samedi 4 octobre 2014

Méditation quantique (2)


I

Une formule qui fait mouche et survit à sa mode témoigne d’une intuition marquante, remarquée, partagée – elle entre pour longtemps au patrimoine du sens commun. Ainsi du « village planétaire » cher à Marshall MacLuhan, image familière à deux ou trois générations – jusqu’à ce que viennent la concurrencer les leitmotive de la « mondialisation ». Un même fil les relie, que l’on remonte sans peine vers un passé bien plus lointain : l’ancêtre en droite ligne du « village planétaire », c’est l’île de Robinson Crusoé, qui, dès les préliminaires du livre I du Capital, joue un rôle crucial dans la description de l’échelle désormais internationale de la division du travail et du cycle de la forme-valeur. Par le contraste ingénieux de sa fiction exotique, la contre-utopie de Daniel Defoe enseignait le Nouveau Monde né des grandes découvertes, sa réalité aussi inconnue qu’auparavant celle de la Chine impériale et close visitée par Marco Polo : les sociétés humaines perdent leur allure d’îles plus ou moins clivées et disséminées, pour ne plus former qu’un unique archipel, vaste et continu comme le genre humain sauvage et civilisé que populariseront les traités de Rousseau et de Humboldt. Dit en termes plus systémiques : l’espèce humaine, homo sapiens essaim jusque-là diffracté en des espaces-temps peu ou pas interactifs, se centrerait en un seul espace-temps homogène et coordonné. Robinson le migrant rescapé et Vendredi l’autochtone innocent, ou x milliards d’humains nés libres et égaux, qu’importe le nombre ? – pour Defoe et ses disciples, un fait primordial détache le Nouveau Monde de toutes ses formes antérieures, à savoir sa qualité de continuum spatio-temporel parfait. Sa forme géométrique (son idéale rotondité de sphère), ou géographique (la dualité géologique élémentaire des continents et des océans), ou anthropologique (l’interaction continue des cultures locales sous un même dénominateur ethnologique commun, l’observateur occidental) et son régime astronomique (le système héliocentrique et géodésique) ne se laissent plus dissocier, convergent vers le même moment, la même époque : le Nouveau Monde tel qu’en lui-même.

Proposition réciproque : ce qu’on appelle « Nouveau Monde » résulte désormais de la composition nécessaire et suffisante de ces quatre systèmes en une seule structure simplifiée : planète copernicienne il y a (géométrie et astronomie), comme il y a un seul village sur elle (l’île habitée par Crusoé, archétype et emblème littéraire des milliards d’humains dispersés sur les continents comme ils se succèdent de génération en génération depuis la stabilisation ontologique de l’homo sapiens). Une sorte de pythagorisme bienveillant baigne cette vision : le Nombre et ses incarnations isonomiques commandent toutes les modalités du vivant. Que de cercles et de cycles, d’ailleurs, dans cette nouvelle Cité du Soleil réglée comme une horloge ! Tout aura donc fini par s’emboîter comme par conformité à quelque Nombre parfait : les planètes en révolution constante autour de l’étoile solaire et nourricière, le genre humain unifié en fraternité œcuménique, sur cette boule de terre et d’eau, par l’extension universelle de l’échange en marché – « mondial ». Grâce à Robinson, le monde a retrouvé un axe, le sens de l’orientation et celui de ses échelles de grandeur concentriques. Même pédagogie que chez Swift et son héros Gulliver : entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, le voyageur, muni d’un microscope et d’un télescope, maîtrise les focales et, d’un champ à l’autre, se joue des déformations de perspective et de parallaxe liées aux progrès mêmes de l’optique. La mesure du monde se précise à ces deux horizons du subliminal et de l’immonde, mais aussi la conscience ironique des erreurs et des illusions nées de l’usage de ses instruments même. La métrique devient infinitésimale, adopte les nombres irrationnels, le principe d’incertitude niché en elle la pondérera bientôt en toutes lettres.



