V
On compte presque autant de
théories politiques que de systèmes philosophiques : toutes, cependant,
ignorent ou brouillent les figures de l’empire, comme si, n’y voyant que des
formes bâtardes ou contrariées de la domination, elles en avaient laissé l’anecdote
aux historiens. Cette répugnance et ce préjugé invétérés respectent une apparence première
: l’empire ne les concerne pas au premier chef, elles y subodorent une
institution théocratique, sa légitimité parle par la bouche des mages, des
brahmanes et des théologiens, tandis que les formes coutumières et juridiques
du pouvoir appellent les offices profanes, civiques. Or l’empire veille sur le
temple et le sanctuaire : à lui la garde et le sceau du trésor, il
thésaurise ou enchâsse ce qui n’a pas de prix, échappe à l’évaluation ordinaire
du troc ou du négoce, il parle au nom des héros qui dédaignent les marchands,
l’abaque et la boutique car il vaut science de grand-prêtre expert des
sacrifices. Graal, ce qu’on réserve, et offrandes, ce qu’on prodigue : par
ces deux pôles inverses, d’égale dignité sacramentelle, il s’exclut des sphères
et des cycles de l’économie, où l’on calcule et ne connaît que rendement et
parcimonie. Il ne conçoit pas la prospérité comme le résultat attendu d’un
emploi ingénieux de l’effort et de l’investissement, il y voit le signe propitiatoire
de la sécurité obtenue dans la relation précaire avec les maîtres véritables du
sanctuaire : les sacra, les biens
inaliénables qu’il leur réserve, attestent de leur bienveillance pour ce don gratuit,
la part des dieux, celle qui, pour les séduire, commande le reste, la part des hommes. Ainsi l’empire défie-t-il
deux fois la cité et ses remparts : il y défie le lieu des lois
civiques, comme le dux s’oppose au rex et le stratège au magistrat – il y ignore
aussi le port, le marché, la basilique, comme la dépense sans mesure récuse la
part à échanger et soupeser, comme l’incalculable précède toute comptabilité,
comme les hauts lieux dominent les vallées et les deltas, ou les usines les campagnes.
Pas d’impérialisme, pas d’emphase du grand espace et de son hégémonie sans ces insignes
ou cette aura d’humanité hors
normes, image exaltée de la cité se risquant hors ses frontières, ses pénates
et son horizon : castes ou élites ordonnées à quelque mission plus
noble, étrangère à la hiérarchie ordinaire des mérites ou des talents –
mythologique ou sociologique, toujours la légitimation du règne aventureux de
l’empire sur les nations en passe par cette sélection des athlètes de
l’hégémonie. Dans l’arène de l’histoire, l’empire conjugue donc toujours deux
genres antinomiques, l’épique et le prosaïque, la démesure et la règle, l’élite
et la plèbe, la cruauté et le socialisme : pour contenir le régime, assez
précaire déjà, du commerce et de l’industrie, il en appelle des exigences
supérieures du vivant confié à sa protection, et de quelque droit naturel
découvert pour l’occasion. Mais il ne parle ce langage aristocratique – héroïque,
épique, rédempteur – que par fidélité secrète à ses origines théocratiques. À
l’époque de la sécularisation qui voit les philosophes l’emporter sur les
théologiens et les images du monde sur les dogmes ou les doctrines, elles se
sont maintenues sous le régime des religions séculières, de même que les
mythologies sous celui des idéologies.
