Leopold von Ranke, en imaginant
l’historien comme « un prophète du passé », a instauré une relation
étrange entre ces deux vocations. À l’intelligence prophétique qui se projette
plus loin que le prévisible il oppose, à contre-courant du fil du temps, la reconstruction
historienne : elle remonterait aux sources, vers tout ce que l’oubli a rendu invisible.
Comme chez Michelet, l’inspiration historique se nourrirait d’une vision à
optique double, aussi bonne lectrice du passé illisible que de l’avenir obscur.
Du visible, donné à la vue du sens commun, elle s’élèverait, à travers le
prévisible donné au sens perspicace, vers l’invisible – d’hier et de demain –, domaine
réservé des visionnaires autant que des prophètes, deux fonctions à ne
confondre à aucun prix, et pourtant confondues par cette génération d’historiens
historicistes.
On peut donc
se demander si ces conceptions épiques ou emphatiques du métier d’historien,
contemporaines du sacre de l’écrivain se consacrant avant-garde du Peuple, non
contentes de participer aux débuts romantiques de la religion idolâtrique de l’histoire,
n’en disent pas plus qu’elles ne voudraient : un visionnaire ne serait-il
pas tout simplement un esprit lucide et limpide, passionnément attentif à sa condition, à sa
geste et ce qui la détermine, désireux
d’éclairer, mais sa propre lanterne avant celle d’autrui ? Qui dit geste, en effet, se pense en mouvement –
celui de l’agir, gestation du vivant en action – et apprend ainsi à compter
d’abord avec ce qui oriente cette vie : cette vie, quelles forces plus ou
moins sensibles, et certaines imperceptibles, la propulsent, et dans quelles
directions ? Comment prendre barre sur elles, ou se concerter,
s’harmoniser avec elles ? Expert spécialiste moins des pulsions ou des
impulsions du vivant que de ses propulsions, de ses mouvements, oui, mais
toujours au regard de leurs fins, le visionnaire rechercherait ainsi l’échelle
de vision où celles-ci se révéleraient à lui, tel un mouvement virtuel encore caché
dans l’actuel mouvement visible. Mouvement calculable mais à condition, pour le visionnaire, de
se transporter de son champ de perception usuel dans un autre, celui des
phénomènes limites. Grâce au visionnaire, nous
pourrions ainsi nous garder de sa caricature, le faux prophète et
sa pseudo-théologie.
Plus
difficile encore à entrevoir, il y a tout d’abord la stricte condition de
possibilité intérieure de la vision lucide – la
vision limpide du virtuel immanent à l’actuel : l’expert en propulsions doit discipliner
sa première nature, toujours impulsive, spontanéité première du vivant,
immaturité qui ne peut saisir ce qui le propulse qu’en rencontrant ses
impulsions – vaste et long travail de culture en vue du geste juste, et du plus
difficile d’entre tous les gestes justes, le geste de la réflexion, le moins naturel de tous. Lier l’impulsif des pulsions,
le subjuguer, régler l’écart, mûrir… Cette conversion perceptive fait progresser l’animal
humain de la nature à la culture, elle fait aussi les visionnaires, et ce en
toutes matières : Leonard de Vinci n’a conçu ses machines, en avance de
deux ou trois siècles sur le niveau technologique de son temps, qu’à force
d’apprendre à regarder la spirale d’un coquillage ou d’une feuille d’arbre. On
n’imagine guère la savante immobilité requise par une telle attention méditative, et moins
encore ce qui en résulte, la formidable accélération, le bond du vivant une fois qu’il a
ainsi réussi à brider longtemps le désordre de ses impulsions sans but. La même
école de perspicacité – la science des spirales élémentaires – s’observe quelques
générations plus tard chez un autre ingénieur ès machines volantes, Clément
Ader, à la veille de la Grande Guerre.
En 1893,
dans la Revue de l’Aéronautique, trois
ans après dépôt du brevet d’invention de L’Avion,
Ader présente le bilan de ses recherches depuis plus d’une vingtaine
d’années : « Les appareils ailés futurs pour la réalisation de la
navigation aérienne ne battront pas des ailes ; pour voler ils planeront
continuellement. Leurs ailes creuses les supporteront et un propulseur placé à
l’avant les fera avancer et entretiendra la vitesse. La force motrice sera
fournie par la vapeur appropriée à cet usage particulier. » Puis il se
résume : « Le corps de l’aéroplane est charpenté de manière à supporter les organes qu’il contient, à être
supporté lui-même par les ailes pendant le vol et à supporter à son tour
l’ensemble à terre. » C’est surtout à cette proposition que l’on reconnaît
la vision du visionnaire : en deux lignes, la synthèse conceptuelle qui
définit le mouvement du plus lourd que l’air en appui sur l’air quand il
n’est pas au sol ! Les « organes » du mouvement – on reconnaît les
milliers d’heures passées à observer les chauves-souris – engendrent assez de
mouvement pour se transporter
eux-mêmes de l’élément terre à l’élément air. Le moteur des pales, Ader le
nomme « générateur » : l’ensemble qui transforme de l’énergie
potentielle en énergie motrice (la frappe des pales sur l’air) et en énergie
thermodynamique (la mise en rotation des pales). Le « générateur »
propulse l’aéroplane, qui, lui, ne contrôle son appui sur l’air que grâce au profil
articulé de ses ailes, à leur cintrage calculé en fonction d’une courbe précise
de sustentation.
