L’ironie des choses a beau nous
tenir compagnie, et compagnie fidèle, depuis des lustres, jamais nous n’apprécierons
assez les prodigalités sans fin de cette puissante amie, et son inaltérable
bonne humeur. La semaine dernière, en France, à l’Assemblée nationale, députés
de la majorité et députés de l’opposition se seraient mis d’accord, dit-on, sur
la nécessité d’adopter des mesures d’exception à l’adresse des citoyens
français « candidats au djihad », toujours plus nombreux aux portiques
des aéroports, cette vidéo-frontière intérieure de nos foules en transit à
temps plein. Or quelles « mesures » ? Pour « les empêcher
de partir », déclare la majorité. « Leur interdire le retour », réclame
son adversaire. Comment imaginer désaccord plus simple, plus carré, plus
idéalement binaire ? Les garder sur place par interdiction administrative de
sortie du territoire revient à attiser leur motivation sans la désarmer. Les
priver d’avance des conditions juridiques du retour mobiliserait un petit
arsenal de décrets d’exception, fabriqués « à la carte » et inspirés
par l’esprit, de funeste mémoire, de lois invoquant et alléguant suspicion.
Dans un cas, en enfermant, on favorise l’extension qu’on redoute, celle d’un
« djihad » de l’intérieur ; dans l’autre, en éloignant, on s’en
prend au sanctuaire de l’État de droit.
Pourtant,
vu de plus près, au-delà de la nouveauté évidente de la situation en cause, la
« guerre au terrorisme », ce qui, dans cette logique de ciseaux,
désarme le législateur n’a rien, sur le fond, de bien particulier, et relève
même de la routine de l’ordre des choses, tel qu’il s’applique de nos jours en
tout domaine. Soit, pour commencer, quelques exemples, pris au
hasard, de façon à en augmenter la valeur illustrative. Peu après qu’il a pris
ses fonctions de président des États-Unis, Barack Obama reçoit le prix Nobel de
la paix – au moment où il vient d’envoyer en Afghanistan un contingent
supplémentaire de près de 10000 GI’s.
Qu’ont donc voulu nous dire les jurés suédois, en supposant qu’ils aient vraiment
voulu quelque chose ?
Ou bien,
s’agissant des formes successives de la dépression économique en Europe (à
niveau constant ou accru de la population hors emploi déclaré), elle passe,
depuis des dizaines d’années, par des phases alternatives d’« inflation »
(déclarée) et de « déflation » (maligne) – du moins si l’on s’en
tient au lexique préféré de ses experts attitrés. Mais nul ne semble
s’inquiéter de la dévaluation accélérée de leur langage, la plus populaire des
monnaies en circulation sur le marché des signes du non-sens : une
nouvelle définition de leurs concepts surgit au moins tous les trente ans,
érosion permanente du langage économique parallèle à celle des langages
médicaux ou urbanistiques, et qui date de l’introduction des techniques du
crédit de masse dans les appareils comptables des États et des instituts
bancaires internationaux (car le principe dit « keynésien » du crédit
de masse se fonde sur le retraitement permanent des fonctions et des outils
économiques, lui-même retraité par l’introduction des monnaies invisibles et
immatérielles de l’âge numérique). Comme en médecine hospitalière de masse,
confrontée aux pathologies iatrogènes et autres endémies ordinaires de l’hygiène
grégaire, le monde de l’économie lui aussi lutte avec l’énergie du désespoir
contre les effets pervers de l’absence de conceptualisation ; qui, par
ailleurs, est aussi devenue, non sans sa complaisante assistance, sa raison
d’être. Remercions donc avec ferveur un héros comme Jérôme Kerviel, le méchant trader lessivé et blanchi, le futur abbé
Pierre des futures indignations. Le voici à égalité d’endurance et de prestige
avec son frère en repentance, le petit juge de l’affaire d’Outreau – que je
n’évoque que pour rappeler que les esprits les plus résolus à la réforme en profondeur
appelée par ce récent crime judiciaire ont fini par baisser les bras, même si
ces bras, comme dans le cas d’André Vallini, sont ceux du pouvoir en titre et
en fait.
Ou bien encore
faut-il remercier ces ministres ? ces anciens bons élèves et potaches qui
ne peuvent s’empêcher de pointer du doigt les « illettrés » de
l’entreprise comme autant de possibles complices passifs de la délocalisation
et de la désindustrialisation – quand on sait que, depuis des années, eux-mêmes,
ces ministres, dédaignent, et au grand jour, l’accord du participe, la
concordance des temps et la déclinaison du pronom relatif, la grammaire
d’Albert Camus en somme. (Encore une causalité… iatrogène : toujours plus
de bacheliers, toujours plus de diplômés, et toujours plus d’analphabètes qui
s’ignorent, d’orateurs pratiquant la rhétorique comme des sportifs de haut
niveau le doping à temps plein). Ou
bien encore faut-il craindre ou célébrer l’actuelle mise à mort de la
démocratie politique par la démocratie statistique, au cas où l’on aurait oublié
qu’il fut un temps où nous ne les confondions pas, et aurions même été bien
en peine de le faire ?
