I
Une formule qui fait mouche et survit
à sa mode témoigne d’une intuition marquante, remarquée, partagée – elle entre pour
longtemps au patrimoine du sens commun. Ainsi du « village
planétaire » cher à Marshall MacLuhan, image familière à deux ou trois générations
– jusqu’à ce que viennent la concurrencer les leitmotive de la
« mondialisation ». Un même fil les relie, que l’on remonte sans
peine vers un passé bien plus lointain : l’ancêtre en droite ligne du
« village planétaire », c’est l’île de Robinson Crusoé, qui, dès les préliminaires
du livre I du Capital, joue un rôle
crucial dans la description de l’échelle désormais internationale de la
division du travail et du cycle de la forme-valeur. Par le contraste ingénieux
de sa fiction exotique, la contre-utopie de Daniel Defoe enseignait le Nouveau
Monde né des grandes découvertes, sa réalité aussi inconnue qu’auparavant celle
de la Chine impériale et close visitée par Marco Polo : les sociétés
humaines perdent leur allure d’îles plus ou moins clivées et disséminées, pour
ne plus former qu’un unique archipel, vaste et continu comme le genre humain
sauvage et civilisé que
populariseront les traités de Rousseau et de Humboldt. Dit en termes plus
systémiques : l’espèce humaine, homo
sapiens essaim jusque-là diffracté en des espaces-temps peu ou pas
interactifs, se centrerait en un seul espace-temps homogène et coordonné.
Robinson le migrant rescapé et Vendredi l’autochtone innocent, ou x milliards d’humains nés libres et
égaux, qu’importe le nombre ? – pour Defoe et ses disciples, un fait
primordial détache le Nouveau Monde de toutes ses formes antérieures, à savoir sa
qualité de continuum spatio-temporel parfait.
Sa forme géométrique (son idéale rotondité de sphère), ou géographique (la
dualité géologique élémentaire des continents et des océans), ou
anthropologique (l’interaction continue des cultures locales sous un même
dénominateur ethnologique commun, l’observateur occidental) et son régime
astronomique (le système héliocentrique et géodésique) ne se laissent plus
dissocier, convergent vers le même moment, la même époque : le Nouveau
Monde tel qu’en lui-même.
Proposition
réciproque : ce qu’on appelle « Nouveau Monde » résulte
désormais de la composition nécessaire et suffisante de ces quatre systèmes en
une seule structure simplifiée : planète copernicienne il y a (géométrie et
astronomie), comme il y a un seul village sur elle (l’île habitée par Crusoé, archétype
et emblème littéraire des milliards d’humains dispersés sur les continents
comme ils se succèdent de génération en génération depuis la stabilisation
ontologique de l’homo sapiens). Une
sorte de pythagorisme bienveillant baigne cette vision : le Nombre et ses incarnations
isonomiques commandent toutes les modalités du vivant. Que de cercles et de cycles,
d’ailleurs, dans cette nouvelle Cité du Soleil réglée comme une horloge !
Tout aura donc fini par s’emboîter comme par conformité à quelque Nombre
parfait : les planètes en révolution constante autour de l’étoile solaire
et nourricière, le genre humain unifié en fraternité œcuménique, sur cette boule
de terre et d’eau, par l’extension universelle de l’échange en marché – « mondial ».
Grâce à Robinson, le monde a retrouvé un axe, le sens de l’orientation et celui
de ses échelles de grandeur concentriques. Même pédagogie que chez
Swift et son héros Gulliver : entre l’infiniment petit et
l’infiniment grand, le voyageur, muni d’un microscope et d’un télescope,
maîtrise les focales et, d’un champ à l’autre, se joue des déformations de
perspective et de parallaxe liées aux progrès mêmes de l’optique. La mesure du
monde se précise à ces deux horizons du subliminal et de l’immonde, mais aussi
la conscience ironique des erreurs et des illusions nées de l’usage de ses
instruments même. La métrique devient infinitésimale, adopte les nombres
irrationnels, le principe d’incertitude niché en elle la pondérera bientôt en
toutes lettres.
