jeudi 9 octobre 2014

Après le Léviathan (13) : la domination unaire


Les spécialistes de l’étude du milieu intellectuel forment eux-mêmes, dans cet ensemble à peine définissable, un milieu restreint. Et leur spécialité, à son tour, admet des subdivisions : par période, par pays, par allégeance religieuse ou politique…, autant de sous-espèces multiples dans une nomenclature aux prémisses branlantes puisque, depuis la fin de l’Ancien Régime, la condition d’intellectuel résulte non pas d’un statut ou d’une fonction (clerc ou mandarin), mais d’un simple jugement de valeur, auquel la concurrence entre les milieux et celle entre intellectuels empêchent d’adhérer ou de résister avec sincérité (le label se décernant par cooptation sans règle du jeu, le jugement qui recrute ou exclut reste arbitraire, comme toute échelle des mérites). Charme obscur des sociétés ouvertes : hostiles à tout traditionalisme farouche des métiers et des conditions, elles ne prétendent pas à des vérités normatives sur elles-mêmes, ce qui garantit la part de liberté et de nouveauté promise aux individus qui y vivent et qui peuvent, de plus, mieux agir sur leur sort que ne le permettaient les sociétés closes. Mais cette relative mobilité des acteurs se paie d’une indétermination corrélative du sens des phrases qu’ils échangent, aggravant le vague des mots qu’ils utilisent. Plus leur valeur d’échange augmente, plus diminue leur valeur d’usage. Les discours flottent, la propagande s’insinue partout, parce que les interlocuteurs occupent désormais non pas une position dans l’ensemble, mais plusieurs, et mal délimitées. Toute société ouverte procède donc aussi comme une société aléatoire : dans l’espace public, les experts et l’opinion se rencontrent à égalité formelle d’influence. Le vide oppressant qui résulte de cette construction n’indique que le lourd prix à payer pour réduire les incertitudes liées au fait brut de cette forme d’existence équivoque. Ce qui, pour les uns, vaut barrière, pour les autres vaut niveau.

On doit pourtant admettre l’existence d’une lacune dans la sociologie du milieu intellectuel, et par conséquent en interroger la signification possible d’anomalie (ce qui fait exception dans une classification la met par là-même tout entière en question) : en France, berceau du milieu intellectuel Nouveau Régime (« le successeur de Louis XIV », disait Daniel Halévy, « ne s’appelle pas Louis XV, mais Voltaire »), il est, dans l’ensemble de ce milieu, un sous-système passé inaperçu, celui des intellectuels dans l’œuvre desquels on chercherait en vain une quelconque trace explicite de l’époque totalitaire. Et puisqu’on repère ici l’exception d’un système, un seul nom suffira à illustrer la question à construire, celui de Michel Foucault. S’agissant des mouvements et des régimes totalitaires, son œuvre aura observé un silence remarquable (encore que peu remarqué) si on la mesure à sa propre intention, la « généalogie » de la domination. Ce nom propre, le nom de Foucault, vaudra, dans ce qui suit, pour ceux des théoriciens du Pouvoir dont la forme concentrationnaire et exterminatrice, à l’échelle eurasiatique, au XXe siècle, semble avoir, de près ou de loin, laissé leur inspiration indifférente ou muette.

Question véritable il y a là, du fait que cette indifférence ne se confond pas, tant s’en faut avec quelque impassibilité ni avec quelque détachement. Foucault n’a-t-il pas d’ailleurs tenu à redéfinir avec minutie les formes de l’« engagement » en milieu intellectuel ? Le dernier Foucault insista aussi sur la valeur d’actualité de ses conceptualisations du « biopouvoir » : les pouvoirs qui s’emparent au nom de la loi et de la science des prémisses du vivant (prémisses biologiques, génétiques, médicales) tiennent un discours technologique, à ne pas confondre avec les discours totalitaires. On admettra certes cette distinction, indispensable à toute typologie des pouvoirs (la technologie se légitime d’une domination des choses, l’idéologie, d’une domination des hommes), mais l’objection de fond n’en subsiste pas moins : toutes les idéologies totalitaires ont aussi tenu, en effet, le discours d’une domination infaillible des choses. L’argument d’actualité invoqué par Foucault pour « enjamber » l’époque totalitaire tombe donc de lui-même ; dire, comme lui, qu’il étudiait la genèse en cours des tout nouveaux biopouvoirs, et non pas le passé du pouvoir absolu (le pouvoir d’extermination des idéocraties hitlérienne et stalinienne) ne correspond même pas à la réalité élémentaire en question. La fameuse opposition chère à Foucault, celle entre les pouvoirs qui tuent et ceux qui « laissent vivre », ne fait que déplacer la question, ou la dénier : idéocratie totalitaire ou technologie bio-puissante, ces pouvoirs ne distinguent pas, contrairement à Foucault, entre domination des hommes et domination des choses (bien au contraire, ils les égalisent et revendiquent même haut et fort cette identité des hommes et des choses). Il faut donc bien présumer que Foucault, tout en pressentant la question en jeu dans ses propres travaux, inhérente à leur inspiration durable, l’a ensuite abandonnée – hypothèse déjà énoncée en son temps par Baudrillard (Oublier Foucault).

