Récemment, par allusion à
l’effondrement des régimes russe, en février 1917, allemand et autrichien, à
l’automne 1918, j’ai noté que la Grande Guerre avait confirmé et la fin de
l’âge des « légitimités dynastiques » et l’avènement des « légitimités
idéologiques », comme si elle substituait une fois pour toutes celles-ci à
celles-là. L’idée s’appuie sur une perspective connue d’histoire
européenne : l’impact de la défaite sur les trois monarchies impériales
entrées en guerre trois ou quatre ans plus tôt, se situe dans un contexte de
longue durée, le « siècle des guerres et des révolutions », apparu une
première fois entre 1791 et 1815, pour l’ensemble du continent. Autre spectre
possible du même événement : à une extrémité, 1776, année de la
proclamation d’indépendance américaine ; à l’autre, 1815, lorsque les
troupes russes défilent dans Paris. Où situer le pivot du déploiement de ce
spectre, où placer l’an I du siècle qui met en chaîne les guerres et les
révolutions – à l’heure américaine ou à l’heure française ? –, sur ce
point divergent les avis, pas sur le sens de l’époque.
Par
analogie, on incline à trancher qu’à son tour la disparition du régime
communiste russe annonce la fin de l’âge des « légitimités
idéologiques » : si s’effondre la Russie soviétique, la dernière héritière de la Révolution
déferlante qui, de l’Independence
américaine à la République de 1792-1804 en France, avait détruit le principe
dynastique et institué celui de la légitimité idéologique, alors un tel
événement concerne par nature l’ensemble des nations destinataires des Droits
de l’Homme et du Citoyen, appelées par
eux à ne reconnaître de souveraineté qu’au nom
propre d’un peuple un – nom défini par la convocation de tous les noms
propres moins un : tous les Français sauf les Bourbons, tous
les Russes sauf les Romanov, etc. Pourquoi
dire « idéologique » ce principe de légitimité ? Pour deux
raisons : il ne convoque pas sans exclure un nom propre (il le dit en surnommant « Capet » le
Bourbon seizième du nom, mais le dit ailleurs que dans l’acte même de la
convocation), et il suppose comprise de tous la langue de cette convocation
(comme la loi, nul n’est censé l’ignorer). Appelons donc
« idéologie » l’ensemble des opérations mentales et langagières
ordinaires qui travestissent un Je en un Nous (légitimité dynastique), ou un
« Tous sauf x » en un Je collectif. Trait distinctif de tout pouvoir : ce « Nous » de majesté, opération rhétorique distinguant d'entre tous les « Je » un « Je » plus grand que les autres, rendant majestueux le Je qu'il majore en lui attribuant la même valeur qu'un Nous. Opération fiduciaire et financière aussi bien : pour un titre (le nom d'une monnaie), plusieurs taux (le cours de cette monnaie). Grammaires du pouvoir : pour un même pronom, des valeurs d'autorité interchangeables.
Dans les
deux cas, on entreprend de donner force de loi à un universel
d’imposture : l’ensemble de tous les noms propres sauf un, et l’ensemble de toutes les langues supposées entendre la
même convocation (modèle évangélique originel, de principe impérial : tous
les peuples obéissent à Rome parce que tous les peuples entendent, n’est-ce
pas, le latin curial). Naissance d’une idée, donc, celle de « souveraineté »,
et au prix d’une attribution autoritaire de pouvoir (« nul n’est
censé… ») – « idéologie » puisqu’on substitue des abstractions
(« Le Peuple français ») – donc des noms communs – à des noms propres
(« Capet dit Bourbon »). Il est certain qu’il n’est de pouvoir légal
et légitime sans idéologie (sans une technique de représentation des
hiérarchies par un nom propre, « Rome », « la République
française ») ; il est non moins certain que la distribution des noms
du pouvoir – sa légitimation – passe par
des techniques différentes. Il faut définir la singularité de chacune et leur
interaction commune.
Pour qui
veut éviter les vues de l’esprit ou le roman historique, ces parallèles entre deux
universalismes du nom propre n’obligent pas moins à remettre cette analogie sur
le métier. En substance, où mènent-ils ? La symétrie postulée des deux
modes successifs de légitimité offre certes un solide avantage d’interprétation :
dans la « fin du communisme », comme on dit par abrégé simpliste,
elle discerne aussi et surtout la fin de toute
philosophie possible de l’histoire. Le raisonnement par propositions parallèles,
explicité terme à terme, signifie en effet : « de même » qu’il y
aura eu en 1917-1918 un dernier empereur et roi (après lequel aucun pouvoir ne pourrait
seulement en désirer le mode d’autorité), « de même » il y aura eu
entre 1918 et 1991 un dernier État communiste (après lequel, etc.). Cette mise
en parallèle, comme souvent en ces matières, aménage cependant une fausse
fenêtre : un dynaste se légitime en s’affichant possesseur des insignes
d’une autorité qui lui préexiste – le « communisme » russe aura été
une référence idéologique on ne peut plus flottante, objet de violents conflits
entre ses adeptes, ses théoriciens, ses exégètes. Le parallèle appelé par le
raisonnement compare donc des hétérogènes. Son usage n’en jouit pas moins d’une
forte popularité parmi les amateurs de philosophie de l’histoire, depuis le
précédent créé par Gibbon et son Antiquité romaine image de l’Ancien Régime
détruit comme elle, n'est-ce pas, par les superstitions, ou par Voltaire plaçant le siècle de
Louis XIV dans le miroir de la Grèce de Périclès.
