En mettant l’insuccès de son
dialogue de 1922 avec Einstein sur le compte de sa propre inculture
mathématique, Bergson aura laissé un de ces exemples de modestie comme seuls en
donnent les vrais maîtres (lui qui, tout de même, exposait sans peine la logique
des transformations de Lorentz). De cet épisode, il retira sans doute aussi la sensation tenace et amère
d’une véritable occasion manquée – l’occasion de faire se rencontrer
l’expérience intérieure de la durée, au cœur de ses méditations, et la
mathématisation relativiste de l’espace-temps mesuré et mesurable. Comment ne
pas adhérer à cette déception puisque cette différence de nature des deux
temporalités nous tracasse depuis des siècles ! À rentrer, avec le recul,
dans le détail du dialogue amorcé entre les deux penseurs (Bergson publia ses
réflexions, intitulées Durée et
Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein), on ne peut s’empêcher de
remarquer combien, entretemps, en trois générations, nous avons d’ailleurs
« intériorisé » la perception relativiste et ses prémisses, et au
point d’en perdre de vue le contexte général – celui qui, une fois la
relativité restreinte établie en certitude physique dûment mathématisable,
occupera Einstein jusqu’à son dernier souffle. Par exemple, à raisonner, en
bonne orthodoxie relativiste, par référence toujours tacite à la vitesse de la
lumière et à sa valeur limite, nous en oublierions, de par cette fausse
familiarité avec ces étalonnages de date encore récente, que ces zones
extrêmes, ces maxima de l’accélération, ne font sens que par opposition à des
minima ; et que toutefois ces maxima et ces minima ne délimitent eux-mêmes
aucune extrémité, aucun bord terminal de l’espace-temps (aucun
« big-bang »), mais servent de coupes approximatives dans de plus vastes ensembles de
relations que notre champ de conscience, tel que la techno-science l’équipe
aujourd’hui, ne peut ni imaginer ni mesurer. Il y a fort à parier, par exemple,
que notre notion actuelle du « trou noir » se périmera du jour où
nous saurons penser l’onde lumineuse autrement que par la seule extrapolation
de sa courbure en champ gravitationnel.
Bergson
abordait la physique relativiste en psychologue, en spécialiste de la tradition
introspective transformée en procédure méthodique depuis le XVIIe
siècle. À bon droit, il pouvait aussi se prévaloir d’avoir bien exploité
l’héritage de Maine de Biran, le fin limier des « sensations
obscures ». Rien n’interdit, tout invite même à adopter la même démarche
comparatiste, et, comme Bergson, à questionner l’œuvre d’Einstein à partir
d’autres expérimentations méthodiques de la Nature, celle qui nous entoure et
celle qui nous anime n’en faisant qu’une, aussi plurielle et composite qu’il y
a de perspectives sur elle, à des échelles de grandeur différentes. Tâche qui
exigera… des « millions d’années, mais les changements de la nature ne
sont pas perceptibles à l’échelle de l’homme, ils sont d’un autre ordre. Nous
vivons trop peu de temps pour nous apercevoir même qu’ils existent. Des
générations d’hommes naissent, vivent et meurent, mais la nature leur paraît
toujours identique à elle-même. Pour l’homme, elle n’a pas de mouvement :
seules l’astronomie et la géologie nous donnent notre dimension et nous
remettent à notre place dans l’espace et le temps. Toute la nature est dans un
perpétuel devenir et pourtant ici [i.e. longtemps
seul sous terre], elle est immobile, comme figée pour l’éternité », note
Michel Siffre en 1963, dans l’extraordinaire récit qu’il laissa de ses deux
mois d’enterré vivant dans le gouffre alpin de Scarasson (Hors temps).
En spéléologue contemporain des premières expéditions
cosmonautiques (le vol de Gagarine à 250 km d’altitude moyenne date d’avril
1961), M. Siffre aura découvert – sur son propre corps et sous terre, comme
dans un sépulcre naturel – le régime infrahumain de la vie coupée du temps
d’horloge qui nous règle. Seul à quelque cent mètres sous terre, volontairement
démuni de tout instrument de mesure de l’espace-temps, Siffre perd peu à peu
tout pouvoir d’estimer ses propres rythmes : les durées, les alternances,
les dates a fortiori. Il a beau tenir
un journal à la lueur de sa lampe à acétylène, il se rend bien compte qu’emmuré
ainsi, non seulement le sens interne de la temporalité lui échappe assez tôt,
mais encore que sa relation à l’espace aussi en pâtit (apparaissent de
dangereuses phobies de l’effondrement des parois glacées du gouffre sur sa
tente, qui le persécuteront longtemps encore après la remontée au soleil dans
le monde des vivants). Pourtant, le vécu temporel n’en reste pas moins
équivoque : le temps lui paraît-il plus lent ou plus rapide, il ne pourra
jamais trancher. Tantôt « j’avais l’impression d’être immobile et pourtant je me
sentais entraîné par le flux ininterrompu du temps. Le temps était la seule
chose mouvante dans laquelle je me déplaçais, je lui courais après, j’essayais
de le cerner et chaque soir je savais que j’avais échoué. Comme un courant sans
fin le temps était le seul être dont je percevais le mouvement. Tous les autres
éléments étaient neutres, sans vie » ; tantôt « mon
rythme vital était brisé, je vivais selon mes humeurs et je n’ai jamais manqué
de temps pour accomplir une tâche.
