jeudi 10 juillet 2014

Retour sur la Grande Guerre (6) : de l'antéchrist.


« Les gens affirment que je suis un saint qui se perd dans la politique. En fait, je suis un homme politique qui s'efforce le plus qu'il peut de devenir un saint. » La carrière de Gandhi prend son véritable essor en pleine Grande Guerre. Il quitte l’Afrique du Sud et retourne en Inde en 1915, y prend la tête des premières manifestations où se rassemble la double cause, politique et religieuse, qu’il incarne. Mais la date qui sert ainsi de jalon biographique à l’histoire de la non-violence jette aussi, à sa manière, un éclairage  significatif sur l’ensemble des transformations connues par l’univers religieux en général, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, en Occident. Gandhi, en Orient, parvient à la réputation prestigieuse qu’on sait pour une raison qu’on médite peu, malgré sa portée : pacifique, la non-violence, inséparable de la marche à l’indépendance de la future nation indienne, ne se confond pas avec le pacifisme. Ce qui, de principe, sépare les pacifiques des pacifistes passe souvent inaperçu, mais ce contresens, à son tour, en dit long sur d’autres confusions analogues, filles de la même période.

Quand Musil, jeune ancien combattant, note en 1920 : « Ce qui fut d'abord balbutiement, puis a dégénéré en grandes phrases, était vrai : la guerre a été une expérience religieuse. Comme toujours, il n'est resté que le nimbe vide des mots. Il faut comprendre l'expérience religieuse à travers celle de la guerre, et non l'inverse », il retrouve une idée où le XIXe siècle l’avait précédé (Proudhon, 1861 : « La guerre est la plus ancienne de toutes les religions : elle en sera la dernière »), mais il risque lui aussi une approximation : qu’entend-il par « religion » ? La vie des passions, les émotions, le pathétique – mais aussi les « grandes phrases » qui, comme les fanfares, alimentent l’exaltation martiale et ses nuées : « La guerre, nous n'en serions maintenant douter, est avant tout un phénomène de notre vie morale. » Sans doute généralise-t-il, comme son précurseur aussi friand que lui du vague des mots (« La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir », lit-on, perplexe, dans l’Émile, lV). Comme Rousseau, Proudhon travaille en vue d’établir une « religion civile », autre syntagme typique de la corrosion cellulaire des concepts. Or son œuvre va servir d’abécédaire aux courants, soit anarchistes, soit autoritaires, du syndicalisme français, que, dès le premier jour, la Grande Guerre voit et fait se ranger sous la bannière de l’ordre jusque-là combattu.

Rien n’interdit donc à l’historien de se représenter la Grande Guerre non seulement comme une période géopolitique, mais encore et surtout comme l’époque même qui cultive de telles approximations, au moment même qui les rend le plus dangereuses  – comme l’époque qui place et cache l’essentiel de ses intentions et de ses attentes dans la flottaison singulière, l’indétermination accentuée qu’elle imprime à la relation ancienne de la guerre et de la religion, autrement dit à la tradition théologico-politique tout entière, à laquelle, dès avant la Grand Guerre, la psychologie, celle des foules, veut donner sa marque. La réflexion doit alors se porter sur ce phénomène remarquable : comment au juste l’expérience de la Grande Guerre a-t-elle obscurci les deux idées d’apparence familière qui l’accompagnaient d’elles-mêmes ? Leur perte d’évidence ne donne-t-elle pas à cette période son sens d’époque, et comme un de ses traits les plus significatifs ? Dans cette perspective, l’extension des religions politiques, forme matricielle des pouvoirs au XXe siècle, deviendrait plus intelligible. Elle résulterait de l’affaissement préliminaire de l’idée de religion et de l’institution religieuse. On resserrera le questionnement, pour mieux le contrôler, en ne citant que des écrivains soldats rescapés de la guerre ou de la Grande Guerre.

On remarquera d’abord que les écrivains du pacifisme de l’entre-deux-guerres qui, comme Musil, revenaient des tranchées croisèrent vite la question du religieux sur le fil de leur réflexion. Les plus conséquents d’entre eux s’en avisèrent, et leur travail s’en trouva au moins modifié, quand ce n’est pas bouleversé. « Il y a un certain esprit religieux, qui n’est pas le meilleur, et qui s’accorde avec la guerre par le dessous, comme on peut voir chez un bon nombre d’officiers que je prends pour sincères. D’abord cette idée que l’homme n’est pas bon, et, en conséquence, que l’épreuve la plus dure est encore méritée. Aussi l’idée que, selon l’impénétrable justice de Dieu, l’innocent paie pour le coupable. Enfin cette idée aussi que notre pays, léger et impie depuis tant d’années, devait un grand sacrifice. Sombre mystique de la guerre, qui s’accorde avec l’ennemi, la fatigue et la tristesse de l’âge », écrit Alain dans son Mars ou la guerre jugée (1936). Tableau qui revient à mesurer à sa juste valeur l’empire encore puissant, plus d’un siècle après, des argumentations les plus tranchées de Joseph de Maistre (« Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ; quatre millions de Français peut-être payeront de leurs têtes le grand crime national d’une insurrection antireligieuse et antisociale, couronnée par un régicide », 1797). Mais au moins l’idée de religion reste-t-elle, dans ce cas de figure, des plus simples : avec de Maistre, et devant la crise révolutionnaire, il s’agit de l’institution religieuse (la catholicité, son clergé, assermenté ou réfractaire, sa fonction de colonne de l’Ancien Régime). Alain, à d’autres moments de ses propos sur la guerre, note – mais sans s’y arrêter – que ce filon-là ne contient peut-être pas toute la question : il distingue lui-même la religion comme culte de la religion comme mystique, puis néglige cette différence décisive. Ne lui importe, à lui écrivain pacifiste disciple de Comte, que de compter les collectivités religieuses parmi l’ensemble des collectivités sensibles aux émotions de masse et, surtout, que d’imaginer les « prolétaires » immunisés contre elles. À peine se pose-t-elle que la question se voit ainsi déjà résolue, dans le plus pur philanthropisme angélique hérité de 1848.

