mardi 16 septembre 2014

L'extrême contraction des durées


En mettant l’insuccès de son dialogue de 1922 avec Einstein sur le compte de sa propre inculture mathématique, Bergson aura laissé un de ces exemples de modestie comme seuls en donnent les vrais maîtres (lui qui, tout de même, exposait sans peine la logique des transformations de Lorentz). De cet épisode, il retira sans  doute aussi la sensation tenace et amère d’une véritable occasion manquée – l’occasion de faire se rencontrer l’expérience intérieure de la durée, au cœur de ses méditations, et la mathématisation relativiste de l’espace-temps mesuré et mesurable. Comment ne pas adhérer à cette déception  puisque cette différence de nature des deux temporalités nous tracasse depuis des siècles ! À rentrer, avec le recul, dans le détail du dialogue amorcé entre les deux penseurs (Bergson publia ses réflexions, intitulées Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein), on ne peut s’empêcher de remarquer combien, entretemps, en trois générations, nous avons d’ailleurs « intériorisé » la perception relativiste et ses prémisses, et au point d’en perdre de vue le contexte général – celui qui, une fois la relativité restreinte établie en certitude physique dûment mathématisable, occupera Einstein jusqu’à son dernier souffle. Par exemple, à raisonner, en bonne orthodoxie relativiste, par référence toujours tacite à la vitesse de la lumière et à sa valeur limite, nous en oublierions, de par cette fausse familiarité avec ces étalonnages de date encore récente, que ces zones extrêmes, ces maxima de l’accélération, ne font sens que par opposition à des minima ; et que toutefois ces maxima et ces minima ne délimitent eux-mêmes aucune extrémité, aucun bord terminal de l’espace-temps (aucun « big-bang »), mais servent de coupes approximatives dans de plus vastes ensembles de relations que notre champ de conscience, tel que la techno-science l’équipe aujourd’hui, ne peut ni imaginer ni mesurer. Il y a fort à parier, par exemple, que notre notion actuelle du « trou noir » se périmera du jour où nous saurons penser l’onde lumineuse autrement que par la seule extrapolation de sa courbure en champ gravitationnel.

Bergson abordait la physique relativiste en psychologue, en spécialiste de la tradition introspective transformée en procédure méthodique depuis le XVIIe siècle. À bon droit, il pouvait aussi se prévaloir d’avoir bien exploité l’héritage de Maine de Biran, le fin limier des « sensations obscures ». Rien n’interdit, tout invite même à adopter la même démarche comparatiste, et, comme Bergson, à questionner l’œuvre d’Einstein à partir d’autres expérimentations méthodiques de la Nature, celle qui nous entoure et celle qui nous anime n’en faisant qu’une, aussi plurielle et composite qu’il y a de perspectives sur elle, à des échelles de grandeur différentes. Tâche qui exigera… des « millions d’années, mais les changements de la nature ne sont pas perceptibles à l’échelle de l’homme, ils sont d’un autre ordre. Nous vivons trop peu de temps pour nous apercevoir même qu’ils existent. Des générations d’hommes naissent, vivent et meurent, mais la nature leur paraît toujours identique à elle-même. Pour l’homme, elle n’a pas de mouvement : seules l’astronomie et la géologie nous donnent notre dimension et nous remettent à notre place dans l’espace et le temps. Toute la nature est dans un perpétuel devenir et pourtant ici [i.e. longtemps seul sous terre], elle est immobile, comme figée pour l’éternité », note Michel Siffre en 1963, dans l’extraordinaire récit qu’il laissa de ses deux mois d’enterré vivant dans le gouffre alpin de Scarasson (Hors temps).

