jeudi 14 août 2014

Après le Léviathan (11) : vitesses fractales


I

Classique, le projet géopolitique afficha sa volonté crue de doctrine et de puissance le jour où ses écrivains n’ont plus recherché les conditions de la vie des républiques qu’au-delà de leurs frontières, dans le seul contrôle de leurs ressources extraterritoriales et des voies de fret qui y relient. Ainsi s’est-il détaché de sa moitié complémentaire, l’idée régulatrice de l’ « équilibre des puissances » en concurrence pour l’hégémonie : une fois ancrée au-delà des frontières de l’État, une fois déliée outre-mer, l’énergie liée du souverain baroque s’affranchit de cette main invisible, elle se comprend surtout comme l’art prédateur de les passer à volonté. Elle s’écarte ainsi de l’axiome politique ajustant en tradition les voisinages durables entre communautés politiques, cité antique, principauté ou État territorial. Elle lui substitue la technique instable de la connexion fluide, transcontinentale, où les parcours intrusifs de l’hégémonie impériale – sa gloire – ignorent le discours normatif de la souveraineté – l’honneur –, à l’image du roi d’Angleterre se proclamant « souverain des mers » dès le XVIIe siècle. Du politique, champ clos de l’identité nationale, au géopolitique, champ ouvert de l’identité impériale, l’accentuation change, la statique de l’équilibre le cède à la dynamique de l’hégémonie, le droit contractuel des pactes – do ut des – à la règle outlaw du challenge – vae victis. L’équilibre des puissances continentales n’avait pas bridé leur concurrence quand la vieille Europe, en se lançant de la Méditerranée vers l’Atlantique, avait connu une première dilatation océanique et transcontinentale de son espace-temps romano-byzantin. Une seconde percée l’amplifie, l’exploration nord-américaine du Pacifique et ses premières conséquences au Japon, prélude de l’espace-temps euraméricain en gestation pendant la Grande Guerre, où à la conquête horizontale des océans vient s’ajouter celle, oblique, des airs et des profondeurs sous-marines. Mers et territoires ne délimitent plus un théâtre d’opérations, ils composent une turbulence de disparates, interface de milieux divers, aux physiques différentes. Se révèle un horizon jusque-là inconnu, celui, plastique, de la profondeur stratégique et de ses radiales multiples, diffractées par l’espace-temps électrique et hertzien. En moins de quatre siècles, la vieille figure et l’horizon courbe de l’empire auront ainsi changé deux fois d’échelle : continentale, puis transcontinentale (océanique), puis atmosphérique et stratosphérique. Dès la fin du XIXe siècle, les deux supports dynamiques de l’hégémonie impériale réordonnent par accélérations répétées l’espace-temps qui succède aux Grandes Découvertes : les moteurs thermodynamiques accélèrent la vitesse de transport, les moteurs électriques celle des transmissions. Le câble de la télégraphie et l’onde radioélectrique inaugurent l’époque de l’empire espace-temps zéro. Hermès, le génie des ondes hertziennes, détrône Neptune, le souverain des mers. L’espace semble se dilater et le temps se contracter : chiasme que, sur terre, la géopolitique, pure spatialisation des durées, s’interdit de voir, quand le télescope de Hubble peut le mesurer dans le ciel astrophysique.