Comment aurait-il pu en être autrement puisque le temps n’existait qu’en moi,
puisque je le créais et que j’étais moi-même ma propre horloge ? Je vivais
dans un espace exempt de temps, immobile et glacé. Immobile et glacé. Longtemps
après ma sortie je devais ressentir cette absence de mouvement spatial et mes
premiers déplacements en voiture me donnaient l’impression de m’écraser contre
les murs ». D’où, sous sa plume, pour
rendre cette double sensation contrariée de flux et de pétrification, cette
formule d’un « mouvement immobile », irréductible dans sa tension
extrême : « Je me sens en dehors du Cosmos, je suis en réalité
prisonnier d’un espace réduit et hostile et du temps qui s’écoule avec moi à un
rythme plus ou moins rapide. En dehors de moi, de ce mouvement immobile que je
crée sans cesse, il n’y a qu’une inertie tragique de la matière. » Quand
l’équipe le remonte, il calculera le décalage (un retard) entre son estimation
propre et les 58 jours réels qu’aura duré « l’expérience
psycho-physiologique » : 25 jours d’écart entre la durée chronométrée
et, beaucoup plus brève, la durée estimée – chiffre qui met en évidence la très
forte contraction inconsciente des
durées à quoi nous nous exposons quand nous cessons de repérer l’espace-temps ailleurs
qu’en nous-mêmes et ne subsistons plus que coordonnés à nos fonctions
biologiques, ne dépendant plus, comme les animaux et les végétaux, que de notre
biorythme. (Nous perdons alors de notre corps humain, nous connaissons le début
d’opacité du pur organisme.)
Le plus remarquable de cette expérience « hors temps »
tient sans doute à son équivoque puissante : tout en subissant une
« contraction » des durées, Siffre n’en a pas moins aussi le
sentiment vertigineux d’approcher ce qu’il appelle « éternité » –
comme si sa claustration volontaire provoquait, difficile à décrire, la double
expérience contradictoire d’une accélération et d’une décélération, d’une
condensation des durées du fait même de leur dilution dans l’incommensurable
(suspension complète de toute extériorisation, de toute mesure du temps,
ajoutée à la claustration qui ajoute à l’inertie).
À quoi tenait l’originalité de l’expérience menée par Michel
Siffre ? À son inspiration « comparatiste » : pendant toute
la durée de son retrait sous terre loin de toute horloge, ses coéquipiers en
surface procèdent au relevé exact de tous ses appels téléphoniques, chacun
faisant l’objet d’un double repérage : l’heure en temps humain (la leur),
et celle qu’imagine Siffre dans sa solitude, telle qu’il la leur communique
selon ses propres estimations. Technique de chronométrie double qui mettra en
évidence de manière irréfutable le décalage effectif des durées entre ces deux
univers, celui où on vit en les mesurant et celui où on ne les mesurerait pas
et où, à la longue, la vie, désorientée, délirerait ou s’éteindrait (il
n’échappe pas à M. Siffre qu’il a frôlé des seuils pathologiques de
dissociation du champ de conscience). Ce qui revient à enrichir notre
construction relativiste de l’espace-temps ; grâce à M. Siffre, nous
savons précisément pourquoi nous ne
pouvons pas nous passer de le mesurer (de toute nécessité, il faut au corps
composé qu’est tout groupe humain et à chacune de ses unités individuelles un
système référentiel objectivé et collectif de ses relations d’espace-temps à
tous les autres corps de son milieu de vie). À la physique relativiste qui
expose comment opère ce référentiel
commun à des espaces-temps divers qui communiquent entre eux par langages
interposés, le spéléologue a apporté un précieux complément : un corps
vivant ne vit que de s’orienter par rapport à un autre que soi, il lui faut
calculer ses mouvements et ceux des autres corps, condition élémentaire de la
pluralité des mondes qu’ils peuvent alors composer. On ne peut s’empêcher de se
souvenir de la proposition profonde et galiléenne de Descartes :
« Par corps j’entends tout ce qui est transporté ensemble. » Oui,
c’est toujours par composition de mouvement qu’adviennent les corps, tous les
corps, et leurs champs, tous les champs.
J.-L. Evard
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