I
Classique, le projet
géopolitique afficha sa volonté crue de doctrine et de puissance le jour où ses
écrivains n’ont plus recherché les conditions de la vie des républiques
qu’au-delà de leurs frontières, dans le seul contrôle de leurs ressources extraterritoriales
et des voies de fret qui y relient. Ainsi s’est-il détaché de sa moitié
complémentaire, l’idée régulatrice de l’ « équilibre des puissances »
en concurrence pour l’hégémonie : une fois ancrée au-delà
des frontières de l’État, une fois déliée outre-mer, l’énergie liée du
souverain baroque s’affranchit de cette main invisible, elle se comprend surtout
comme l’art prédateur de les passer à volonté. Elle s’écarte ainsi de l’axiome
politique ajustant en tradition les voisinages durables entre communautés
politiques, cité antique, principauté ou État territorial. Elle lui substitue la
technique instable de la connexion fluide, transcontinentale, où les parcours
intrusifs de l’hégémonie impériale – sa gloire – ignorent le discours normatif
de la souveraineté – l’honneur –, à l’image du roi d’Angleterre se proclamant
« souverain des mers » dès le XVIIe siècle. Du politique,
champ clos de l’identité nationale, au géopolitique, champ ouvert de l’identité
impériale, l’accentuation change, la statique de l’équilibre le cède à la
dynamique de l’hégémonie, le droit contractuel des pactes – do ut des – à la règle outlaw du challenge – vae victis. L’équilibre des puissances continentales n’avait
pas bridé leur concurrence quand la vieille Europe, en se lançant de la
Méditerranée vers l’Atlantique, avait connu une première dilatation océanique
et transcontinentale de son espace-temps romano-byzantin. Une seconde percée l’amplifie,
l’exploration nord-américaine du Pacifique et ses premières conséquences au
Japon, prélude de l’espace-temps euraméricain en gestation pendant la Grande
Guerre, où à la conquête horizontale des océans vient s’ajouter celle, oblique,
des airs et des profondeurs sous-marines. Mers et territoires ne délimitent plus
un théâtre d’opérations, ils composent une turbulence de disparates, interface
de milieux divers, aux physiques différentes. Se révèle un horizon jusque-là inconnu,
celui, plastique, de la profondeur stratégique et de ses radiales multiples, diffractées
par l’espace-temps électrique et hertzien. En moins de quatre siècles, la
vieille figure et l’horizon courbe de l’empire auront ainsi changé deux
fois d’échelle : continentale, puis transcontinentale (océanique),
puis atmosphérique et stratosphérique. Dès la fin du XIXe siècle,
les deux supports dynamiques de l’hégémonie impériale réordonnent par
accélérations répétées l’espace-temps qui succède aux Grandes
Découvertes : les moteurs thermodynamiques accélèrent la vitesse de
transport, les moteurs électriques celle des transmissions. Le câble de la
télégraphie et l’onde radioélectrique inaugurent l’époque de l’empire
espace-temps zéro. Hermès, le génie des ondes hertziennes, détrône Neptune, le
souverain des mers. L’espace semble se dilater et le temps se contracter :
chiasme que, sur terre, la géopolitique, pure spatialisation des durées, s’interdit
de voir, quand le télescope de Hubble peut le mesurer dans le ciel
astrophysique.
II
Relative aux vitesses de
traversée et d’effraction du grand espace hertzien, la profondeur stratégique résulte
des pratiques d’accélération industrielle du transport et de la communication à
distance : en 1914, les empires s’étendent encore par augmentation de leur
surface, mais la réduction électrique des durées d’espace-temps tend à altérer cette
vieille règle de la domination extensive et orbitale. L’hégémonie ira désormais
non à l’empire tridimensionnel qui va le plus loin, mais à celui,
quadridimensionnel, qui y va le plus vite. La profondeur qui définit
l’espace-temps géopolitique obéit elle-même aux effets de cette contraction
électrique de l’espace, et d’abord au plus décisif : l’espace-temps zéro
de la télécommunication opérant à la vitesse fractale de la lumière. Sur ce
paysage d’un empire universel de la simultanéité électrique, de ses antennes et
de ses câbles se projette l’ombre théologico-politique du maître romano-byzantin
du monde, le globe terrestre dont il empoignait l’insigne sphérique et
évangélique de bronze. À la profondeur stratégique, cette réminiscence ajoute sa
profondeur mythologique, l’étayage passionnel du projet géopolitique, son alibi
civilisateur, son pathos racial ou humaniste. Le franchissement hertzien des
frontières de la souveraineté ne nargue pas seulement l’opération classique de délimitation
et de bornage des territoires, il le double d’un réseau : il inféode l’espace
politique discontinu des parcelles de la souveraineté au temps continu du champ
vibratoire hertzien. Le mythe impérial romain se réactive, mais parce qu’on
change d’espace-temps : l’hégémonie n’aspire plus à la maîtrise extensive de
