, qu’on veut marquer ses distances vis-à-vis de la tradition,
vis-à-vis de l’économie politique, tout
comme l’économie politique, à sa
naissance, avait choisi de se nommer ainsi pour se démarquer de sa préhistoire
d’économie domestique. Au moment de sa
nouvelle reconversion, la pensée économique a, de plus, bifurqué en deux
disciplines distinctes, la micro- et la macroéconomie : il s’agissait là
de compléter les réformes indispensables à la refondation du raisonnement
économique et de ses outils ; tout en élargissant le champ précédent de
l’économie politique à l’échelle
d’une économie générale, il
s’agissait aussi de marquer le dédoublement de la réalité économique en une
réalité « micro » (locale, restreinte) et une réalité
« macro » (systémique, universelle). Deux mutations complémentaires
se produisirent ainsi : de l’économie politique à l’économie générale, on
quittait, d’une part, la perspective nationale originelle (celle d’Adam Smith
se penchant, après les physiocrates, sur la « richesse des nations »)
et on enregistrait, d’autre part, l’internationalisation structurelle de
l’offre et la demande de valeur (travaux de Böhm-Bawerk et de Rosa
Luxemburg) ; cependant, cette extension géographique du champ économique
désormais transnational ne se produisait pas sans des phénomènes contraires (ce
champ se segmentant selon plusieurs échelles de grandeur et plusieurs domaines
d’application, échelles et domaines dont
les interactions échappent à l’intelligence). La perspective antérieure
d’une pensée économique construite telle une science homogène et unifiée
disparaissait ainsi à jamais, les concepts fondamentaux de la forme-valeur butant
sur cette nouvelle et incontestable indétermination, la fragmentation des
fonctions économiques à échelles et à finalités multiples – à l’image du destin
des sciences physiques bouleversées par la découverte quantique et relativiste
du champ électro-magnétique et de ses incalculables. Avec J. M. Keynes, P.
Mattick et G. Bataille, en particulier, on commença à pressentir ce qui nous
séparait une fois pour toutes des fondateurs de la méthode économétrique :
nous ne pouvons plus distinguer, ni en
substance ni en fonction, entre
l’utile et l’inutile, entre « forces productives » et
« improductives », entre valeur d’usage et valeur d’échange, entre
stocks et flux, entre besoins vitaux et besoins imaginaires ou manipulés. Il
arrivait ainsi aux sciences économiques ce qui arrivait, et en même temps, à
leurs homologues, la psychologie des profondeurs, par exemple, butant à son
grand dam sur les antinomies de l’activité pulsionnelle polarisée à la fois par
le vouloir-vivre et par le vouloir-mourir (et à égalité de puissance), ou la
linguistique décrivant avec Chomsky, en dépit des mises en garde du positivisme
logique, des grammaires formelles qui n’informent aucune langue réelle, ni
morte ni vivante.
Mais
pourquoi ce déclin de la pratique scientifique ivre d’universaux fictifs, déclin
qui n’a pas échappé à la vigilance de têtes aussi bien faites que celle, par
exemple, de Hermann Broch et d’Umberto Eco sensibles l’un et l’autre à la
fragmentation avancée de notre image du monde, pourquoi cette pathologie de la
faculté de jugement nous plonge-t-elle justement dans cette forme
hallucinatoire et instable de réalité que l’humour du sens commun compare au vibrato épileptique des ailes d’un éphémère
papillon voletant ou butinant vers l’heure de satiété de sa mort gourmande
? Pour la raison évidente que, perdant le sens et le goût des causalités
raisonnées, nous cherchons refuge dans un quasi-monde de causalités possibles,
déferlantes, démoniaques, caricaturales. Son
nom est légion, puisque tout agir
désorienté régresse à la longue dans des formes de conscience superstitieuse,
dépressive ou enragée : la toute-puissance mythologique et ironique des
choses n’augmente-t-elle pas toujours à proportion directe de l’impuissance
inavouable de la volonté faustienne et technoscientifique de possession du monde ? Pour les
techniciens et sorciers de la pensée comptable et budgétaire, la sanction du
réel s’annonce d’autant plus rude qu’ils exercent un métier couronné du
prestige ambigu qui les protège encore de la déconsidération publique et du
discrédit – seule la conscience responsable de chacun pouvant donc lui suggérer
de ne plus collaborer au simulacre de science établi en institution bancaire,
donc en puissance, en instance et en suffisance de gouvernement, ou de n’y
collaborer que pour y introduire le même virus d’intelligence inspirée que
Pasteur en son temps chez les biologistes, Einstein chez les physiciens, Hubble
chez les astronomes et Juan Gris ou Debussy chez les poètes. Il y faut, j’en
conviens, quelque courage.
