Aux frontières orientales de
l’Ukraine, depuis quelques jours, la percolation russe prend l’allure d’une
marée irrésistible et met la solitude de Kiev sous le jour le plus cru.
Évolution qui signifie qu’au Kremlin on juge pouvoir ignorer sans grands risques
le train des mesures de rétorsion euraméricaines appliquées depuis quelques
mois et jouer la carte politique la plus probable, l’effondrement prochain du
gouvernement d’Arseni Iatseniouk, ou sa
démission, par
effet en retour direct des récents replis de l’armée ukrainienne. En renonçant maintenant au camouflage sous lequel son
outil militaire avait progressé sur le terrain, autour de Donetsk et Lugansk,
la Russie fait un calcul précis de situation politique : démissionnaire
fin juillet, alors que l’armée ukrainienne marquait des points sur les
sécessionnistes, le Premier ministre Iatseniouk
maintenu à son poste contre son gré par le président Porochenko représente, à
moins de quatre semaines des élections législatives prévues, le maillon le plus
faible du dispositif de résistance au rouleau compresseur de la sécession
régionaliste encadrée par la Fédération russe. Le rythme accéléré de
leur offensive conjuguée et leurs gains en profondeur stratégique ne doivent
rien au hasard : ils exploitent la fêlure provoquée par l’épisode de la
démission ratée, sachant bien qu’elle et ses ondes de choc augmentent la crise
de leadership qu’elle révélait, et
diminuent d’autant les chances du rétablissement d’autorité escompté par
Porochenko quand il décida de dissoudre le Parlement, comme pour effacer les dernières
traces de la période Maïdan.
Il y va donc de la tranche de
temps définie par ces deux dates : 24 juillet, démission (refusée) d’Arseni
Iatseniouk – 26 octobre : scrutin national pour un nouveau Parlement
(amputé des districts en guerre). L’art d’agir au moment opportun : kairos. Cet usage astucieux du
calendrier politique ukrainien risque fort, néanmoins, de se retourner contre
Moscou, à raison même de son habileté tactique : jouer sur
l’affaiblissement puis l’affaissement de l’autorité centrale de Kiev revient
certes à lui faire payer cash le prix
de son absence d’une claire politique d’alliance à l’Ouest après le
rétablissement de la souveraineté nationale en août 1991 (Moscou raflant
aujourd’hui le fruit des vingt ans de tergiversations cumulées de Kiev et de
l’OTAN). Mais si ce coup de poker russe suffit à ébranler toute la fragile
structure politique ukrainienne, voire à la pulvériser – tel semble bien,
désormais, l’objectif visé –, il n’aura que ce dévastateur effet de souffle, l’Ukraine
entrant alors dans une sorte de dislocation prolongée. Les lignes de faille
apparues à Kiev lors des journées de barricades du Maïdan réapparaîtraient
alors à l’échelle du pays entier, le rendant pour longtemps ingouvernable,
comme un cargo désemparé à la dérive entre les frontières polonaises de l’OTAN
et les frontières russes armées de leurs satellites est-ukrainiens en
possession du charbon national.
Admettons, par hypothèse
limite, que Poutine, au moment où il décidait d’exploiter tout l’avantage
considérable que lui donnait, fin juillet, la démission refusée d’Iatseniouk,
ait envisagé même cette possibilité d’un foyer de chaos ukrainien de longue
durée – en se disant que lui réussirait aussi en Ukraine ce qui lui avait
réussi, par exemple, en Tchétchénie (pour ne pas parler du cas syrien, typique
certes du maximalisme géopolitique propre au style Poutine, mais extérieur au
champ européen en question dans le cas ukrainien). Si ce raisonnement se
justifie quant aux signaux réguliers de consentement tacite donnés à Poutine
par les Euraméricains, et depuis des années, il n’en résulterait pas moins
d’une erreur substantielle : à la périphérie de la Fédération russe,
l’effet de contagion d’un délitement de l’Ukraine se propagerait sous des
formes incontrôlables, simultanées, qui plus est, dans les deux hémisphères,
l’occidental et l’oriental.
Perspective qui n’en rend que
plus tragique la solitude de Kiev : tenir bon, c’est accuser, à
contretemps, les défauts de fabrication jusqu’à maintenant dissimulés ; reculer,
c’est préluder aux futures variantes du même programme impérial panslave.
J.-L. Evard
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