À chaque
fois, une fausse fenêtre ; mais la dénaturation optique, puisqu’elle se
répète, ne résulte pas d’un hasard, elle répond à une pente, à une indiscutable
attente de l’esprit. Fausse la fenêtre qui met sur le même pied un système
juridique (l’autorité d’un dynaste) et un système mythologique (l’autorité d’un
pouvoir révolutionnaire) – mais réelle la nécessité pour tout pouvoir de
présenter ses lettres de crédit. « Qui t’a fait roi ? » –
« Mes pères », répond le monarque ; « Mes frères »,
répond le jacobin ou le bolchevik. On touche ainsi de plus près déjà au sens de la question
posée : le pouvoir légal invoque sa légitimité au nom d’une tradition, le
pouvoir illégal d’une révolution invoque la sienne au nom d’un avenir, pour la
raison même qu’elle advient en contestant une tradition et pour en faire table
rase. À chacun il manque une des deux profondeurs du temps, trait privatif qu’ils
ont en commun, manque identique, à partir de quoi on peut maintenant mieux
envisager comment opère l’analogie en cause dans le rapprochement apparemment
approximatif des deux systèmes de légitimité, le dynastique et l’idéologique. (« Tous
sauf un » : le régime du nom propre réservé ou interdit à un seul fonde
la communauté politique elle aussi sur un trait privatif.)
Cette
analogie rapproche des discours hétérogènes (un corpus juridique, d’un côté, un
corpus mythologique, de l’autre) et, par cette différence même, confirme ce
qu’on savait déjà (pas de pouvoir sans légitimité), tout en y ajoutant quelque
chose qu’on oublie le plus souvent de préciser : cette légitimité finit
par échapper au pouvoir, qu’il en ait cherché la ressource dans l’invocation au
passé ou dans la référence à l’avenir. Ce que, pour commencer, elle lui donne
dans les deux cas, c’est son outil essentiel, ou plutôt sa pure et simple condition
de possibilité : l’assurance de la continuité dans le temps, l’autorité
dont on ne se dote qu’au nom de la chaîne des générations, leur solidarité dans
le temps. On touche donc là comme à une sorte de limite transcendantale du
pouvoir : à l’incommensurable fil du temps sans la profession et l’onction
duquel les régimes du pouvoir, tous sans exception, paraîtraient arbitraire
pur, coup de main, bourrasque, pronunciamiento.
La continuité dynastique qui, vers le passé, ramène aux pères fondateurs et la
continuité idéologique ou mythologique qui, vers l’avenir, conduit vers les
Fils de l’homme encore à naître réalisent donc bien une seule et même fonction,
celle du commun dénominateur de durée sans
lequel une société des générations humaines demeurerait impossible. Nous ne
pourrions ni agir ni mûrir si nous ne nous imaginions solidaires d’une Vie plus
durable que nos existences particulières, et dont nous ne formons qu’un maillon
parmi d’autres. Et pour le dire autrement, au plus près de notre
question : la légitimité qui manque un jour à tout pouvoir, c’est la
capacité de produire les signes et insignes authentiques de ce qui le relie à la durée des
générations passées ou à venir. Il faut donc penser que le « Tous sauf
un » qui légitime l’autorité donne aussi accès à la durée qui fait la
solidarité des générations : parmi tous les noms propres, tous synonymes
de mortalité, un au moins, par convention, passera pour faire exception à la
règle. Nom numineux désormais fétiche. Ce que Kantorowicz note des « deux
corps du roi » vaut en réalité pour tout régime : le roi meurt,
moins, cependant, que tout autre porteur de nom propre. Il y a donc un nom
propre exempté de la loi commune, et coefficient de l’immortalité du pouvoir
(la chaîne des générations). Un tel nom d’exception a tous les pouvoirs
classiques d’un fétiche. Chez Marc Bloch, « Ma main te guérit », dit
le roi de France aux malades des écrouelles, le jour du sacre. Même pouvoir
pharaonique de réjuvénation, tel celui du mausolée de Lénine, aussi solide
qu’une pyramide égyptienne.