Dans le
champ contemporain de la conscience économique et de sa science ravagée, la
panne et la panique débutent d’ailleurs face à et avec la multiplication
irréversible, la prolifération virulente des « causes » présumées et
des « effets » prétendus – non pas seulement en conformité avec les
symptômes connus de toute panique (dont le nom grec même, « pan », rappelle l’effroi qu’inspire
toute totalité se donnant à percevoir dans la simultanéité médusante de ses
composants et de ses exposants), mais aussi de par la logique et la physique
immanentes de toute masse critique. Tout vivant, comme on sait depuis les
débuts (du reste encore récents) de la biologie, ne vit qu’en proportion à sa
masse critique, phase limite de sa morphologie et de sa physiologie : il
ne vit qu’appelé à maintenir une synergie de fonctions dont la bonne entente
présuppose qu’elles se hiérarchisent au service d’une seule fin limitée –
perpétuer l’espèce – et s’interdisent chacune de se développer séparément vers
le maximum de leur puissance possible, leur phase hypertrophique. L’organisme
l’emporte sur les organes, et le corps sur les animaux dont il se compose –
l’inverse signalant et provoquant les phases morbides.
La pensée
économique, à la fin de l’Ancien Régime, avait rêvé de l’homo economicus comme de la forme idéale d’homo sapiens : démiurge au service efficace de ses besoins,
comme s’il les connaissait cause à cause et cas par cas – se targuant de les
connaître parce qu’il a confondu avec eux son désir, qu’il ne connaît pas et
qui fait toute son indécision native, noble et libératrice d’homme de désir,
d’animal sortant de son animalité par la grâce du désir, de cet obscur objet du désir qui l’arrache pour
moitié à son destin biologique, en vue d’une autre dignité que celle du vivant
où il vit en centaure, cavale à gueule humaine. Obscur objet du désir que celui
d’un enfant qui joue avec du sable, d’un adolescent soudain embrasé, d’un
peuple sacrifiant sur l’autel des ancêtres ou renversant par apostasie d’holocauste
le même meuble des supplices, d’un artiste brûlant un jour ce qu’il a adoré… S’opposant
sur la question du plus ou moins de régulation nécessaire à l’économisation de
l’existence humaine, les doctrines économiques, en revanche, fraternisent et n’en
constituent plus qu’une, dogme unique de leurs articles divers, sur un point
fondamental : à toute valeur d’échange correspond une valeur d’usage,
corrélation clef de la vie destinée à l’utile, donc à l’outil, donc aux besoins
tels que tous rassemblés dans
l’ensemble mesurable de nos
métabolismes et dictés par eux. Il
n’y a de pensée économique possible, quel que soit par ailleurs son style
propre, qu’en référence à ce credo de
toute économique : la physique des métabolismes et de leurs quanta dicte les formes et les causes finales de
l’utile – quant aux sphères de l’inutile (homo
ludens), elles ne sauraient perturber d’aucune façon les logiques de la
production et de la distribution des énergies du cycle vital. Clivée par
décision de méthode entre l’utile et l’inutile, la pensée économique, dans son
époque classique (« politique ») ou post-classique
(« générale » ou « libidinale »), paie donc le prix de son
préjugé anthropologique fondateur. De la complexité
du vouloir-vivre, elle ne retient, par convention première, par nécessité
technique, par conviction technologique, par religion du ratio, elle ne retient
que le mesurable, et censure, ou refoule, ou décrie, ou dédaigne, ou exile
l’incommensurable, l’ouvert, le jeu, l’indomptable.
Tu n’as ni
prix ni fin, admirable assomption de l’homme de désir, noblesse de la bête
saisie de l’inexpiable et capricieux désir nommé « parole ». Honnis
soient les sordides et les cupides pressés de te domestiquer et de te dominer.
J.-L. Evard
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