II
De l’île de Robinson au village de
Mc Luhan, du schéma insulaire au schéma planétaire, il n’y en a pas moins, n’en
déplaise au peu d’ironie des mondialistes fidèles à la miniature de l’île-monde,
un changement d’éléments qui bride le pouvoir métaphorique de l’image
inspiratrice : « village », la planète ne l’est qu’en sa qualité
de grand circuit hertzien et électronique de réseau du nouvel ordre numérique
et communicationnel opérant en temps zéro, à la vitesse lumière des ondes
radioélectriques. Si, changeant d’hypothèse et passant de l’espace-temps de ces
ondes de la transmission des messages à l’espace-temps des transports, nous
nous référons alors à une réalité physique différente, celle des corps solides
en mouvement dans un espace-temps de type newtonien du premier genre (un seul
système référentiel, un seul champ gravitationnel). Si, derechef, changeant
encore d’hypothèse et de réalité physique, nous ne considérons que le corps
humain, celui de Robinson, l’homme nu qui ne dispose ni de moyens de transport
ni de moyens de transmission et doit se déplacer par lui-même, comme tout autre
animal, nous raisonnons là aussi dans une autre perspective spécifique, celle du
jogging, de l’humain comme espèce
liée à l’habitat où elle demeure et à la sépulture qu’elle y a un jour ajoutée
comme une sorte de second berceau. La schématisation insulaire de Mc Luhan
réduit donc à un seul monde – la « médiasphère » – une pluralité de
mondes génériquement différents, organiquement hétérogènes. (Elle postule leur
complémentarité : a-t-on jamais vu une pensée simplificatrice et holiste procéder
autrement ? Elle invoque, pour célébrer le règne de la télécommunication
électronique et simultanée, le passage de la préhistoire à l’histoire :
a-t-on jamais vu la technique légitimer ses pouvoirs autrement qu’en les magnifiant
par un mythe de la régénération de l’espèce promise à quelque âge
d’or ?)
Ce que vise, hors et contre la mythologie du
monde en miniature, ce rappel de la diversité générique des espaces-temps de la
condition humaine apparaît de soi-même : la réduction abrupte de leur pluralité
par la joyeuse ou joviale robinsonnade de Mc Luhan. Ou encore, et pour le dire par
thèse positive : en entrant dans le Nouveau Monde, en fabriquant le
continuum spatio-temporel des réseaux du transport d’échelle planétaire, puis en
entrant dans le nouveau Nouveau Monde, lui aussi continu, né de l’industrie des
transmissions à distance par contact électromagnétique, nous n’avons
certainement pas uniformisé un espace-temps antérieurement discontinu, mais ajouté
et introduit des espaces-temps hétérogènes, que nous cherchons à composer avec
ceux qui leur préexistent (quand nous ne nous résignons pas à leur destruction,
à l’image des villes américaines abandonnées comme Chicago à l’abattoir de la
désindustrialisation massive). Les
époques de l’homme interfèrent, se chevauchent, elles ne se composent pas. Le
monisme se dupe lui-même.
À
l’hypothèse mondialiste d’une réduction progressive et unaire des diverses cultures
humaines s’alignant par l’effet de l’échange en une communauté planétaire,
« internationale », il s’agit donc d’opposer une hypothèse anthropologique
tout autre, celle d’une multiplication imprévue, désordonnée et décentrée des
espaces-temps de l’existence humaine. Face à la représentation technologique et
technolâtre d’une simplification de l’existence humaine qui finirait toujours
par se rendre maîtresse des effets seconds de son outillage sur son propre
champ de conscience, face à cette conception naïve ou apologétique d’une techno-science
qui anticiperait toujours à temps sur ce que fait ce qu’elle fait (P. Valéry),
il faut examiner la contre-hypothèse d’une hyperpuissance techno-scientifique
en état de surmenage extrême, réduite – mais sa dignité lui en interdit l’aveu
– au bricolage et au tâtonnement, emmenée par élan incontrôlé et incontrôlable
vers sa phase de masse critique, vers le stade de son implosion. Mc Luhan voit
une planète village ? À son télescope ajoutons un microscope : la
« mondialisation » qu’il célébrait au nom de la télécommunication
universelle en temps zéro nous apparaît alors aussi comme un processus de dislocation, et ce au sens propre d’un
dérèglement de notre coordination de l’espace-temps. À la coordination
traditionnelle de l’espace-temps habité et traversé s’ajoute désormais son
étalonnage à la vitesse dite « absolue » de la transmission
électromagnétique : l’île-monde s’ajuste désormais sur des phases de flux,
elle s’appareille comme l’interface d’un complexe de réseaux numériques sans
temps ni lieu propres que ceux de la computation et du commerce incessants des
données et des valeurs informatisées. Monde privé de son insularité par sa
fluidification intensifiée, monde souffrant de « l’accélération » de
son histoire : l’Atlantide, comme celle du mythe égyptien, va bientôt rejoindre
les ondes. En bonne logique, la dislocation
de l’île-monde commence d’ailleurs par sa flottaison (des monnaies, des modes, des signes, des genres).