II

De l’île de Robinson au village de Mc Luhan, du schéma insulaire au schéma planétaire, il n’y en a pas moins, n’en déplaise au peu d’ironie des mondialistes fidèles à la miniature de l’île-monde, un changement d’éléments qui bride le pouvoir métaphorique de l’image inspiratrice : « village », la planète ne l’est qu’en sa qualité de grand circuit hertzien et électronique de réseau du nouvel ordre numérique et communicationnel opérant en temps zéro, à la vitesse lumière des ondes radioélectriques. Si, changeant d’hypothèse et passant de l’espace-temps de ces ondes de la transmission des messages à l’espace-temps des transports, nous nous référons alors à une réalité physique différente, celle des corps solides en mouvement dans un espace-temps de type newtonien du premier genre (un seul système référentiel, un seul champ gravitationnel). Si, derechef, changeant encore d’hypothèse et de réalité physique, nous ne considérons que le corps humain, celui de Robinson, l’homme nu qui ne dispose ni de moyens de transport ni de moyens de transmission et doit se déplacer par lui-même, comme tout autre animal, nous raisonnons là aussi dans une autre perspective spécifique, celle du jogging, de l’humain comme espèce liée à l’habitat où elle demeure et à la sépulture qu’elle y a un jour ajoutée comme une sorte de second berceau. La schématisation insulaire de Mc Luhan réduit donc à un seul monde – la « médiasphère » – une pluralité de mondes génériquement différents, organiquement hétérogènes. (Elle postule leur complémentarité : a-t-on jamais vu une pensée simplificatrice et holiste procéder autrement ? Elle invoque, pour célébrer le règne de la télécommunication électronique et simultanée, le passage de la préhistoire à l’histoire : a-t-on jamais vu la technique légitimer ses pouvoirs autrement qu’en les magnifiant par un mythe de la régénération de l’espèce promise à quelque âge d’or ?)

 Ce que vise, hors et contre la mythologie du monde en miniature, ce rappel de la diversité générique des espaces-temps de la condition humaine apparaît de soi-même : la réduction abrupte de leur pluralité par la joyeuse ou joviale robinsonnade de Mc Luhan. Ou encore, et pour le dire par thèse positive : en entrant dans le Nouveau Monde, en fabriquant le continuum spatio-temporel des réseaux du transport d’échelle planétaire, puis en entrant dans le nouveau Nouveau Monde, lui aussi continu, né de l’industrie des transmissions à distance par contact électromagnétique, nous n’avons certainement pas uniformisé un espace-temps antérieurement discontinu, mais ajouté et introduit des espaces-temps hétérogènes, que nous cherchons à composer avec ceux qui leur préexistent (quand nous ne nous résignons pas à leur destruction, à l’image des villes américaines abandonnées comme Chicago à l’abattoir de la désindustrialisation massive). Les époques de l’homme interfèrent, se chevauchent, elles ne se composent pas. Le monisme se dupe lui-même.

À l’hypothèse mondialiste d’une réduction progressive et unaire des diverses cultures humaines s’alignant par l’effet de l’échange en une communauté planétaire, « internationale », il s’agit donc d’opposer une hypothèse anthropologique tout autre, celle d’une multiplication imprévue, désordonnée et décentrée des espaces-temps de l’existence humaine. Face à la représentation technologique et technolâtre d’une simplification de l’existence humaine qui finirait toujours par se rendre maîtresse des effets seconds de son outillage sur son propre champ de conscience, face à cette conception naïve ou apologétique d’une techno-science qui anticiperait toujours à temps sur ce que fait ce qu’elle fait (P. Valéry), il faut examiner la contre-hypothèse d’une hyperpuissance techno-scientifique en état de surmenage extrême, réduite – mais sa dignité lui en interdit l’aveu – au bricolage et au tâtonnement, emmenée par élan incontrôlé et incontrôlable vers sa phase de masse critique, vers le stade de son implosion. Mc Luhan voit une planète village ? À son télescope ajoutons un microscope : la « mondialisation » qu’il célébrait au nom de la télécommunication universelle en temps zéro nous apparaît alors aussi comme un processus de dislocation, et ce au sens propre d’un dérèglement de notre coordination de l’espace-temps. À la coordination traditionnelle de l’espace-temps habité et traversé s’ajoute désormais son étalonnage à la vitesse dite « absolue » de la transmission électromagnétique : l’île-monde s’ajuste désormais sur des phases de flux, elle s’appareille comme l’interface d’un complexe de réseaux numériques sans temps ni lieu propres que ceux de la computation et du commerce incessants des données et des valeurs informatisées. Monde privé de son insularité par sa fluidification intensifiée, monde souffrant de « l’accélération » de son histoire : l’Atlantide, comme celle du mythe égyptien, va bientôt rejoindre les ondes. En bonne logique, la dislocation de l’île-monde commence d’ailleurs par sa flottaison (des monnaies, des modes, des signes, des genres).