En spéléologue contemporain des premières expéditions cosmonautiques (le vol de Gagarine à 250 km d’altitude moyenne date d’avril 1961), M. Siffre aura découvert – sur son propre corps et sous terre, comme dans un sépulcre naturel – le régime infrahumain de la vie coupée du temps d’horloge qui nous règle. Seul à quelque cent mètres sous terre, volontairement démuni de tout instrument de mesure de l’espace-temps, Siffre perd peu à peu tout pouvoir d’estimer ses propres rythmes : les durées, les alternances, les dates a fortiori. Il a beau tenir un journal à la lueur de sa lampe à acétylène, il se rend bien compte qu’emmuré ainsi, non seulement le sens interne de la temporalité lui échappe assez tôt, mais encore que sa relation à l’espace aussi en pâtit (apparaissent de dangereuses phobies de l’effondrement des parois glacées du gouffre sur sa tente, qui le persécuteront longtemps encore après la remontée au soleil dans le monde des vivants). Pourtant, le vécu temporel n’en reste pas moins équivoque : le temps lui paraît-il plus lent ou plus rapide, il ne pourra jamais trancher. Tantôt « j’avais l’impression d’être immobile et pourtant je me sentais entraîné par le flux ininterrompu du temps. Le temps était la seule chose mouvante dans laquelle je me déplaçais, je lui courais après, j’essayais de le cerner et chaque soir je savais que j’avais échoué. Comme un courant sans fin le temps était le seul être dont je percevais le mouvement. Tous les autres éléments étaient neutres, sans vie » ; tantôt « mon rythme vital était brisé, je vivais selon mes humeurs et je n’ai jamais manqué de temps pour accomplir  une tâche. Comment aurait-il pu en être autrement puisque le temps n’existait qu’en moi, puisque je le créais et que j’étais moi-même ma propre horloge ? Je vivais dans un espace exempt de temps, immobile et glacé. Immobile et glacé. Longtemps après ma sortie je devais ressentir cette absence de mouvement spatial et mes premiers déplacements en voiture me donnaient l’impression de m’écraser contre les murs ». D’où, sous sa  plume, pour rendre cette double sensation contrariée de flux et de pétrification, cette formule d’un « mouvement immobile », irréductible dans sa tension extrême : « Je me sens en dehors du Cosmos, je suis en réalité prisonnier d’un espace réduit et hostile et du temps qui s’écoule avec moi à un rythme plus ou moins rapide. En dehors de moi, de ce mouvement immobile que je crée sans cesse, il n’y a qu’une inertie tragique de la matière. » Quand l’équipe le remonte, il calculera le décalage (un retard) entre son estimation propre et les 58 jours réels qu’aura duré « l’expérience psycho-physiologique » : 25 jours d’écart entre la durée chronométrée et, beaucoup plus brève, la durée estimée – chiffre qui met en évidence la très forte contraction inconsciente des durées à quoi nous nous exposons quand nous cessons de repérer l’espace-temps ailleurs qu’en nous-mêmes et ne subsistons plus que coordonnés à nos fonctions biologiques, ne dépendant plus, comme les animaux et les végétaux, que de notre biorythme. (Nous perdons alors de notre corps humain, nous connaissons le début d’opacité du pur organisme.)

Le plus remarquable de cette expérience « hors temps » tient sans doute à son équivoque puissante : tout en subissant une « contraction » des durées, Siffre n’en a pas moins aussi le sentiment vertigineux d’approcher ce qu’il appelle « éternité » – comme si sa claustration volontaire provoquait, difficile à décrire, la double expérience contradictoire d’une accélération et d’une décélération, d’une condensation des durées du fait même de leur dilution dans l’incommensurable (suspension complète de toute extériorisation, de toute mesure du temps, ajoutée à la claustration qui ajoute à l’inertie). 

À quoi tenait l’originalité de l’expérience menée par Michel Siffre ? À son inspiration « comparatiste » : pendant toute la durée de son retrait sous terre loin de toute horloge, ses coéquipiers en surface procèdent au relevé exact de tous ses appels téléphoniques, chacun faisant l’objet d’un double repérage : l’heure en temps humain (la leur), et celle qu’imagine Siffre dans sa solitude, telle qu’il la leur communique selon ses propres estimations. Technique de chronométrie double qui mettra en évidence de manière irréfutable le décalage effectif des durées entre ces deux univers, celui où on vit en les mesurant et celui où on ne les mesurerait pas et où, à la longue, la vie, désorientée, délirerait ou s’éteindrait (il n’échappe pas à M. Siffre qu’il a frôlé des seuils pathologiques de dissociation du champ de conscience). Ce qui revient à enrichir notre construction relativiste de l’espace-temps ; grâce à M. Siffre, nous savons précisément pourquoi nous ne pouvons pas nous passer de le mesurer (de toute nécessité, il faut au corps composé qu’est tout groupe humain et à chacune de ses unités individuelles un système référentiel objectivé et collectif de ses relations d’espace-temps à tous les autres corps de son milieu de vie). À la physique relativiste qui expose comment opère ce référentiel commun à des espaces-temps divers qui communiquent entre eux par langages interposés, le spéléologue a apporté un précieux complément : un corps vivant ne vit que de s’orienter par rapport à un autre que soi, il lui faut calculer ses mouvements et ceux des autres corps, condition élémentaire de la pluralité des mondes qu’ils peuvent alors composer. On ne peut s’empêcher de se souvenir de la proposition profonde et galiléenne de Descartes : « Par corps j’entends tout ce qui est transporté ensemble. » Oui, c’est toujours par composition de mouvement qu’adviennent les corps, tous les corps, et leurs champs, tous les champs.

J.-L. Evard

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