III
Mc Luhan a voulu moduler la métaphore
si commode de l’île-monde, commode pour la raison d’abord qu’elle rejoint le
mythe très ancien de l’insularité réputée cellule souche de la vie humaine :
dans le « village planétaire », on a ensuite voulu reconnaître des
quartiers supplémentaires, des tribus de passage, des dépendances, des hameaux,
des unités à l’échelle inférieure, des enclaves réfractaires à la connexion à
l’empire électronique ; sur ce globe en peau de chagrin, on a tenté de décrire
des sous-systèmes centrifuges ou alternatifs, dans cette nef on a imaginé des
querelles, dans cette prétendue symbiose on a admis l’existence de partitions,
de dissonances – comme une même espèce animale apparemment à l’unisson de son
milieu de vie connaît une première mutation, puis une autre, et d’autres encore,
pour voir finalement son programme biologique basculer et lui échapper tout
entier. Ainsi le sens commun a-t-il cru voir des formes de dissidence là où apparaissent les lignes de faille de la dislocation (qu’il préfère, on le
comprend, nommer « délocalisation »). La figure mythologique de l’île-monde chère aux mondialistes
rappelle le style de la méthode darwinienne : elle permet, sans aucun
doute, d’imaginer l’origine des espèces, mais elle contraint, pour ce faire,
d’oublier qu’aujourd’hui les espèces, selon le mot de Schopenhauer, n’ont plus
à naître mais à subsister – et qu’en somme elles vivent désormais face à
l’échéance de leur disparition, laissant à la seule espèce humaine la charge de
l’évolution, la « mission » de renouvellement du vivant. Tant que les
philosophies du Progrès ont pu pallier le silence des darwiniens sur cette
conséquence inattendue de leur propre méthode, le mythe de l’île-monde n’a rien
perdu de son crédit : Crusoé et son environnement s’entendent bien, ils
peuvent ignorer que le style darwinien est bien moins suspect de légitimer crûment
l’avantage du vivant le plus « fort » qu’il n’est stupide de ne pas
tirer la grande leçon qu’impose sa propre démarche – à savoir que
l’histoire de l’homme d’abord dispersé entre des espaces-temps hétérogènes prend,
à l’époque de la révolution néolithique, le relais exclusif de l’histoire des
autres espèces animales.
Autrement
dit : l’origine des espèces s’est elle-même modifiée au cours de leur évolution
(il faut apprendre à penser avec Darwin contre Darwin) ; de toutes les
espèces animales seule l’espèce humaine a continué d’évoluer (en ajoutant à son
milieu naturel d’origine des milieux historiques, artificiels) ; et comme
pour toute espèce vivante, cette évolution d’un type nouveau finit par menacer l’unité
distinctive qu’elle s’était donnée à l’époque de sa stabilisation
anthropologique. Sous la pression accrue du « village planétaire »,
véritable empire électronique de la simultanéité, les deux constantes
anthropologiques maintenues jusqu’alors en synergie – habiter, se transporter –
décrochent et remplissent de moins en moins leurs fonctions traditionnelles. Le
genre humain se voit contraint de « choisir » entre des espaces-temps
incompatibles, comme déjà dans le passé au moment de l’opposition naissante
entre la ville et la campagne. Karl Polanyi avait analysé la « Grande
Transformation » au terme de laquelle les îlots originaires d’humanité peu
à peu arrachés à leur autarcie par la multiplication des échanges avaient
abouti à l’île-monde que modélise le XVIIIe siècle de Swift et
Defoe. Se déroule aujourd’hui une seconde Transformation – une seconde Mutation
comparable à la première. Il faut en approcher le principe concret (à suivre).
J.-L. Evard
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