Les spécialistes de l’étude du
milieu intellectuel forment eux-mêmes, dans cet ensemble à peine définissable,
un milieu restreint. Et leur spécialité, à son tour, admet des
subdivisions : par période, par pays, par allégeance religieuse ou
politique…, autant de sous-espèces multiples dans une nomenclature aux
prémisses branlantes puisque, depuis la fin de l’Ancien Régime, la condition
d’intellectuel résulte non pas d’un statut ou d’une fonction (clerc ou
mandarin), mais d’un simple jugement de valeur, auquel la concurrence entre les
milieux et celle entre intellectuels empêchent d’adhérer ou de résister avec
sincérité (le label se décernant par cooptation sans règle du jeu, le jugement
qui recrute ou exclut reste arbitraire, comme toute échelle des mérites).
Charme obscur des sociétés ouvertes : hostiles à tout traditionalisme
farouche des métiers et des conditions, elles ne prétendent pas à des vérités normatives
sur elles-mêmes, ce qui garantit la part de liberté et de nouveauté promise aux
individus qui y vivent et qui peuvent, de plus, mieux agir sur leur sort que ne
le permettaient les sociétés closes. Mais cette relative mobilité des acteurs
se paie d’une indétermination corrélative du sens des phrases qu’ils échangent,
aggravant le vague des mots qu’ils utilisent. Plus leur valeur d’échange
augmente, plus diminue leur valeur d’usage. Les discours flottent, la propagande
s’insinue partout, parce que les interlocuteurs occupent désormais non pas une
position dans l’ensemble, mais plusieurs, et mal délimitées. Toute société ouverte procède donc aussi comme une
société aléatoire : dans
l’espace public, les experts et l’opinion se rencontrent à égalité formelle
d’influence. Le vide oppressant qui résulte de cette construction n’indique que
le lourd prix à payer pour réduire les incertitudes liées au fait brut de cette
forme d’existence équivoque. Ce qui, pour les uns, vaut barrière, pour les
autres vaut niveau.
On doit
pourtant admettre l’existence d’une lacune dans la sociologie du milieu
intellectuel, et par conséquent en interroger la signification possible
d’anomalie (ce qui fait exception dans une classification la met par là-même
tout entière en question) : en France, berceau du milieu intellectuel
Nouveau Régime (« le successeur de Louis XIV », disait Daniel Halévy,
« ne s’appelle pas Louis XV, mais Voltaire »), il est, dans
l’ensemble de ce milieu, un sous-système passé inaperçu, celui des
intellectuels dans l’œuvre desquels on chercherait en vain une quelconque trace
explicite de l’époque totalitaire. Et puisqu’on repère ici l’exception d’un
système, un seul nom suffira à illustrer la question à construire, celui de
Michel Foucault. S’agissant des mouvements et des régimes totalitaires, son
œuvre aura observé un silence remarquable (encore que peu remarqué) si on la mesure
à sa propre intention, la « généalogie » de la domination. Ce nom
propre, le nom de Foucault, vaudra, dans ce qui suit, pour ceux des théoriciens
du Pouvoir dont la forme concentrationnaire et exterminatrice, à
l’échelle eurasiatique, au XXe siècle, semble avoir, de près ou de
loin, laissé leur inspiration indifférente ou muette.
Question
véritable il y a là, du fait que cette indifférence ne se confond pas, tant
s’en faut avec quelque impassibilité ni
avec quelque détachement. Foucault
n’a-t-il pas d’ailleurs tenu à redéfinir avec minutie les formes de l’« engagement » en milieu intellectuel ? Le dernier Foucault insista aussi sur la valeur
d’actualité de ses conceptualisations du « biopouvoir » : les
pouvoirs qui s’emparent au nom de la loi et de la science des prémisses du
vivant (prémisses biologiques, génétiques, médicales) tiennent un discours technologique, à ne pas confondre avec
les discours totalitaires. On admettra certes cette distinction, indispensable
à toute typologie des pouvoirs (la technologie se légitime d’une domination des
choses, l’idéologie, d’une domination des hommes), mais l’objection de fond n’en
subsiste pas moins : toutes les
idéologies totalitaires ont aussi tenu, en effet, le discours d’une domination
infaillible des choses. L’argument d’actualité invoqué par Foucault pour « enjamber »
l’époque totalitaire tombe donc de lui-même ; dire, comme lui, qu’il
étudiait la genèse en cours des tout nouveaux biopouvoirs, et non pas le passé
du pouvoir absolu (le pouvoir d’extermination des idéocraties hitlérienne et
stalinienne) ne correspond même pas à la réalité élémentaire en question. La
fameuse opposition chère à Foucault, celle entre les pouvoirs qui tuent et ceux
qui « laissent vivre », ne fait que déplacer la question, ou la
dénier : idéocratie totalitaire ou technologie bio-puissante, ces pouvoirs
ne distinguent pas, contrairement à
Foucault, entre domination des hommes et domination des choses (bien au
contraire, ils les égalisent et revendiquent même haut et fort cette identité
des hommes et des choses). Il faut donc bien présumer que Foucault, tout en
pressentant la question en jeu dans
ses propres travaux, inhérente à leur inspiration durable, l’a ensuite
abandonnée – hypothèse déjà énoncée en son temps par Baudrillard (Oublier Foucault).