La « religion » que ce positivisme traduit en pacifisme veut voir à l’œuvre dans la grande tuerie de 1914-1918 n’a donc guère à voir avec l’expérience ou l'imagination d’ « enthousiasme » à laquelle pense Proudhon et qu’un socialiste comme Georges Sorel thématisera, pour la consacrer comme pure passion politique, sous le signe de la « violence dans l’histoire » (1908), raisonnement qui le mènera à se reconnaître dans le Mussolini de 1920-1921. Autre contre-sens : il échappe aussi au pacifisme inconditionnel d’Alain que la passion guerrière à laquelle s’adressent les paradoxes contre-révolutionnaires de Joseph de Maistre ne spécule pas du tout sur la force mécanique des masses organisées par des hiérarchies de principe militaire, mais au contraire sur la violence des grandes paniques et des furies collectives, encadrées par des meneurs mais dépourvues de chefs parce que foncièrement indifférentes à toute stratégie. Preuve en est la manière dont la Grande Guerre, à travers la voix de Léon Bloy par exemple, recueillera l’héritage de Joseph de Maistre : pour Bloy, ancien de l’armée de la Loire en 1870-71 et « catholique absolu » comme il se définit lui-même, l’hécatombe de la guerre avec l’Allemagne impériale ne fait sens que dans une vision dite par lui « apocalyptique ». Cette « guerre d’extermination », selon son expression de prédilection, ne réalise pas seulement de sombres prophéties anciennes du châtiment d’une « France qui ne veut pas de Dieu », elle préfigure aussi une guerre à venir contre l’Église, à l’image des épreuves connues par la Belgique qui « expie » ainsi le « pharisaïsme » de son catholicisme. Bloy se risque même à généraliser ce scénario à l’échelle internationale : parce que la France a passé alliance avec la Grande-Bretagne hérétique, avec l’Église d’Orient sise à Moscou et avec Satan en personne (entendez : l’Italie post-garibaldienne), elle devra détruire, après la guerre, ce qui lui reste de christianisme. Le « catholicisme absolu », comme on voit, ne recule pas devant les constructions hénaurmes. Disproportion toute relative : Bloy n’a qu’un tort, il commet l’erreur des émotifs incurables, il répète à contretemps et avec emphase les formules glacées de J. de Maistre. À l’antipode du rationalisme laïc d’Alain, le contresens ainsi commis sur la théologie politique de Maistre n’en obéit pas moins à la même bévue : l’aristocrate ne s’intéressait qu’à la légitimité des pouvoirs traditionnels ébranlés par 1789 (et cherchait dans la tradition théologique de nouvelles ressources pour sa restauration). L’âme des foules ? Il laisse ces considérations à des générations plus sentimentales que la sienne. De Maistre à Bloy, la césure compte bien plus que l’héritage : les sépare l’âge des foules, l’antagonisme crucial du peuple et de la foule, la hantise même du romantisme politique, comme Hugo ne cesse de la conjurer quand il oppose la foule qui détruit au peuple qui s’instruit.

