En
affectant des lignes budgétaires et des textes de loi à la répression sur
mesure de la propagande islamiste ultra, les gouvernements, britannique et
français au premier chef, réagissent à un tournant récent de la guerre en cours
au Proche- et au Moyen-Orient : ils prennent acte du prestige montant des
« brigades » djihadistes auprès de tout jeunes Européens, amateurs de
logiques aussi simples que définitives (« Je n’adorerai pas ce que vous
adorerez. Vous n’êtes pas adorant ce que j’adore. Je ne suis pas adorant ce que
vous avez adoré et vous n’êtes pas adorant ce que j’ai adoré. À vous, votre
religion. À moi, ma religion », dit la sourate 109, qui n’invite pas
précisément au dialogue des religions – que par ailleurs il arrive aussi au
Coran de professer). Indirectement, ce souci de « prévention »
informe aussi l’opinion publique de l’importance, jusque-là insoupçonnée, de
cette adhésion virtuelle aux discours de la « guerre sainte » :
comme si son emprise sur cette classe d’âge – adolescents et jeunes adultes –
en modifiait la nature, en signalait l’enracinement, le sérieux, la
transformation en une « cause » appelant à « engagement ».
C’est qu’il y a, en effet, des précédents.
Voilà du moins les formes, banales, que l’on projette sur la
chose, comme si se répétait simplement un scénario bien rodé, familier aux
habitués de la militance, eux qui ne font pas plus la différence entre situation et pathos politiques que les esprits religieux ne la font entre religion et religiosité. Or, de cette « cause », quelle est, ici, sur
place, la toute première forme d’apparition, le tout premier mode de
sensibilisation ? Les prêches ? Les textes sacrés ? Le milieu de
vie et ses solidarités élémentaires ? Non – l’écran ; l’écran des images de la télécommunication numérique,
utilisé aussi comme une arme de la guerre psychologique à l’ère des mass media. Disons, pour
simplifier : l’écran de télévision, au
sens large que l’objet lui-même, à force d’usage, a fini par assigner à un
genre de perception et de construction ordinaires de la réalité ;
cherchant à la conformer à ses propres critères de vraisemblance, fondant son
autorité de media sur ce travail de conformation, qu’il opère au nom de son
offre d’information. « Vous voulez des images ? », dit l’Écran –
« je vous donne du montage », c’est-à-dire du récit ; du faire
croire et du faire faire. L’autorité de la chose, non pas imprimée, mais
communiquée et câblée.
Sur cet Écran devenu la toile
de fond de l’expérience du monde, qu’est-ce, à première vue, que la « guerre
sainte » ? Avant tout, elle surgit, elle veut surgir, elle aussi et à
son tour, comme une image, elle s’impose comme l’image d’une tension
exceptionnelle entre l’omni-visibilité du régime télévisuel et le visage caché
du défenseur de la Foi en arme – elle communique cette tension paroxystique
entre le principe panoptique de la vidéosurveillance (la bonne vieille
télévision, épiant en circuit « fermé », et réduite ainsi à son
principe élémentaire de judas électronique) et le principe inverse, la
technique de guerre du masque (la cagoule des commandos en opération). Il ne
vient pas d’ailleurs, le prestige de la « guerre sainte » et des
antennes paraboliques : il exploite l’axiome classique de la communication
de masse (c’est le médium qui est le
message – non ce qu’il dit, mais son pouvoir de le dire à sa manière
universelle et simultanée, sa puissance communielle,
mimétique), et il en exploite avec méthode les valeurs limites (« Je
vous offre l’image de votre mort comme si vous y étiez » : ce n’est
pas Ben Laden qui a mis en boucle l’image télévisuelle de la destruction des twin towers, c’est nous, parce que nous
ne pouvions pas faire autrement, et que tout terroriste, le sachant, fait le
nécessaire, et il en faut peu, pour que l’Écran révèle à grande échelle ses propres facultés terrifiantes de machine
narrative obsessionnelle, de mise en boucle latente de tous ses messages, de stockage illimité de tous ses flux, de podcast de tout le broadcast).
La « guerre sainte », d’une part, explore à grande
échelle la sensibilité contagieuse des communautés électroniques de l’Écran
cathodique panoptique. Or cette grande échelle est celle, physique, des masses
critiques, celle, mimétique, des rumeurs : pourquoi une décapitation en
« direct » a-t-elle sur un gouvernement autant d’effet qu’une
invasion ou un bombardement en règle ? Parce qu’elle revient à
« pirater » le système narratif de l’adversaire, en lui renvoyant son
propre hyperréalisme orgiaque de téléspectateur total du monde – le style
pornographique de la mise à mort filmée ne faisant que répéter mécaniquement,
et par sarcasme, le principe pornographique élémentaire des religions de
l’Écran panoptique, la « terreur » exercée par le bourreau
manifestant au grand jour le principe diabolique
natif du régime tout-image (« diabolique » ? à la lettre, est diabolique, perversion du symbolique, la multiplication sérielle
des images du réel substituées au réel). Ce qui est cruauté obscène (du
bourreau) devient terreur méthodique ?