La question en jeu, on le voit bien, passe par un individu (l’auteur, Foucault), mais ne se peut exposer et expliquer qu’en revenant à sa forme même de question, concernant sa génération, travaillant donc des générations et, par elles, une époque. À vrai dire, de cette époque, s’il y a un auteur, c’est cette question. Du silence de Foucault sur l’époque totalitaire (singulier cas de figure suggérant un habitus, une pente, un penchant significatif), comment remonter au motif sous-jacent à cet évitement (pratiqué par d’autres contemporains eux aussi penseurs des récentes formes massives de l’emprise) ? De la singularité du cas on s’élèvera à la généralité de la situation en se demandant à partir de quand le sens commun – ce moderne espace de conscience et de parole commun aux experts et à l’opinion – a jugé possible, comme Foucault et d’autres en leur temps, de penser la domination des choses et celle des hommes comme une seule et même relation. Une fois mise dans cette perspective, une fois comprise comme une modification essentielle survenue dans notre perception traditionnelle de la domination, notre question gagne alors en précision. Nous n’avons plus seulement à interroger une anomalie, nous pouvons, par analogie spontanée et réfléchie, la rapprocher d’autres anomalies du même type. Exemple : à l’inverse du silence des uns sur l’époque totalitaire, les usages loufoques ou visiblement ironiques de l’idée de totalitarisme chez d’autres – anomalie la plus fréquente, mais qui témoigne aussi du désastre spécifique de l’époque totalitaire, des déformations connues à cause d’elle dans les têtes les mieux faites, du début de dislocation du langage humain si longuement médité par Paul Celan (Ponge, par exemple, parlant du « totalitarisme louis-quatorzien », risque une analogie impossible et rate la définition recherchée ; de même, Bataille, en imaginant un « surfascisme » adversaire du fascisme, joue sur les mots plutôt que d’élucider une situation ; chez les hommes d’Église, quand Pie XI, pour défier Hitler et sans doute Mussolini aussi, assure en 1938 que « le seul régime totalitaire, c’est celui de l’Église », le pontife montre surtout qu’il n’a pas encore compris le sens de l’époque et  se revendique d’un Moyen Âge depuis longtemps disparu).

Et pour le dire au degré de généralité maintenant atteint : non seulement nous savons à quoi attribuer la convergence des deux genres de domination (elle remonte au premier modèle platonicien d’une domestication intégrale du « gros animal », la foule dont les besoins vitaux menacent le désir et l’ascèse acosmique de la vie contemplative), mais nous comprenons aussi comment mieux situer l’époque totalitaire elle-même, sa finalité de domination concentrationnaire et exterminatrice, dans l’horizon de la domination – et de la domination des choses et des hommes réduits à un seul et même objet de la domination, celle du « matériel humain », selon le téméraire et terrible syntagme sorti tout droit de la bouche de quelque ingénieur saint-simonien avant de repasser par celle des soviets et de Staline. Est en jeu, non pas notre langage (poétique ou performatif), mais notre époque – celle qu’un ingénieur, encore un, un spécialiste de l’optogénétique, Pierre-Marie Lledo, célèbre de nos jours au nom du « transhumain », version actualisée de l’utopie cybernétique elle-même héritière directe de l’utopie saint-simonienne. Sous l’égide des sciences neuronales (synthèse de l’électronique, de l’informatique et de la nano-biologie génétique), la régie unifiée des hommes et des choses reconduit la vieille perspective de la domination unique, du gouvernement des désirs et des besoins parqués à la même enseigne et sous la même férule. Elle s’y emploie, certes, au nom d’une interaction « intelligente » entre l’inerte et l’animé, entre l’homme et son environnement, mais cette clause ne change rien à la prémisse des fondements : tant que des philosophes projetteront de soumettre les besoins de la foule à leurs désirs de sages éclairés, cette « interaction » signifiera « domination », et cette domination ignorera toute compassion. (Derrière le bon pasteur se profilera à nouveau le tyran génocidaire.) Pourquoi ? Pour la simple raison qu’elle confond l’ordre organique du besoin (moment d’un métabolisme, toujours cyclique) et l’ordre imaginaire du désir (moment d’une pensée, toujours inaccomplie), et qu’elle répète ainsi le programme premier de l’animal-machine, rebaptisé « transhumain » pour cause de progrès techniques survenus entretemps. Les religions monothéistes avaient  distingué le spirituel du temporel, l’esprit de la chair. Les sciences qui les configurent en un seul ordre hériteront donc de leur fonction de gouvernement : hyper-religion moniste établissant et nous révélant l’autorité de l’hyperpuissance de demain, charitable à nos besoins parce qu’adversaire du désir par où nous entrons dans l’ordre et la maturité de la décision. Le « surhomme » conçu par les romantiques reprenait, chez Carlyle et chez Nietzsche, tels ou tels attributs de héros rédempteurs en guerre avec les dieux. Visée démiurgique de toute-puissance dont, sans détour, lhyper-religion nanotechnologique du « transhumain » revendique l'héritage.

Ici commence le véritable travail de pensée : loin des mots baudruches et des sacerdoces simplificateurs, reconnaître les motifs proprement philosophiques de l’époque totalitaire, débusquer les programmes de la domination unaire et unitaire.

J.-L. Evard

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