III

Mc Luhan a voulu moduler la métaphore si commode de l’île-monde, commode pour la raison d’abord qu’elle rejoint le mythe très ancien de l’insularité réputée cellule souche de la vie humaine : dans le « village planétaire », on a ensuite voulu reconnaître des quartiers supplémentaires, des tribus de passage, des dépendances, des hameaux, des unités à l’échelle inférieure, des enclaves réfractaires à la connexion à l’empire électronique ; sur ce globe en peau de chagrin, on a tenté de décrire des sous-systèmes centrifuges ou alternatifs, dans cette nef on a imaginé des querelles, dans cette prétendue symbiose on a admis l’existence de partitions, de dissonances – comme une même espèce animale apparemment à l’unisson de son milieu de vie connaît une première mutation, puis une autre, et d’autres encore, pour voir finalement son programme biologique basculer et lui échapper tout entier. Ainsi le sens commun a-t-il cru voir des formes de dissidence là où apparaissent les lignes de faille de la dislocation (qu’il préfère, on le comprend, nommer « délocalisation »). La figure mythologique de l’île-monde chère aux mondialistes rappelle le style de la méthode darwinienne : elle permet, sans aucun doute, d’imaginer l’origine des espèces, mais elle contraint, pour ce faire, d’oublier qu’aujourd’hui les espèces, selon le mot de Schopenhauer, n’ont plus à naître mais à subsister – et qu’en somme elles vivent désormais face à l’échéance de leur disparition, laissant à la seule espèce humaine la charge de l’évolution, la « mission » de renouvellement du vivant. Tant que les philosophies du Progrès ont pu pallier le silence des darwiniens sur cette conséquence inattendue de leur propre méthode, le mythe de l’île-monde n’a rien perdu de son crédit : Crusoé et son environnement s’entendent bien, ils peuvent ignorer que le style darwinien est bien moins suspect de légitimer crûment l’avantage du vivant le plus « fort » qu’il n’est stupide de ne pas tirer la grande leçon qu’impose sa propre démarche – à savoir que l’histoire de l’homme d’abord dispersé entre des espaces-temps hétérogènes prend, à l’époque de la révolution néolithique, le relais exclusif de l’histoire des autres espèces animales.

Autrement dit : l’origine des espèces s’est elle-même modifiée au cours de leur évolution (il faut apprendre à penser avec Darwin contre Darwin) ; de toutes les espèces animales seule l’espèce humaine a continué d’évoluer (en ajoutant à son milieu naturel d’origine des milieux historiques, artificiels) ; et comme pour toute espèce vivante, cette évolution d’un type nouveau finit par menacer l’unité distinctive qu’elle s’était donnée à l’époque de sa stabilisation anthropologique. Sous la pression accrue du « village planétaire », véritable empire électronique de la simultanéité, les deux constantes anthropologiques maintenues jusqu’alors en synergie – habiter, se transporter – décrochent et remplissent de moins en moins leurs fonctions traditionnelles. Le genre humain se voit contraint de « choisir » entre des espaces-temps incompatibles, comme déjà dans le passé au moment de l’opposition naissante entre la ville et la campagne. Karl Polanyi avait analysé la « Grande Transformation » au terme de laquelle les îlots originaires d’humanité peu à peu arrachés à leur autarcie par la multiplication des échanges avaient abouti à l’île-monde que modélise le XVIIIe siècle de Swift et Defoe. Se déroule aujourd’hui une seconde Transformation – une seconde Mutation comparable à la première. Il faut en approcher le principe concret (à suivre).

J.-L. Evard

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