Les alliances qui rapprochent des
acteurs géopolitiques obéissent d’abord à ce que dictent des circonstances,
d’où les surprises qu’elles réservent si souvent, et les retournements qui
s’ensuivent ; d’où, aussi, l’extrême difficulté de choisir entre les bonnes
et les mauvaises coalitions, selon que le Décideur raisonne en durée courte, par
souci de l’opportunité, ou en durée longue, en perspective stratégique. L’appui
donné par Louis XVI aux insurgés américains veut réparer les défaites
canadiennes essuyées sous Louis XV, mais cette tactique coloniale augmentera,
de par son efficacité même, le crédit et le prestige des adversaires de
l’Ancien Régime en France. Les alliances passées par Napoléon avec les
puissances continentales (Tilsit en 1807, le mariage autrichien en 1808)
visent à contrer le contrôle britannique des océans, définitif depuis Trafalgar
(1805), elles n’en soulignent que mieux la tare constitutive du régime : son
despotisme n’efface pas ses origines révolutionnaires, il reste, quoi qu’il fasse,
le produit hybride de la réconciliation impossible entre l’Ancien et le Nouveau.
À sa manière, le gaullisme de juin 1940, de son côté, se construit tout entier d’un
retour intransigeant au noyau doctrinal des deux rythmes : il oppose la durée brève de la
bataille perdue à la durée longue de la guerre qui vient de (re)commencer. On
ne saurait pourtant se contenter de mentionner la différence – familière et
substantielle – des deux perspectives, la brève et la longue : encore
faut-il en élucider le sens, ce qui revient à se demander à quoi au juste
s’applique, au-delà des brefs rendements d’opportunité, la longue durée
stratégique des politiques d’alliance conçues par tout empire.
Appelons style l’ensemble des principes
géopolitiques qui orientent les choix de longue durée d’un empire en quête
d’alliances. Style anglais : l’hégémonie insulaire sur et par la mer, et
rien que par elle. Style français : depuis Henri IV et Richelieu, prévenir
toute synergie terre-mer signée Habsburg (Vienne et Madrid sous le même sceptre).
Style russe : échancrer la masse continentale par ouverture systématique
de portes et de rades sur les mers Baltique et Noire. Style américain :
contrôler les seuils et les passages Atlantique / Pacifique, ou les points de
condensation du conflit (pôle Nord, Berlin-Ouest et Berlin-Est). Telles s’appliquaient,
dans ces quatre cas de figure, les raisons de la décision géopolitique :
l’élément temporel de la longue durée se corrélait à l’élément spatial de la
profondeur stratégique (à la fois maritime et continentale), le critère de la
durée exprimait en dimension temporelle ce que représentait l’étendue en
dimension spatiale – ces proportions d’espace-temps valant comme autant de
coefficients premiers de la décision géopolitique et de la contrainte physique
qui la singularise : entre le centre continental et la périphérie
outre-mer, les incompressibles de la distance, les « temps morts » de
la transmission et du transport. D’où la concurrence des accélérations qui,
toujours, accompagne et oriente l’histoire des empires, leur recherche
inlassable des raccourcis efficaces de la décision afin d’aboutir à une
synchronie idéale de leurs circuits logistiques respectifs, à un espace-temps
zéro de la décision à prendre, à communiquer et à appliquer en un seul et même
mouvement aussi proche que possible de la simultanéité pure. Tout empire, par
nature, tend à cet espace-temps zéro puisqu’il vise, par nature, à régner
sur sa périphérie comme il règne sur son
propre centre névralgique : comme s’il était un corps un, apte à se mouvoir
à la même vitesse en n’importe quel lieu vital ou secondaire de sa propre masse
durable. Ainsi, un style géopolitique
s’individualise en fonction d’un mode de traitement méthodique et original de
l’espace-temps : comment compenser la décélération consécutive à une
expansion, comment maintenir l’avantage d’une accélération, comment régler les
écarts de vitesse entre les flux du transport et ceux de la transmission, etc.
Les styles géopolitiques se distinguent donc entre eux selon le soin apporté à
ces équations de l’espace-temps, selon l’efficacité des techniques de réduction
de l’espace-temps à la pure simultanéité des interactions entre centre et
périphérie et, autant que possible, à celle de leurs effets en chaîne.