l’espace euclidien que par la contraction intensive des durées. L’ensemble
fluide de ce champ vibratoire, voilà le second milieu naturel de l’espace-temps
géopolitique, son écosystème, son destin d’arc et de cage électriques, la
toison de méridiens enveloppant les nations, le médium de leurs échanges, leur
circuit le plus court. De l’hélice qui propulse dans les ondes à l’antenne qui
les capte, l’accélération préméditée du transport et de la transmission aura coup
sur coup passé deux seuils en un siècle bref. S’ouvre une nouvelle époque de
l’hégémonie, de sa mobilité : comment l’espace-temps hertzien et
électronique entend-il se soumettre l’espace-temps lourd et lent du politique
qu’il irrigue ? Comment l’horizon de ductilité du réseau commande-t-il
l’horizon de position du souverain ? D’un mode d’empire à l’autre survient
une différence plus décisive encore : l’élan de la conquête pouvait se
tarir, heurter quelque verrou – désert, jungle ou cordillère –, quelque
rival massif ou coriace, le règne des accélérations hyperboliques, en revanche,
ne connaît ni trêve ni sursis, il se diffuse et se propage à la vitesse fatale de
la lumière, vitesse d’irradiation contagieuse d’une déflagration apte à brûler
son propre support. Pas de milieu sans ses parasites prédateurs : le
parasite des tissus électriques et électroniques, c’est le virus ; la
pathologie de la puissance en réseau, c’est la virulence des pannes, des
paniques et des épidémies ; le mirage de l’espace-temps zéro, c’est la
confusion du message et du médium, du stock et du flux, du signe et du signal,
du local et du global.
III
Si la contraction électrique
de l’espace-temps ressuscite elle aussi la nostalgie d’une ville éternelle,
elle ne le doit pas qu’à l’imaginaire orbital et théocentrique de l’empire
pagano-chrétien, à la cosmo-théologie du souverain universel qui inspirait encore
les dynastes de l’Ancien Régime. L’empire romain héritait lui aussi, reprenant
la technique égyptienne et phénicienne du transport et du déplacement, un art
de penser et de relier la niche isolée du port fluvial ou marin à l’échangeur vasculaire
d’un système de circulation pendulaire. La ville-monde, l’urbs sanctuaire capitalise, concentre, entrepose, elle applique un
principe métropolitain de stockage, de comptage et de dissipation des
ressources d’un arrière-pays – l’empire en passe et en repousse l’anneau, il répand
son principe fluide de transfert et de transport de ses armes, de ses colons,
de ses monnaies, au-delà des campagnes il aborde les sauvages, le désert et
l’inculte. La voie romaine exporte la pax
romana en diffusant la même machinerie d’inspiration hydraulique, fondatrice
de toutes les figures d’empire : la vitesse d’approvisionnement et
d’information de la capitale, la vitesse de déplacement de ses légions et de
ses légats, le réglage d’écluse du flux sur le stock, la noria de ses courriers
– tout un différentiel, autant de performances cinétiques et postales, de
mouvements combinés par l’art du terrassement standard, qui projette loin dans
l’illimité et l’inhabité la concavité urbaine première (le plan cruciforme du
camp où se retranche la légion en campagne). Axis mundi : mise en croix de toutes les pistes viables, à
l’intérieur du camp comme au cœur des remparts, puis, à grande échelle, réplication
de cette croix par la croisée des voies de port à port, de fort à fort, sous régie
bureaucratique. Le motif romain de l’axe et de la croix aboutit à une première
contraction systémique d’espace-temps, suivie d’un effet en sens contraire, la
décélération et la désactivation progressives du pouvoir le long du limes, la transformation d’une machine
de transport à longue portée en un empire immobile à la chinoise, hiérarchie
saturée par la stratégie même qui le conçut. Testament de l’hégémonie à la
romaine : l’anticipation stratégique appuyée sur l’art de la navette,
transfert et transport qui abrège les durées de ville à ville et du centre à la
périphérie comme la meule abrège le travail de la terre céréalière. À Rome, la
forme empire, bien avant le principat, surgit et se potentialise tel un vaste
cadastre grandeur nature, réalisant la méticuleuse vision euclidienne de
coordination réticulaire de lieux intersections de lignes elles-mêmes trames de
plans. Qui canalise les flux nappant les provinces du monde cloisonné, domine
ce bassin. Ni la Royal Navy ni la Société
de Jésus et sa messagerie modèle ne feront mieux que ces viaducs. De la Grèce à
Rome, de la cité à l’empire, cette isonomie de la domination connaît un premier
changement d’échelle. De Rome aux Temps modernes, elle connaîtra de plus un
changement de milieu : lorsque les escadres chrétiennes affrontent la
flotte ottomane à Lépante en 1571, elles se forment face à elle en croix
grecque, insigne impérial que ce jour plante sur les eaux. L’empire avait
entouré la mer. Il s’invagine, désormais les mers cerneront l’empire. Rome se