Les ultra de la guerre de Dieu passent trop souvent pour des imaginations malades inaptes à l'action. Certes leurs imprécations théologiques ne recherchent pas l'accord du sens commun, ni celui du bon sens, d'où l'erreur du jugement qui oublie qu'elles peuvent inspirer, et inspirent souvent le passage à l'acte. Bloy se complaît dans l'exagération délirante, il n'en pratique pas moins un cynisme fort prisé chez tous les ennemis du Bourgeois, poètes ou aventuriers. Vingt ans avant la Grande Guerre, par exemple, il note, non par cynisme d'ailleurs, mais par conviction : « Lu un livre horriblement écrit, sur la franc-maçonnerie en Angleterre, mais plein d'une salutaire et rafraîchissante exécration pour la race anglaise ! Depuis quinze ou vingt ans, je suis dans la même pensée, la même vision. Je vois toujours une victorieuse armée d'un million d'hommes, autour de Londres : Que tous ceux qui aiment Marie, Marie sanglante, et le blanc Vicaire du Christ viennent à nous, et qu'ensuite vingt mille pièces de l'artillerie la plus puissante tonnent sur la ville damnée, sans lassitude et sans pardon, jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un immense amas de poussière. L'Angleterre est au monde ce que le Diable est à l'homme » (Le Mendiant ingrat, juillet 1894). Or cette haine d'artilleur boute-feu du culte marial rentre en même temps dans la réalité stratégique de la guerre intégrale ou totale : Bismarck pensera à pilonner Paris, durant l'hiver 1870; quant à Londres, un autre chancelier allemand s'en chargera plus tard. Que les propos exterminationnistes de Bloy – trame obsessive de ses derniers Journaux – tiennent de la monomanie et de l’hallucination virulentes d’un solitaire volontairement anachronique, et que Bloy, écrivain reconnu, n’ait jamais recherché une quelconque influence politique, ces évidences n’empêchent pas que la littérature qu’il pratique sert de support stylistique à un schéma d’interprétation du monde. Point n’est besoin de professer la foi chrétienne et catholique, ni la littérature dite « décadente », pour s’imaginer vivre à l’horizon d’une apocalypse, et pour ne retenir du train du monde que ce qui nourrit le scénario d’une histoire « surnaturelle », tendue entre des révélations et des confirmations du Cataclysme final ou du Grand Déluge. La littérature n’a jamais qu’une fonction ondulatoire : amplifier et émettre en écho le non-dit universel produit du filtrage institutionnel ou conformiste. Entre cette sourdine et la propagande, les frontières, à l’occasion, se font poreuses.

En fait, la Grande Guerre telle qu’elle survient, dure et se propage réactive si bien la sensibilité apocalyptique inhérente à toute perception mythologique de l’expérience vécue qu’elle favorise cette traduction esthétique des extrêmes. Indice net de cette  reconversion des valeurs théologiques en littérature nihiliste, le cas de Céline, devenu héros national quand, en 1932, il publie le Voyage au bout de la nuit. Que se dit Bardamu, à son premier contact avec le feu : « Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans le sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. » La surenchère épique au démoniaque vaut ce que vaut son véritable adversaire, la prose édifiante sécrétée par la Grande Guerre et Barrès. Sartre répétera l’opération à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. Si ce nihilisme peut se dire un humanisme, il le doit à la persévérance qui lui fait imaginer l’enfer et à l’imagination pénitentielle qui lui suggère qu’il n’y a rien qu’enfer. Il suffit de se passer des mots en –isme et de considérer l’enjeu : de l’apocalypse, l’intelligence théologique faite littérature de l'absurde ne dresse ces fresques que pour mieux retrouver le Jugement dernier. Les Guerres d’enfer : en 1915, un des chefs de l’Action française, Léon Daudet, préface le livre auquel Adolphe Séché, pour décrire l'ère commençante de la guerre industrielle, vient à point nommé de donner ce titre éloquent. Bloy n’avait-il pas intitulé Sueurs de sang ses propres « souvenirs » de l’hiver 1870-71, pour transfigurer l'épreuve de la guerre en scène christologique d'un Calvaire national ?

« Un million d'hommes », « vingt mille canons », « mille chiens ». D'un amateur d'apocalypse à l'autre, un trait commun se dégage, un marqueur, une idiosyncrasie : sur tous s'exerce la fascination du grand nombre, de la quantité illimitée, de la pléthore sans fin, du sériel dans le cas de Sartre. L'imagination apocalyptique renoue ainsi avec un vieil interdit théologique : dans les livres de la Bible, le dénombrement passe pour l'apanage exclusif du Tout-Puissant, compter ou recenser passant pour une entreprise funeste ou maléfique, passible des pires châtiments. Ce qui néanmoins distingue nettement la Grande Guerre de sa reprise de 1939, c’est qu’elle en appelle encore à voix haute du jugement de Dieu, à la manière des croisés du Moyen Âge ou des légitimistes en guerre avec les libéraux du XIXe siècle. Bloy, peu avant sa mort en 1917, écrira encore une Jeanne d’Arc et la France, texte promis à un grand avenir (moins littéraire, certes, que politique). « Gott mit uns » : la devise apparaît sur la boucle du ceinturon de tout fantassin allemand, dont la musette sert de porte-livre au cinquième Évangile, le Zarathoustra de Nietzsche. On dira donc de la Grande Guerre qu’elle ne découronne l’Église que pour couronner la littérature – et qu’en ce sens elle n’exhorte les chrétiens de toute obédience à quitter les églises que pour mieux lire et mieux écrire. Comment l’idée de religion résisterait-elle, en dépit du génie du christianisme, à tant de nouveauté ? Même Bernanos ne trouvera pas la réponse. La théologie politique continue, elle a seulement changé de support et de prédicateurs. La littérature et ses écrivanges l'ont désarmée devant l'innombrable.

J.-L. Evard

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