L’islamisme ultra qui, sous le
sigle de l’EIIL, s’emploie à aménager en vaste bastion le tiers nord de l’Irak,
non sans viser au sud la prise de Bagdad, vient de s’ériger en puissance
pétrolière régionale. Son contrôle du réseau de pipe line nord-irakiens lui permet d’alimenter depuis quelques
semaines le marché gris de l’or noir, et il n’a pas encore renoncé à s’emparer,
à Mossoul, d’un gros réseau hydro-électrique, objectif de combats acharnés avec
les bataillons kurdes. Inspirée sans guère de doute par le « modèle »
de la guerre civile libyenne qui se livre depuis des mois déjà autour des
gisements pétroliers et des aéroports du pays, cette prise de capital en nature
indique que le « califat » proclamé début juillet au moment du
franchissement soudain de la frontière syro-irakienne entend maintenant défier
les puissances protectrices même auxquelles il devait jusqu’alors tous ses
antécédents de milice clandestine : il apparaît au grand jour (et non plus
comme une des fractions en guerre intestine dans la mêlée syrienne), tel un
mini rogue state, électron libre issu à
la fois de la « tradition » Al Qaïda et des durs revers connus fin
2013 et début 2014 par les Frères musulmans en Tunisie et surtout en Égypte,
ajoutés à ceux des communautés sunnites et des ex-baassistes d’Irak.
L’extension au Moyen-Orient du « modèle » libyen a bien sûr une forte
signification, touchant d’emblée l’ensemble des États arabes pétroliers
gouvernés au nom d’une branche ou d’une autre de l’islam. En quelques jours,
l’EIIL maintenant exportateur d’or noir leur a adressé dans ce sens un message
et un pronostic des plus clairs. Une sorte de partie à trois niveaux vient de
s’engager, entre un système (l’ensemble hier encore aux prises avec le
« printemps arabe »), ses multiples sous-systèmes politiques ou
théologiques, et, enfin, l’acteur à la fois connu et inattendu qui signe en ce
moment « EIIL » (en quête d’allégeance auprès des groupes ultra
opérant en Afrique sahélienne, en régions érythréennes et en Asie)
Les
mondes arabe et musulman s’apprêtent ainsi à une recomposition générale de leurs
strates et de leurs enchevêtrements. Indice net de ce basculement : ces
derniers jours auront vu le local se régionaliser (l’Égypte et l’Arabie
saoudite concerter de discrètes opérations aériennes sur les positions
islamistes ultra en Irak-Nord, ou bien, la semaine dernière, les retranchements
syriens et libanais du Hamas ouvrir le feu sur le nord israélien) et le
régional s’internationaliser (livraisons d’armes françaises aux peshmergas
kurdes, bombardements américains, tête-à-queue du régime syrien demandant un
appui militaire occidental pour contenir la poussée de l’EIIL …). D’une part,
les interfaces de la guerre viennent donc de se connecter entre elles à très grande
échelle ; d’autre part, elles ramènent vers elles les puissances militaires
qui venaient de s’en désengager comme d’un imbroglio par elles déclaré
insoluble. L’islamisme ultra, dans cette partie à trois, détient, dirait-on, l’avantage
de l’initiative ; c’est aussi que, contrairement aux deux autres ensembles
de protagonistes, il n’est pris dans aucune logique d’alliance (il pèse même,
grâce à ses récents succès militaires de « brigade » en quête d’un
État, sur ses mécènes, qu’il entend lier directement à son combat contre les
branches traditionnelles de l’islam, auxquelles ils servent aussi de source
nourricière…). La froideur avec laquelle il étend le champ et la cruauté de ses
exactions signale, non seulement qu’il le sait, mais surtout qu’il entend bien
entretenir ce signe particulier – au nom du quatrième des djihad contre les
trois autres (ceux du cœur, des œuvres et de la mission).
Elle
signale aussi que, dans la génération aînée Al Qaïda dont sort l’EIIL, un vieux
débat vient d’être tranché, qui en aucun cas ne pouvait l’être du vivant de Ben
Laden. Depuis ses débuts, Al Qaïda se divisait en deux tendances : pour
l’une, celle de Ben Laden lui-même, le djihad devait rester une entreprise
nomade, hébergée certes ici ou là dans la géographie arabo-musulmane, mais pour
de pures raisons logistiques, celles inhérentes à la guerre – planétaire –
contre l’Amérique et Israël ; pour l’autre, la cause même du djihad par le
sabre exigeait la conquête ou la reconquête d’une terre. Motifs théologiques et
stratégiques s’entremêlent étroitement dans cette controverse, pour la raison
qu’en terre islamique une seule nation
s’est jusqu’à aujourd’hui orientée vers un modèle de société formellement laïc,
et qu’elle n’est pas une nation arabe : l’ancien maître ottoman, la
Turquie…
Enfin,
les prochains épisodes de ces conflits en passe de s’articuler et de
s’imbriquer en longue durée les uns dans les autres obéissent à une troisième
logique de la complexité maximale : la territorialisation multiple du
conflit (foyer libyen, foyer irakien et foyer sahélien) ne peut que
parachever le processus des trois dernières décennies, la grande nouveauté, à
savoir la transformation du « Terrorisme », passé maintenant au rang
de fonction régulière du Nouveau
Désordre Mondial. (« Fonction » ? Tout otage rescapé de sa
captivité sait ce qu’il en est.) Sans s’attarder ici, par raisonnement
d’historien, sur l’âge de cette nouveauté et son contexte (la fin de la Guerre
froide, précipitée par les années Gorbatchev), on suggérera plus volontiers une
hypothèse de stratégiste : la fonctionnalisation du Terrorisme (la
majuscule voulant indiquer que sa forme – un sanglant message sans phrase –
prévaut sur tous ses possibles contenus idéologiques, et qu’il opère, Frédéric
Neyrat le notait à juste titre en 2011, comme étant « son propre média »),
la fonctionnalisation du Terrorisme
oblige à penser le déclin manifeste du « monopole de la violence
légitime ». Entre le regain du théologico-politique en terre d’islam et
cette brèche dans le symbole historique de la souveraineté et de ses instruments,
comment ne verrait-on pas les interférences fortes et leur actualité pour
d’autres ensembles de conflictualité à niveaux et à intensités multiples ?
J.-L.
Evard
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