II

Relative aux vitesses de traversée et d’effraction du grand espace hertzien, la profondeur stratégique résulte des pratiques d’accélération industrielle du transport et de la communication à distance : en 1914, les empires s’étendent encore par augmentation de leur surface, mais la réduction électrique des durées d’espace-temps tend à altérer cette vieille règle de la domination extensive et orbitale. L’hégémonie ira désormais non à l’empire tridimensionnel qui va le plus loin, mais à celui, quadridimensionnel, qui y va le plus vite. La profondeur qui définit l’espace-temps géopolitique obéit elle-même aux effets de cette contraction électrique de l’espace, et d’abord au plus décisif : l’espace-temps zéro de la télécommunication opérant à la vitesse fractale de la lumière. Sur ce paysage d’un empire universel de la simultanéité électrique, de ses antennes et de ses câbles se projette l’ombre théologico-politique du maître romano-byzantin du monde, le globe terrestre dont il empoignait l’insigne sphérique et évangélique de bronze. À la profondeur stratégique, cette réminiscence ajoute sa profondeur mythologique, l’étayage passionnel du projet géopolitique, son alibi civilisateur, son pathos racial ou humaniste. Le franchissement hertzien des frontières de la souveraineté ne nargue pas seulement l’opération classique de délimitation et de bornage des territoires, il le double d’un réseau : il inféode l’espace politique discontinu des parcelles de la souveraineté au temps continu du champ vibratoire hertzien. Le mythe impérial romain se réactive, mais parce qu’on change d’espace-temps : l’hégémonie n’aspire plus à la maîtrise extensive de l’espace euclidien que par la contraction intensive des durées. L’ensemble fluide de ce champ vibratoire, voilà le second milieu naturel de l’espace-temps géopolitique, son écosystème, son destin d’arc et de cage électriques, la toison de méridiens enveloppant les nations, le médium de leurs échanges, leur circuit le plus court. De l’hélice qui propulse dans les ondes à l’antenne qui les capte, l’accélération préméditée du transport et de la transmission aura coup sur coup passé deux seuils en un siècle bref. S’ouvre une nouvelle époque de l’hégémonie, de sa mobilité : comment l’espace-temps hertzien et électronique entend-il se soumettre l’espace-temps lourd et lent du politique qu’il irrigue ? Comment l’horizon de ductilité du réseau commande-t-il l’horizon de position du souverain ? D’un mode d’empire à l’autre survient une différence plus décisive encore : l’élan de la conquête pouvait se tarir, heurter quelque verrou – désert, jungle ou cordillère –, quelque rival massif ou coriace, le règne des accélérations hyperboliques, en revanche, ne connaît ni trêve ni sursis, il se diffuse et se propage à la vitesse fatale de la lumière, vitesse d’irradiation contagieuse d’une déflagration apte à brûler son propre support. Pas de milieu sans ses parasites prédateurs : le parasite des tissus électriques et électroniques, c’est le virus ; la pathologie de la puissance en réseau, c’est la virulence des pannes, des paniques et des épidémies ; le mirage de l’espace-temps zéro, c’est la confusion du message et du médium, du stock et du flux, du signe et du signal, du local et du global.



III

Si la contraction électrique de l’espace-temps ressuscite elle aussi la nostalgie d’une ville éternelle, elle ne le doit pas qu’à l’imaginaire orbital et théocentrique de l’empire pagano-chrétien, à la cosmo-théologie du souverain universel qui inspirait encore les dynastes de l’Ancien Régime. L’empire romain héritait lui aussi, reprenant la technique égyptienne et phénicienne du transport et du déplacement, un art de penser et de relier la niche isolée du port fluvial ou marin à l’échangeur vasculaire d’un système de circulation pendulaire. La ville-monde, l’urbs sanctuaire capitalise, concentre, entrepose, elle applique un principe métropolitain de stockage, de comptage et de dissipation des ressources d’un arrière-pays – l’empire en passe et en repousse l’anneau, il répand son principe fluide de transfert et de transport de ses armes, de ses colons, de ses monnaies, au-delà des campagnes il aborde les sauvages, le désert et l’inculte. La voie romaine exporte la pax romana en diffusant la même machinerie d’inspiration hydraulique, fondatrice de toutes les figures d’empire : la vitesse d’approvisionnement et d’information de la capitale, la vitesse de déplacement de ses légions et de ses légats, le réglage d’écluse du flux sur le stock, la noria de ses courriers – tout un différentiel, autant de performances cinétiques et postales, de mouvements combinés par l’art du terrassement standard, qui projette loin dans l’illimité et l’inhabité la concavité urbaine première (le plan cruciforme du camp où se retranche la légion en campagne). Axis mundi : mise en croix de toutes les pistes viables, à l’intérieur du camp comme au cœur des remparts, puis, à grande échelle, réplication de cette croix par la croisée des voies de port à port, de fort à fort, sous régie bureaucratique. Le motif romain de l’axe et de la croix aboutit à une première contraction systémique d’espace-temps, suivie d’un effet en sens contraire, la décélération et la désactivation progressives du pouvoir le long du limes, la transformation d’une machine de transport à longue portée en un empire immobile à la chinoise, hiérarchie saturée par la stratégie même qui le conçut. Testament de l’hégémonie à la romaine : l’anticipation stratégique appuyée sur l’art de la navette, transfert et transport qui abrège les durées de ville à ville et du centre à la périphérie comme la meule abrège le travail de la terre céréalière. À Rome, la forme empire, bien avant le principat, surgit et se potentialise tel un vaste cadastre grandeur nature, réalisant la méticuleuse vision euclidienne de coordination réticulaire de lieux intersections de lignes elles-mêmes trames de plans. Qui canalise les flux nappant les provinces du monde cloisonné, domine ce bassin. Ni la Royal Navy ni la Société de Jésus et sa messagerie modèle ne feront mieux que ces viaducs. De la Grèce à Rome, de la cité à l’empire, cette isonomie de la domination connaît un premier changement d’échelle. De Rome aux Temps modernes, elle connaîtra de plus un changement de milieu : lorsque les escadres chrétiennes affrontent la flotte ottomane à Lépante en 1571, elles se forment face à elle en croix grecque, insigne impérial que ce jour plante sur les eaux. L’empire avait entouré la mer. Il s’invagine, désormais les mers cerneront l’empire. Rome se reconstruit en île britannique ancrée à la limite eurasienne de trois océans. Cette permutation se renouvellera au moment de la conquête des airs : cet empire se propulsant à haute altitude surplombe maintenant l’empire des terres situées au milieu des mers, au moment même de la seconde grande contraction d’espace-temps provoquée par l’électrification du monde. Fin de la thalassocratie gouvernant les surfaces des territoires, débuts de l’empire par les interfaces de milieux. L’histoire de l’empire comme infiltration progressive de tous les milieux par le transport se réglera alors sur leur connexion simultanée par la télécommunication, la transmission réglera le transport, puis la production quand elle transformera l’excès sériel des stocks en moyennes de flux tendus. Dans l’empire des surfaces, transport et transmission ne se séparaient pas, le cheval et le postillon ne faisant qu’un. Dans l’empire des interfaces, transport et transmission s’écartent l’un de l’autre, le message conquiert ses supports exclusifs, le câble cesse de longer le rail, l’antenne le libère du sol de la terre et du fond des mers. L’hégémonie impériale résulte désormais de ce resserrement de l’étendue soumise au temps zéro du signal radioélectrique et électronique, le plus rapide de tous les moyens de transfert. L’empire se donne un nouveau canal : à l’aqueduc et à la route maritime ou aérienne s’ajoutent la bande de fréquence et ses impulsions. Le support du signal ceinture le transport du fret ; l’empire électronique s’assurant de l’empire mécanique, le plus rapide colonisant le plus lent. Changeant de moteurs, l’hégémonie change aussi de mobiles et de motifs, comme elle a changé de milieu et d’époque.



