samedi 25 octobre 2014

Diplomatie scandinave

En faisant part, début octobre, de son intention de reconnaître l’« État palestinien », le gouvernement suédois honorait une tradition bien connue de sa diplomatie : présenter sa candidature à des missions délicates ou hors normes, et, le cas échéant, le moment venu, passer à l’acte. Cette spécialité suédoise, établie depuis un siècle en constante officieuse des relations internationales, produit à l’occasion des hommes d’exception, comme le consul Raoul Nordling ou le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld. On a donc toutes raisons sérieuses de se demander à quelles considérations répond l’initiative du Premier ministre Stefan Löfven.
Comment, d’abord, en décrire le contexte général ? Entre Israéliens et Palestiniens, l’échec criant et répété des dernières tentatives d’intercession américaine en date ; l’internationalisation lente mais continue de la guerre arabo-arabe, maintenant en région syro-irakienne, le long de la frontière turque ; l’extension accélérée des colonies israéliennes en Cisjordanie – ces trois facteurs ont dû avant tout autre beaucoup peser dans la décision suédoise (une décision quelque peu indécise). Car toute tête bien faite sait que la « question palestinienne » a perdu autant d’intensité géopolitique qu’en a proportionnellement et simultanément cristallisé la guerre arabo-arabe (guerre elle-même inscrite dans un espace-temps encore plus vaste) : tout ce que la « question palestinienne » focalisait de clivages à la fois locaux (le conflit israélo-arabe), régionaux (le clivage des organisations palestiniennes selon leur allégeance syrienne, iranienne ou égyptienne) et propagandaires (la « guerre au terrorisme », la « guerre contre les sionistes et les croisés »), tout ce vieux complexe de haute conflictualité permanente s’est déplacé en juillet dernier vers le front de guerre et d’extermination créé par l’EIIL fonçant vers Mossoul et ravageant le nord de l’Irak.
La Suède tente donc une sorte de baroud d’honneur, en rejouant aujourd’hui la carte du statut d’« État observateur » aux Nations unies reconnu à l’Autorité palestinienne en novembre 2012. Calcul tout à fait admissible et intelligible si l’on s’en tient à la logique antérieure de cette promotion nominale de l’Autorité palestinienne (un « État observateur » fait présager d’un État tout court) ; calcul pour le moins hasardeux si, en revanche, on le pense dans sa nouvelle donne, la guerre transnationale ouverte en cours au Moyen-Orient. Dans cette perspective, on se demandera donc, non pas ce que veut la Suède aujourd’hui, mais pourquoi elle n’a pas tenté cette démarche dès l’hiver 2012-13, battant le fer tant qu’il était chaud. La réponse tient sans doute dans la logique de la tradition suédoise : une diplomatie officieuse présente certains avantages (l’originalité éventuelle de son style, l’imprévu relatif de ses initiatives), mais non sans de certains handicaps corrélatifs (le contretemps structurel de ses « coups » atypiques, joués hors jeu). Au bridge, le brio d’un joueur ou d’une équipe ne peut pas non plus longtemps compenser une absence de bonnes cartes en main. On ne bluffe pas comme au poker. Les deux sports s’excluent l’un l’autre, et il n’y en a pas de troisième.
Calcul plus hasardeux encore si l’on raisonne à l’échelle réduite du conflit israélo-arabe. Depuis la première présidence Obama, et sans doute dès avant elle, Israël a ouvertement cessé de penser négociations, transactions et normalisation : sans fard, Israël ne joue plus que deux cartes, d’ailleurs complémentaires,  celle du statu quo et celle d’une silencieuse annexion de facto des territoires occupés depuis 1967 et la prise de Jérusalem-Est. Les affrontements qui, de nouveau, menacent entre Palestiniens et forces armées israéliennes n’y changeront rien, même s’ils devaient déboucher sur de nouvelles violences ouvertes et massives. La symbolique politique du nationalisme palestinien de la génération Arafat (elle faisait sa force) n’avait qu’à peine survécu à la mort du vieux leader épuisé et assiégé, et ce type d’identité palestinienne laïque a disparu sous la vague théologico-politique qui