reconstruit en île britannique ancrée à la limite eurasienne de trois océans. Cette
permutation se renouvellera au moment de la conquête des airs : cet empire
se propulsant à haute altitude surplombe maintenant l’empire des terres situées
au milieu des mers, au moment même de la seconde grande contraction
d’espace-temps provoquée par l’électrification du monde. Fin de la
thalassocratie gouvernant les surfaces des territoires, débuts de l’empire par
les interfaces de milieux. L’histoire de l’empire comme infiltration progressive
de tous les milieux par le transport se réglera alors sur leur connexion
simultanée par la télécommunication, la transmission réglera le transport, puis
la production quand elle transformera l’excès sériel des stocks en moyennes de
flux tendus. Dans l’empire des surfaces, transport et transmission ne se
séparaient pas, le cheval et le postillon ne faisant qu’un. Dans l’empire des
interfaces, transport et transmission s’écartent l’un de l’autre, le message
conquiert ses supports exclusifs, le câble cesse de longer le rail, l’antenne
le libère du sol de la terre et du fond des mers. L’hégémonie impériale résulte
désormais de ce resserrement de l’étendue soumise au temps zéro du signal radioélectrique
et électronique, le plus rapide de tous les moyens de transfert. L’empire se
donne un nouveau canal : à l’aqueduc et à la route maritime ou aérienne
s’ajoutent la bande de fréquence et ses impulsions. Le support du signal ceinture
le transport du fret ; l’empire électronique s’assurant de l’empire
mécanique, le plus rapide colonisant le plus lent. Changeant de moteurs,
l’hégémonie change aussi de mobiles et de motifs, comme elle a changé de milieu
et d’époque.
IV
Malgré son prestige en
Occident, la forme sphérique originaire de l’empire idéal n’aura été qu’un
système de référence parmi d’autres possibles, un outil mental suffisant mais
pas plus nécessaire que le vaste carré des terres dont l’empire mandchou
s’imagine occuper le milieu et aux bords duquel il situe tous les autres pays
soumis à sa céleste férule. La Chine n’occupe-t-elle pas d’ailleurs aussi le
centre hydraulique de l’univers, vaste rizière lovée en nombril dans une immense
carapace de tortue ? Toutes ces figures de conques modulent un même schéma
de clôture de l’espace-temps, celui qui veut qu’on n’a jamais vu d’idée
impériale que ne rationalise un mythe de la fin de l’histoire : mythe
virgilien de l’Enfant rédempteur du monde antique, mythe hégélien de
l’Europe synthèse finale du spirituel et du temporel, mythe asiate de
l’immobilité cultivée au pied des Montagnes célestes. Empire du transport ou de
l’enracinement, appareil mobile ou demeure immobile, la même intention pieuse
et circulaire s’affirme : doubler le milieu naturel d’un milieu
artificiel facteur et vecteur d’une sécurité fœtale, obtenue à force de
discipline autarcique et d’ostracisme. Que la forme empire oppose ses
dynamiques à la statique de la souveraineté, elle n’en vise pas moins à mettre
la vie humaine en boucle, hors espace-temps : l’empire l’arrache à son
milieu d’origine, la détache du natal, du local, mais ne la déracine qu’en lui
promettant l’éternité insulaire du cocon, à l’abri de tout déclin, la vie végétative
du « dernier homme » ne pouvant prospérer, de fait, qu’à la fin de
l’histoire, quand Rome ressuscite Troie et la recommence. En Occident, l’idée
d’empire s’oppose à celle de souveraineté, comme celle d’hégémonie à celle de
domination ; cependant on n’y fonde d’empire, au-delà des remparts de la
cité, que pour reconstituer un monde clos sur lui-même, une niche humanitaire élargie
au mètre de l’univers et transportée, plus ou moins vite, jusqu’à ses
extrémités, pour s’y superposer comme une seconde nature sur la première.
L’empire électronique de l’espace-temps zéro configure l’archipel des empires et
des nations, il flotte sur l’empire du transport transcontinental et le coiffe,
il se fête lui-même dans la sentimentalité bienveillante des sphères de P.
Sloterdijk, du village planétaire de McLuhan ou du mondialisme unipolaire de T.
Negri. Il résiste au déclin entropique des empires mécaniques, lui oppose une
physique et une éthique purgatives du recyclable postdiluvien. Boucler sa
boucle le ramène à son insu au monde et à l’immonde des empires
immobiles : clos sur eux-mêmes, telle la cité grecque idéale, cette ruche
autarcique de la vie bienheureuse interdite à l’esclave, ce foyer où,
confondues, l’enclave et son enveloppe s’unissent dans une pure durée d’éden
prénatal. Gnose tiède pour globe-trotter de tous les pays, les mythes de la fin
de l’histoire éventent ce secret de l’inceste de l’essaim humain avec lui-même,
ils lui inculquent ses superstitions d’animal phénix. Pas d’île sans monade. Pas
de miel sans opium. Pas d’accélération sans son déchet équivalent d’inertie et
d’utopie.
J.-L. Evard
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