Trêve de
personnalités, de cas particuliers et de mercuriales rentrées ou feutrées. Nous
arrête, ici, non pas la considération d’un style, qu’il plaise ou ne plaise
point, non pas notre rapport à la vérité des choses, par le mépris,
l’indifférence, la raillerie ou la mélancolie, mais les choses elles-mêmes : devant nos compétences et nos
incompétences, que font-elles, elles qui n’ont, pour réagir à ce que nous leur
faisons, que le langage silencieux d’un monde sans autre moyen d’expression que
le pouvoir ironique, discret – et invincible – de nous retourner – sans faute –
les effets de nos actes ?
Il faut
croire que Philippe Muray, expert chevronné de ces retours à l’envoyeur, aura choisi
– par suite de quel scrupule inavoué, de quelle perplexité secrète ? – le
diagnostic soft, reculé devant le
diagnostic hard. Si notre monde,
comme à l’évidence il l’a cru, s’était, en dépit de toutes ses obstinations les
plus acharnées, juré de travailler à son salut, en se soignant au sarcasme, à
la caricature de soi-même, à la satire acide de ses propres turpitudes – le
ferait croire l’énergie inépuisable de nos virtuoses de l’humour noir –, alors il
s’y serait employé depuis longtemps, à l’école salubre et roborative de Swift,
tradition antique de la farce au service pédagogique des Lumières, ou à
l’exemple, moins limpide, de Karl Kraus et autres Savonarole de l’âge des
foules. Mais là n’est pas mon motif, car l’ironie des choses, décidément
immense, ne se manifeste que pour nous enseigner qu’un tel « salut »,
elles nous le refusent, les choses, elles nous le confisquent. (Se
révoltent-elles ? peut-être, mais nous ne le saurons jamais, de même que
nous ne connaissons pas, ne devons pas
connaître, le pourrions-nous seulement, la vérité probable de nos actes
manqués.)
Qu’est-ce,
au fond, que leur ironie ? C’est ce qui reste du procès et du bûcher de
Savonarole, je veux dire : ce qui reste – reprenons l’idée anathème et
existentialiste de Vattimo – « après la chrétienté », une fois que le
long processus de la déchristianisation touche à son terme. L’ironie des choses
devient sensible, vive, incessante, imprenable, toute-puissante – en un
mot : diabolique – quand, enfin, après des siècles d’entêtement, nous
comprenons ce que signifie le grand message : Il n’y a pas de Jugement
(dernier). L’ironie des choses, c’est ce qui nous reste quand nous avons perdu
la tragi-comédie, c’est-à-dire nos masques, nos personnes, nos mythes. Sonne,
dans le théâtre désormais inutile, l’heure des choses mêmes, après le spectacle : l’image du
monde comme si nous n’en étions plus les spectateurs, mais les déserteurs (mais
les déserteurs impossibles, les déserteurs en intention). Il n’y a pas de
Jugement dernier ? C’est qu’il siège en permanence : ce que nous
faisons n’attend pas la fin des temps pour affronter les plateaux de la
balance, mais se jauge et juge au moment même où nous le faisons (ou pensons le
faire, ou le laisser se faire). Pas de sursis, pas d’attente eschatologique,
pas de mise en instance : entre mon acte et son image, entre la cause et
l’effet, pas d’intervalle, pas de latence – mais l’entente immédiate, la
symbiose, l’indifférence définitive, la confusion intégrale, irréversible, la
Flottaison, l’Indécision, le règne de l’Aléatoire ; la déformation
maximale de la Forme, la dévaluation sans fin de la Valeur, la disqualification
irréparable de l’Art, simultanée à celle de la Nature, chacun en surenchère de
l’autre (car la surenchère, elle aussi, est ce qui reste des duels et des défis
que ne conclut aucun Jugement). « Après la chrétienté » ? Si
vous voulez – mais à condition d’ajouter : avec retour aux stoïciens et
aux confucéens, dans leur univers, là
où il n’y a pas de Jugement parce que vivre c’est faire, et prier, c’est faire
attention.
Qu’est-ce,
encore, que cette ironie des choses ? Ou, pour éviter le placebo des
définitions par défaut, le piteux joker philosophique des « Fins »
(de l’histoire, de l’art, du politique) et le mauvais pathos de la « déchristianisation »
accomplie : l’ironie des choses, c’est leur revanche sur l’Utilité Totale
et ses cultes divers, leur sens aigu et rédempteur de l’aléatoire face à leur
traitement en série et en flux tendu : l’aléatoire de la lenteur dans
l’accélération du transport, l’aléatoire de la vulgarité dans
l’industrialisation de la culture, l’aléatoire des phrases sans syntaxe dans la
bouche bavarde des décideurs brevetés, l’aléatoire des planifications
économiques dans la main invisible des langages électroniques, l’aléatoire du
sexe à l’heure de la libération légale et légitime des genres, l’aléatoire des
guerres sales et des prises d’otages à l’ère de la dissuasion nucléaire. Ni
flux ni stock : l’aléatoire, face cachée de l’existence en série, son
démon socratique et muet. Notre patrie. Amen.
J.-L. Evard
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