En juillet
1909, Blériot traverse la Manche. Ader, de son côté, a déjà commencé son autre
carrière, celle du stratège qui peine à se faire entendre. « Sera maître
du monde celui qui sera maître de l’air » : sa devise, auprès de l’État-major, ne lui rapporte guère, à lui
comme aux premiers pilotes, que la réputation de sportif de haut niveau. En
1911, au général délégué aux projets aéronautiques par le ministère de la
Guerre, il écrit : « L’Aviation, comme arme de guerre, est une chose
certaine. » Mais les premiers crédits accordés pour les ateliers de Satory
ne seront pas renouvelés.
L’entrée
en guerre va tout changer. Ader avait échoué à faire valoir les raisons pour
lesquelles il identifiait l’aéroplane à l’arme « absolue » (elle
hantait déjà l’imaginaire de la guerre, elle inspirait les recherches, et la
littérature aussi) – elles vont trouver des théoriciens plus efficaces que lui,
par exemple Alphonse Séché, auteur de ces lignes prémonitoires, où Ader a
certainement reconnu sa pensée : « Conséquence de l’entrée en scène
des armées aériennes, la surface totale du territoire national est devenue
vulnérable. À l’antique attaque en ligne, horizontale, si je puis dire,
s’ajoutera l’attaque verticale et, innovation dernière, l’attaque en
profondeur. L’attaque en profondeur est appelée à modifier du tout au tout la
physionomie de la guerre. Elle modifiera également la physionomie du pays. Avec
l’attaque en profondeur, la lutte cesse d’être circonscrite aux
frontières ; elle peut être étendue d’un seul coup au territoire entier
des nations belligérantes » (Les
Guerres d’enfer, 1915). Désormais, l’enfer viendra du ciel. Et Séché de
transposer le schéma dans l’autre profondeur, l’océanique : « Entre
le sous-marin et l’avion, le rapprochement est curieux ; l’un et l’autre
transforment l’attaque horizontale des armées territoriales et de surface marine en attaque verticale ou,
plutôt, ils ajoutent cette attaque à l’ancienne. Le sous-marin plonge,
s’enfonce, creuse son offensive ; l’avion
monte, s’élance, lève la sienne.
Immersion, d’une part, émersion, de l’autre. » D’Ader à Séché, même vision
élargie de la profondeur, non pas
seulement au sens stratégique (déjà acquis), mais en même temps au sens
physique, lui-même double (le moteur devenant un automobile, cet automobile se
transportant d’un milieu à un autre milieu). La motricité se faisant mobilité met
fin à la familière et antique immobilité des surfaces du monde.
Les choses
vont d’ailleurs se précipiter. En juillet 1916, un an après que Séché a publié
ses Guerres d’enfer commence
l’offensive de la Somme, opérations qui font « ressortir d’une façon
éclatante la nécessité de posséder la supériorité aérienne » (Cl. Carlier,
1989). Au printemps 1918, lors de l’offensive allemande de Picardie, 2800
avions français et 1070 avions britanniques affrontent 2800 appareils
allemands. « À la fin du mois de mars le front est stabilisé. Pour la
première fois dans l’histoire l’aviation a joué un rôle capital dans une
bataille terrestre, elle apparaît comme la “machine à finir la guerre”, c’est
ce qui va hâter la mise sur pied de la Division aérienne. Cette dernière est
créée le 14 mai 1918 […] elle met en œuvre directement 600 avions » (id.) – plus du quadruple du parc aérien
d’août 1914.
En 1921,
en Italie, dans l'esprit de stratégie aéronautique le plus pur, le général Douhet achève d’écrire son traité du bombardement aérien,
La Maîtrise de l’air. Sous ce titre se présente une description raisonnée du grand bombardement destructeur qui ponctuera toute la Seconde Guerre mondiale : Coventry, Hambourg, Dresde, Varsovie. D'une guerre à l'autre, la cible change : on ne détruit pas les positions de l'ennemi, mais ses œuvres vives, les zones urbaines, le tissu cardiaque de l'industrie. Bien que non combattants, voici les civils affectés d'une valeur « stratégique » intégrale, celle non pas de l'otage ou du butin, mais du parc humain à détruire – comme dans l'univers concentrationnaire. La guerre échappe à la main des stratèges, passe dans celle des ingénieurs, pour qui, a priori, rien n'est jamais impossible.
L’historien
des débuts de la guerre aérienne dans l’histoire universelle, Cl. Carlier, le
souligne : « Durant toute la Grande Guerre, la maîtrise de l’air est
subordonnée à la nécessité de toujours créer du matériel nouveau, en moyenne
tous les six mois, de toujours perfectionner le matériel existant, de toujours
considérer le matériel le meilleur comme un matériel provisoire qui exige des
modifications. Aucune autre fabrication de guerre n’a présenté ce caractère
d’instabilité et d’incessante évolution. » On touche là à l’aspect le plus
décisif de la vision de Clément Ader : le brusque gain de profondeur (et
de vulnérabilité) stratégique ne va pas sans une soudaine accélération du
niveau de performance technique, l’emballement connu à la fin de la Grande
Guerre devenant le régime normal des grandes puissances. On a souvent remarqué
l’à pic de la courbe soudain ascendante de l’innovation dès la fin du XIXe
siècle. Transparaît là, en effet, ce qui distingue la « révolution industrielle »
de toutes les autres : elle ne peut en aucun cas changer
de régime, elle gardera, dirait un prophète du passé, le train d’enfer adopté comme
à l’improviste depuis la conquête de l’air par l’Europe en guerre, comme si
tout le moment impulsif de notre nature première était passé ce jour-là dans
notre seconde nature, notre culture propulsive, pour ne plus en revenir.
J.-L. Evard
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