Ce
« manque » mesure, certes, ce qui sépare la légalité, qui est une
jurisprudence, de la légitimité, qui est un réservoir symbolique : il
caractérise toute relation d’autorité. Mais il signifie aussi, puisqu’il n’y a
pas d’autorité sans ses insignes évidents, que ces insignes doivent se renouveler pour que l’autorité s’authentifie. Ce
« manque » que tout pouvoir cherche à combler n’en est donc pas un :
il exprime au contraire la vraie vie de ce qui fait autorité, y prétend et pour
y prétendre doit s’authentifier. Ce qu’il fait, par ses rites et par ses
cérémonies, ou par leur transgression, leur anathème. Tout pouvoir institué se vit aussi toujours dans quelque
« manque » de légitimité : dynastique, il authentifie l’autorité
des lois au nom d’un nom propre – idéologique, il proclame une communauté x (« Nous, peuple français…») sanctuaire
d’une souveraineté. Dans les deux cas, la légitimité passe par l’instance d’une
personne fictive : elle « personnalise » des systèmes
hiérarchiques. Elle ne produit de l’obéissance que comme l’effet du crédit
d’autorité fait à cette personne fictive (le roi en tant qu’héritier du nom
patronymique d’une lignée, le peuple en tant que communauté locale faisant
appel à la communauté universelle des peuples). Autant de techniques
d’immortalisation imaginaire de la collectivité. Comme au mont Rushmore, le géant visage d'immortalité du Peuple américain et de ses quatre présidents fondateurs se grave dans la pierre, à égalité avec celui du Roi de droit divin : comme lui, il a fonction solennelle d'apothéose. Comme un masque africain, il ouvre le dialogue avec les ancêtres.
La
nécessité permanente pour tout pouvoir de se légitimer se reconnaît aussi, par ailleurs,
dans la démarche de l’esprit cherchant dans les récits historiques des
précédents à la situation qui lui est faite – des parallèles à la sienne. Ces
lignes de temps parallèles, qu’elles rapprochent Athènes et Rome, ou deux
révolutions l’une de l’autre, la russe et la française, ces lignes ont beau résulter
d’une vue de l’esprit, leur fonction n’en apparaît pas moins vitale pour peu
qu’on y entende ce que cherchent à se dire les générations que sépare la
brièveté de leur vie, de plus en plus brève, d’ailleurs, à mesure que, au fil
du temps, dure leur solidarité. Les générations se mettent en parallèle, les
générations se parlent par parallèles, se donnant ainsi sur le fil du temps la
perspective profonde, l’épaisseur de parallèles successives qui, à chaque ligne
(à chaque génération), fournit ses repères et les moyens de leur transmission
durable. Seule cette profondeur – la durée que cet infini de parallèles
imaginaires donne à la société des générations – authentifie l’autorité brève,
segmentée et provisoire de chaque génération. Dans le langage de la théologie
politique chrétienne (Hegel ou Schelling), le fil du temps indispensable à la
légitimité du pouvoir correspond, entre le nom dynastique des pères et le nom
idéologique des frères, au règne effusif
de l’Esprit saint : à la fin supposée du conflit du Père et du Fils. Cette
vision johannique de l’histoire rend les accents les plus suaves quand on lit
Gianni Vattimo : leur musique, écoutée aux sources (Joachim de Flore),
résonne avec beaucoup plus de rigueur, ce qui n’étonne pas ceux qui savent par
quelle implacable main de fer doit toujours passer l’administration des
charismes : celle du Grand Inquisiteur (« Tous = un, Un = tous »).
Malheureusement
pour les modèles de la philosophie du politique, ce temps de la fraternisation
des peuples et des églises dispersés échappe à sa compétence puisqu’il est
d’essence charismatique : fusionnel,
il produit de l’obéissance sans devoir produire de la légalité (d’où son
rapport étroit à l’institution de la terreur). Souvent, il fait son lit en
transformant un nom propre en un nom commun : bonapartisme, stalinisme,
titisme… Le grand homme providentiel communique ses pouvoirs hors du commun à
ses faits et gestes, à tous ses actes et aux actes effets de ces actes – à
l’ordinaire sans nom du monde. Il complète ainsi le drame de la
légitimité : dynastique, elle confisque un nom propre (celui à qui revient
le monopole de la légalité) ; idéologique, elle biffe un nom propre
(Bourbon, Stuart, etc.) ; charismatique, elle en fait un nom commun, empire
pervers d’un nom propre dégradé, par où s’efface la différence de la légalité
et de la légitimité, ou celle de la fonction et de la personne. Comme tout corps parasite, le fétiche ne se laisse jamais détruire : on le déplace, on le module, on le change de registre (du charismatique à l'idéologique, par exemple). Il n'a pas de fins logiques (il pervertit toutes les rationalités juridiques), rien qu'une fonction de coefficient symbolique : celle de marqueur d'éternité dans le temps historique. Ruse de la raison dans l'histoire, cette immortalité délirante imaginée pour elle et par elle lui permet de représenter, de génération en génération, la société des générations.
Si la
typologie ici réduite à ses grandes lignes présente quelque utilité, c’est au
moins celle d’amener l’événement de la fin du communisme russe vers une
interprétation non mythologique, délivrée des gloses pseudo-messianiques qui
l’ont inspiré et qu’il a inspirées en retour (combien de fois n’a-t-on pas
annoncé la fin de l’histoire ?) C’est aussi d’ouvrir une question :
entre la légalité et la légitimité d’un pouvoir institué ou révolutionnaire,
comment se règlent la circulation et le régime du fétiche – la place d’un nom
propre dans l’ensemble des noms propres – qui le fonde ? Cette question en
cache une seconde : qui pourrait seulement se dire hors emprise de
l’emprise du nom propre ?
J.-L. Evard
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