VI
Le monde de la cité – ses
remparts – et celui de l’économie – les murs du foyer – commencent l’un et
l’autre avec le tracé d’une frontière et d’une clôture, nomos, dont l’empire met toujours la transgression en perspective. Ce
qu’ils délimitent, par une ligne ou par les lois, il y passe outre. Ce dont ils
se retranchent, il s’y aventure en s’éloignant des sépultures et des
cultes. S’affranchissant de leurs termes, il passe alors pour la puissance de démesure par excellence,
celle même que retient au dehors, à son seuil, la ligne protectrice et
dissuasive du nomos : l’extérieur où elle la relègue et la refoule abrite
ainsi l’étranger à qui elle oppose sa règle, sa constance, son identité. La
pulsion d’empire tracasse ainsi de l’intérieur les espaces-temps raisonnés, mesurés,
pondérés par le retranchement du nomos, car le geste qui départage un intérieur
et un extérieur, une demeure cultivée et un lointain inculte ne peut penser
leur coupure que comme l’horizon variable, la distance provisoire, l’écart
réductible qu’il aura anticipés. La légende de la fondation de Rome donne la
clef symbolique de cette ligne du politique : Romulus tue son frère Remus parce
que son jumeau, pour le défier, vient d’enjamber par dérision le sillon marque
des futurs remparts. Le nomos enferme et exclut donc moins qu’il ne coordonne
et n’oriente la vie sédentaire en regard de ses expéditions et de leur durée,
l’actuel en regard du virtuel, le local en vue du lointain : elle se fixe
à portée du sanctuaire (lieu du trésor) et en fonction du domaine (lieu des
stocks), mais les ressources qu’elle y achemine impliquent leur parcours, irrigations,
caravanes, lignes et vecteurs de leurs
flux. Elle a renoncé au déplacement saisonnier perpétuel de la vie nomade pour
se fixer, mais, en sens inverse, n’invente pas l’habitat sans prévoir le
transport, et elle en aménage la synergie de tissu élastique, l’habitat comme
espace clos et le transport comme espace traversé, l’un comme niche et l’autre
comme passage, l’un comme cellule et l’autre comme artère – fonction double qui
fait la différence élémentaire de la ville et du village, ou celle, plus tard,
de la capitale et de la province. Le mouvement moindre dont elle s’abstient en
s’enracinant, elle le décuple en attelant la bête de trait ou de bât et en
asservissant l’homme porteur de l’homme, l’esclave premier moteur des litières
et des galères. À la condensation et à l’immobilité de l’espace centré autour
du sanctuaire répondent la fluidité et la mobilité de l’espace mis en mouvement
vers ses ressources. (Quand, de plus, le soin du transport des choses à travers
l’étendue se communique au transfert des connaissances à travers le temps, elle
devient transmission, tradition écrite ajoutée à la tradition orale – la
révolution néolithique vient de commencer.) En traçant le nomos qui délimite
une cité – unité politique – et un foyer – unité économique –, on créait moins
une ligne – un état, une découpe – qu’une fonction – un opérateur, une
combinatoire –, la relation d’un pôle d’inertie (l’accumulation des stocks) et
d’un pôle d’énergie (le brassage des flux), le couple tout nouveau de l’homme
animal qui se déplace et de l’homme animal qui se transporte. Du mouvement élémentaire
de tout animal on passait ainsi aux potentiels
et aux exponentielles de mouvement induits
par la domestication, la domination et la mécanisation. La démesure inspirée
aux cités par la passion d’hégémonie impériale ne force donc ni ne trahit leurs
lois, elle modifie la composition et la régulation de mouvements qui les fondent
dès l’origine selon la proportion de l’espace cultivé et du temps mis à le
traverser – elle se lie à une cinétique (celle de la monture, par exemple),
plus tard à une dynamique (celle des moteurs). Une cité s’insère dans le réseau
de transport de ses convois (dyade de l’offre et la demande), un empire
maîtrise de plus le réseau de transmission de ses messages (dyade de l’émetteur
et du récepteur). Le préposé au courrier, ange des révélations ou télégraphiste
des urgences, a toujours été le maître des maîtres du monde. « Les
courriers chinois à cheval, porteurs de clochettes, foncent par la voie
terrestre. Dès que le prochain messager entend la clochette de celui qui
arrive, il bondit pour prendre le relais. La poste chinoise surclasse autant la
poste anglaise, que la flotte anglaise surclasse la flotte chinoise. Trois
siècles déjà que, sur les mers, la Chine s’est endormie. Depuis le XVIe
siècle, l’Angleterre a fait le choix de la mer ; la Chine, celui de la
terre. Leurs exploits respectifs, dans le domaine de leur préférence, sont
inégalés » (A. Peyrefitte, L’Empire
immobile, 1989). Double opposition pertinente : celle des deux
éléments (terre et mer), celle des deux transferts (transport et transmission)
– telle quelle, elle réapparaîtra au début du XXe siècle avec la
conquête des airs (nouveau milieu du transport) et celle de l’énergie
électrique (nouveau support de la transmission), culminant dans l’implacable
guerre des codes de la Seconde Guerre mondiale qui voit les techniques de la
transmission prendre le dessus sur celles du transport et, fait décisif dans
l’histoire de l’empire, donner l’avantage, sans aucun doute définitif, au flux
sur le stock.
J.-L. Evard
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