La
question en jeu, on le voit bien, passe par un individu (l’auteur, Foucault),
mais ne se peut exposer et expliquer qu’en revenant à sa forme même de question,
concernant sa génération, travaillant donc des générations et, par elles, une époque. À vrai dire, de cette époque,
s’il y a un auteur, c’est cette
question. Du silence de Foucault sur l’époque totalitaire (singulier cas de
figure suggérant un habitus, une pente, un penchant significatif), comment remonter
au motif sous-jacent à cet évitement (pratiqué par d’autres contemporains eux
aussi penseurs des récentes formes massives de l’emprise) ? De la singularité du cas on s’élèvera à la
généralité de la situation en se demandant à partir de quand le sens commun –
ce moderne espace de conscience et de parole commun aux experts et à l’opinion
– a jugé possible, comme Foucault et d’autres en leur temps, de penser la
domination des choses et celle des hommes comme une seule et même relation. Une
fois mise dans cette perspective, une fois comprise comme une modification
essentielle survenue dans notre perception traditionnelle de la domination,
notre question gagne alors en précision. Nous n’avons plus seulement à
interroger une anomalie, nous pouvons, par analogie spontanée et réfléchie, la
rapprocher d’autres anomalies du même type. Exemple : à l’inverse du silence des uns sur l’époque
totalitaire, les usages loufoques ou
visiblement ironiques de l’idée de
totalitarisme chez d’autres – anomalie la plus fréquente, mais qui témoigne
aussi du désastre spécifique de l’époque totalitaire, des déformations connues
à cause d’elle dans les têtes les mieux faites, du début de dislocation du
langage humain si longuement médité par Paul Celan (Ponge, par exemple, parlant
du « totalitarisme louis-quatorzien », risque une analogie impossible
et rate la définition recherchée ; de même, Bataille, en imaginant un
« surfascisme » adversaire du fascisme, joue sur les mots plutôt que
d’élucider une situation ; chez les hommes d’Église, quand Pie XI, pour
défier Hitler et sans doute Mussolini aussi, assure en 1938 que « le seul régime totalitaire, c’est
celui de l’Église », le pontife montre surtout qu’il n’a pas encore
compris le sens de l’époque et se
revendique d’un Moyen Âge depuis longtemps disparu).
Et pour le
dire au degré de généralité maintenant atteint : non seulement nous savons
à quoi attribuer la convergence des deux genres de domination (elle remonte au
premier modèle platonicien d’une domestication
intégrale du « gros animal », la foule dont les besoins vitaux menacent le désir
et l’ascèse acosmique de la vie
contemplative), mais nous comprenons aussi comment mieux situer l’époque
totalitaire elle-même, sa finalité de domination concentrationnaire et
exterminatrice, dans l’horizon de la domination – et de la domination des
choses et des hommes réduits à un seul et même objet de la domination, celle du
« matériel humain », selon le téméraire et terrible syntagme sorti
tout droit de la bouche de quelque ingénieur saint-simonien avant de repasser
par celle des soviets et de Staline. Est en jeu, non pas notre langage
(poétique ou performatif), mais notre époque – celle qu’un ingénieur, encore
un, un spécialiste de l’optogénétique, Pierre-Marie Lledo, célèbre de nos jours
au nom du « transhumain », version actualisée de l’utopie
cybernétique elle-même héritière directe de l’utopie saint-simonienne. Sous
l’égide des sciences neuronales (synthèse de l’électronique, de l’informatique
et de la nano-biologie génétique), la régie unifiée des hommes et des choses
reconduit la vieille perspective de la domination unique, du gouvernement des
désirs et des besoins parqués à la même enseigne et sous la même férule. Elle
s’y emploie, certes, au nom d’une interaction « intelligente » entre
l’inerte et l’animé, entre l’homme et son environnement, mais cette clause ne
change rien à la prémisse des fondements : tant que des philosophes
projetteront de soumettre les besoins
de la foule à leurs désirs de sages
éclairés, cette « interaction » signifiera « domination »,
et cette domination ignorera toute compassion. (Derrière le bon pasteur se
profilera à nouveau le tyran génocidaire.) Pourquoi ? Pour la simple
raison qu’elle confond l’ordre organique du besoin
(moment d’un métabolisme, toujours
cyclique) et l’ordre imaginaire du désir
(moment d’une pensée, toujours
inaccomplie), et qu’elle répète ainsi le programme premier de
l’animal-machine, rebaptisé « transhumain » pour cause de progrès
techniques survenus entretemps. Les religions monothéistes avaient distingué le spirituel du temporel, l’esprit
de la chair. Les sciences qui les configurent en un seul ordre hériteront donc
de leur fonction de gouvernement : hyper-religion moniste établissant et
nous révélant l’autorité de l’hyperpuissance
de demain, charitable à nos besoins parce qu’adversaire du désir par où nous
entrons dans l’ordre et la maturité de la décision. Le « surhomme » conçu par les romantiques reprenait, chez Carlyle et chez Nietzsche, tels ou tels attributs de héros rédempteurs en guerre avec les dieux. Visée démiurgique de toute-puissance dont, sans détour, l’hyper-religion nanotechnologique du « transhumain » revendique l'héritage.
Ici
commence le véritable travail de pensée : loin des mots baudruches et des
sacerdoces simplificateurs, reconnaître les motifs proprement philosophiques de
l’époque totalitaire, débusquer les programmes de la domination unaire et unitaire.
J.-L. Evard
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