IV

Malgré son prestige en Occident, la forme sphérique originaire de l’empire idéal n’aura été qu’un système de référence parmi d’autres possibles, un outil mental suffisant mais pas plus nécessaire que le vaste carré des terres dont l’empire mandchou s’imagine occuper le milieu et aux bords duquel il situe tous les autres pays soumis à sa céleste férule. La Chine n’occupe-t-elle pas d’ailleurs aussi le centre hydraulique de l’univers, vaste rizière lovée en nombril dans une immense carapace de tortue ? Toutes ces figures de conques modulent un même schéma de clôture de l’espace-temps, celui qui veut qu’on n’a jamais vu d’idée impériale que ne rationalise un mythe de la fin de l’histoire : mythe virgilien de l’Enfant rédempteur du monde antique, mythe hégélien de l’Europe synthèse finale du spirituel et du temporel, mythe asiate de l’immobilité cultivée au pied des Montagnes célestes. Empire du transport ou de l’enracinement, appareil mobile ou demeure immobile, la même intention pieuse et circulaire s’affirme : doubler le milieu naturel d’un milieu artificiel facteur et vecteur d’une sécurité fœtale, obtenue à force de discipline autarcique et d’ostracisme. Que la forme empire oppose ses dynamiques à la statique de la souveraineté, elle n’en vise pas moins à mettre la vie humaine en boucle, hors espace-temps : l’empire l’arrache à son milieu d’origine, la détache du natal, du local, mais ne la déracine qu’en lui promettant l’éternité insulaire du cocon, à l’abri de tout déclin, la vie végétative du « dernier homme » ne pouvant prospérer, de fait, qu’à la fin de l’histoire, quand Rome ressuscite Troie et la recommence. En Occident, l’idée d’empire s’oppose à celle de souveraineté, comme celle d’hégémonie à celle de domination ; cependant on n’y fonde d’empire, au-delà des remparts de la cité, que pour reconstituer un monde clos sur lui-même, une niche humanitaire élargie au mètre de l’univers et transportée, plus ou moins vite, jusqu’à ses extrémités, pour s’y superposer comme une seconde nature sur la première. L’empire électronique de l’espace-temps zéro configure l’archipel des empires et des nations, il flotte sur l’empire du transport transcontinental et le coiffe, il se fête lui-même dans la sentimentalité bienveillante des sphères de P. Sloterdijk, du village planétaire de McLuhan ou du mondialisme unipolaire de T. Negri. Il résiste au déclin entropique des empires mécaniques, lui oppose une physique et une éthique purgatives du recyclable postdiluvien. Boucler sa boucle le ramène à son insu au monde et à l’immonde des empires immobiles : clos sur eux-mêmes, telle la cité grecque idéale, cette ruche autarcique de la vie bienheureuse interdite à l’esclave, ce foyer où, confondues, l’enclave et son enveloppe s’unissent dans une pure durée d’éden prénatal. Gnose tiède pour globe-trotter de tous les pays, les mythes de la fin de l’histoire éventent ce secret de l’inceste de l’essaim humain avec lui-même, ils lui inculquent ses superstitions d’animal phénix. Pas d’île sans monade. Pas de miel sans opium. Pas d’accélération sans son déchet équivalent d’inertie et d’utopie.

J.-L. Evard

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