pourquoi, sinon parce que l’obscénité, qui consiste à filmer l’exécution et à
en diffuser l’image, résulte du passage à
la limite dans l’usage normal d’une
caméra ? L’effet ne se fait pas attendre : à notre insu, nous
subissons tellement l’emprise de cet usage scandaleux de notre propre media que
nous aussi nous parlons de « décapitation » là où en fait il y a égorgement, et, oubliant jusqu'au nom des supplices et des outrages, participons ainsi
nous-mêmes et sans vergogne à la censure du réel. « Scandaleux », cet
usage ? Oui, puisque scandaliser ne revient jamais qu’à retourner un tabou
contre ses adeptes que cette insolence indigne – ici, à renvoyer l’image atroce à sa source,
l’image filtrée, à agresser l’œil en lui offrant par overdose ce qu’il croyait, le pauvre, ne consommer qu’en portions
raisonnées et à doses homéopathiques. Or la rétine est bien la même :
l’œil de la caméra, la surface de l’Écran, l’accoutumance au publicitaire par
déferlantes plus ou moins subliminales. La « guerre sainte » procède
comme une politique de l’image intégrale à l’ère numérique, elle n’a pas
d’autre intégrisme que ce régime de l’image drogue dure. Il faut donc l’analyser
et la vivre comme l’événement Snowden (ou comme le 11 septembre) : la
variante hyper d’un risque systémique, auquel nous avons consenti dès les
débuts des mass media et du traitement corrélatif des foules par les
spécialistes de la communication électronique. Qu’importe leur évangile ?
Étudions leur technologie du pouvoir, non pas leur théologie. Ne nous trompons
ni de science ni d’adversaire.
Mais la « guerre sainte », d’autre part, actualise les
vieilles techniques de la domination par la propagande. Son héros, le
Justicier, n’apparaît que masqué, la cagoule noire des commandos et des
djihadistes en fait un Homme sans visage et sans lifting – et par là l’anticorps idéal des normes du star system et de l’espace public conformé
à ses normes de photogénie, à la fois puériles et cultuelles. L’Homme sans
visage s’élève au-dessus du bourreau, il rejoint les grands mythes et les
iconographies inépuisables de la culture populaire de souche américaine. Il a,
dans cette perspective, le statut, spectral mais inamovible, le look de Fantomas et de Spiderman. Même
quand le Justicier apparaît sur l’Écran pour quelque communiqué de guerre ou
quelque sentence de mort, il reste l’Homme sans visage : il se stylise
lui-même en réincarnation d’une icône du Prophète, en prototype du Guerrier
prédicateur – Lawrence d’Arabie n’a jamais été un visage (une personne), il a perdu son visage de personne quand le
Hedjaz en rébellion contre l’empire ottoman a fait de lui son idole, à égalité
avec ses cheikhs les plus fameux. Une idole n’a ni ne peut avoir de visage : une idole sert de masque à une idée et à un idéal, ses
traits n’exerçant de séduction que s’ils se confondent avec eux, comme le
sourire des statues de Bouddha rend visible et individualise une idéale qualité
invisible et commune. L’Homme qui se masque pour apparaître sur l’Écran opère
ainsi en interface, à la frontière de
deux attentes en apparence incompatibles : si, en apparence, il provoque
et malmène le culte du visage lifting
de l’espace télévisuel, il parle en réalité un langage fraternel à l’Homme sans
qualité, à l’Anonyme des vastes foules dont son visage masqué personnifie les
visages indistincts, oubliés aussitôt que croisés. Il a de ce fait sur elles le
même formidable pouvoir que le non-visage du Soldat inconnu sur les combattants
rescapés de la Grande Guerre qui avait engendré cette liturgie laïque :
quand nous devenons trop nombreux pour pouvoir nous souvenir de nous-mêmes,
nous nous rabattons sur des idoles, nos dieux parèdres. Avec ou sans maquillage
fluo, le masque et la cagoule ne
sont-ils pas devenus le non-visage de rigueur dans la moindre manifestation
pour ou contre quelque bretelle d’autoroute, dans la moindre intervention de
quelque escouade GIGN ? La mascarade et la grande parade n’ont-elles pas
ramené les beaux jours de Carnaval ? Ces grandes manœuvres festives de la
Foule sans visage ne sont-elles pas la musique bon enfant du Non-Gouvernemental
promu en contre-pouvoir et en bon génie universel ?
Les idoles, elles non plus, n’ont pas d’évangile. Elles se
suffisent à elles-mêmes.
J.-L. Evard
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