submerge le monde arabe tout entier et le brasse en profondeur. Les Arabes palestiniens ne cessent donc de s’éloigner de la résolution réelle de leurs difficultés : en Israël dont les lois organiques ne définissent pas clairement de citoyenneté israélienne unifiée, leur cause de minorité non juive ne peut recevoir de statut juridique satisfaisant ; hors d’Israël, non seulement la Jordanie et l’Égypte ont officialisé depuis longtemps leur renoncement définitif à toute intégration des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, mais encore la réapparition, dans le monde arabe et musulman, des légitimités théologico-politiques en armes laisse-t-elle sur la touche l’arme politique du nationalisme et de sa dominante « laïque ».
Rappeler ces données de long terme vaut aussi rappel de l’usage de court terme qu’en font les gouvernements israéliens successifs, depuis la fin de la seconde Intifada, dans la seule et unique perspective de perpétuer cet état de choses. Sous l’angle de cette mise en perspective locale, l’initiative suédoise, si par extraordinaire elle trouvait écho, aurait alors un effet exactement contraire à ses intentions de Grande Diplomatie officieuse des causes limites ou désespérées : elle mettrait en pleine lumière la réalité maintenant massive de l’implantation israélienne récente et surtout son horizon d’implantation définitive. Disons ce qui est en nommant les choses par leur nom, disons donc que par « statu quo », formule de chancellerie, il faut entendre un fait accompli – accompli sous nos yeux, ces dernières années. La défaite politique intérieure des Israéliens non annexionnistes n’a pas fini d’exercer ses effets durables et paralysants sur cette situation. (Sur ce que les accords d’Oslo, en septembre 1993, avaient fait entrevoir, Stockholm, autre métropole scandinave, jette ainsi, en octobre 2014, un curieux éclairage de geste aussi éloquent qu’irréfléchi.)
Effets d’autant plus problématiques et plus dangereux qu’en passant du statu quo au fait accompli Israël ne travaille pas pour autant à l’établissement d’une normalité quelconque, et interdit même qu’elle advienne (de « normalité » israélo-palestinienne il ne saurait être question tant que les descendants des « réfugiés » de 1948 vivent dans un État lui-même sans frontières entérinées, et dont les lois organiques en vigueur ne sont que provisoires). En revanche, rien n’empêche, loin de là, que l’ensemble des territoires occupés par Israël et Jérusalem-Est deviennent un foyer actif de plus dans le Tumulte moyen-oriental et ses foyers. Foyers éparpillés, mais reliés entre eux par des « internationales » en tout genre comme par des tunnels – des Frères musulmans (et du Hamas, leur antenne palestinienne) aux « brigades » des islamismes concurrents et aux forces adverses qui harcèlent, mais sans plan véritable, l’EIIL et ses colonnes alimentées en pétrodollars.
Et ce n’est pas le moins significatif que de voir s’affronter à l’échelle transnationale : des États réels, d’une part, et des États fantoches, d’autre part – États réels depuis longtemps (États-Unis, Grande-Bretagne, France…), États fantoches pour longtemps (Autorité palestinienne, EIIL, Kurdes fragmentés par enclaves, Al Qaida et tutti quanti disséminés sur trois continents et sur le réseau du numérique) – comme si, sur cette scène en extension régulière, transparaissaient les deux valeurs extrêmes, les deux valeurs types, les deux intensités les plus caractéristiques de notre espace-temps géopolitique à l’époque hertzienne et électronique : d’une part, des empires sans espace impérial, d’autre part, des fragments de peuples sans espace national. « En politique on ne boucle jamais rien, on ne finit jamais rien, on vit dans l’à peu près et si l’on vise un but il faut épauler son arme dans une direction contraire », écrivait en 1918 un diplomate français de bonne et haute volée, Paul Cambon. Cette belle maxime machiavélienne n’a fait que se vérifier depuis que la diplomatie, scandinave ou autre, ne patine plus seulement sur terre et sur mer, mais surfe aussi – ou patauge – sur l’écran des réalités virtuelles.
J.-L. Evard

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