Mais cette
valeur hégémonique idéale de la simultanéité n’ignore-t-elle pas justement la
différence des deux perspectives supposée en bonne doctrine ? La pure
simultanéité, en effet, abolit la différence élémentaire des grandeurs
d’échelle, l’écart entre durée brève des opportunités et durée longue des
styles de l’hégémonie, comme si toute stratégie, à mesure qu’elle maîtrise mieux
ses niveaux de complexité, se rapprochait malgré elle de la simple subtilité
tactique ; comme si, d’un style géopolitique à l’autre, les enjeux
stratégiques tendaient alors à s’indifférencier et à se dévaluer mécaniquement
en une somme d’avantages et d’inconvénients tactiques (provisoires,
interchangeables, indifférents à toute vue en profondeur spatio-temporelle). Il
n’y va pas là d’une vue de l’esprit, mais d’un épisode récurrent dans
l’histoire des perceptions stratégiques les plus réfléchies. Un des exemples
les plus probants en est donné par le dénouement de la course anglo-allemande à l’hégémonie sur les mers, entre 1895 et 1944 : elle aboutit à une
dissuasion réciproque des deux flottes de surface, l’une et l’autre manœuvrant
de manière à ne jamais risquer l’affrontement décisif et à échanger contre sa
possibilité permanente la tactique prolongée de la mise en respect à distance.
Cas d’école à méditer longuement : un même théâtre d’opérations peut
changer, et change souvent de valeur stratégique, à raison de nouvelles donnes
inopinées surgissant en d’autres théâtres du même conflit. Et cette
immobilisation terminale et paradoxale des deux flottes figure elle-même le
possible destin entropique de tout empire au faîte supposé de sa puissance, par
définition relative à celle de ses concurrents : rien ne le contraint plus
de modifier l’équation d’espace-temps qui a fait son succès. Parvenu à ses fins
stratégiques, il peut se contenter d’administrer. La tactique, pense-t-il, lui
suffira.
Bien des
signes indiquent que le même processus de dégradation du stratégique en
tactique menace aujourd’hui la politique euraméricaine des alliances de guerre
au terrorisme. Il suffit, pour bien s’en aviser, d’énumérer la quantité
d’alliages contre nature prévus dans l’alliance au programme des prochaines
tournées de John Kerry. Au cœur même du
dispositif officiel, on installe des alliés ambigus (l’Arabie saoudite et
wahhabite) ou agents doubles (Damas alaouite), sans parler des ouvertures
faites, au nom de l’anti-terrorisme, à la Russie que par ailleurs on dit
vouloir décourager de ses projets d’emprise sur l’Ukraine (qu’avec beaucoup d’ironique
franchise elle a déjà rebaptisée « Nouvelle Russie »). La recette
improvisée par la Maison Blanche revient donc à répéter, à plus grande échelle,
la tactique « pakistanaise » des années Ben Laden : pour des
opérations ponctuelles, s’appuyer sur des appareils d’État dont on sait
pertinemment qu’ils pratiquent sans fard le double jeu et servent aussi de
paravent aux réseaux de l’adversaire. Par charité, abstenons-nous donc d'imaginer comment, face à l'EIIL, Israël et l'Iran, censés alliés pour la circonstance, entendront conjuguer leurs efforts de carpe et de lapin sous l’égide d'Obama.
Fait
question, dans la nouvelle conjoncture surgie avec l’apparition de l’EIIL, non
pas la pratique impériale traditionnelle des alliances manœuvrées ou supposées
telles, mais l’absence criante de style stratégique, que pallie – mais à quel
prix ! – le patchwork bricolé dans l’urgence. D’où le curieux pli provincial
de logique policière que, faute de style, prend la politique euraméricaine face
à la métamorphose des terrorismes déployés le long d’une ligne continue qui,
d’ouest en est, va désormais du Nigéria africain à l’Afghanistan asiate. Ce
qui, il y a vingt ans, pouvait paraître ponctuel et local, a pris entretemps
les formes d’un processus transcontinental et durable. N’en manque que l'intelligence stratégique.
J.-L. Evard
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