lundi 7 juillet 2014

Retour sur la Grande Guerre (5) : de Vienne à Vienne



Le bon mot de Karl Kraus définissant la psychanalyse comme la maladie dont elle se prétend la guérison touche juste, moins par ce qu’il dit – un lieu commun : le pompier pyromane – que par sa manière, car l’aspect mécanique de la pointe satirique, cela même qui inspire le rire, inspire aussi le désir mimétique de répéter le geste, de prolonger l’ironie, de déformer à nouveau la déformation proposée. Si le rire se communique comme mimique, comme signe expressif d’une émotion contagieuse, il n’éclot pas sans communiquer aussi son motif, drôle ou triste, drôle et triste. Mais son ressort se détend dès qu’il ramène son motif au régime normal des significations, se rendant de lui-même inutile : il aura tenu sa fonction éclair de désinvolture productive ; grâce à lui l’événement absurde ou singulier qui le provoqua finit par récupérer quelque signification plus large et plus ambiguë, reprend place dans l’immensité des mornes contradictions ordinaires. L’idée du malade (imaginaire) reconverti en médecin (non fictif) croyant soigner des affections réelles fait partie des inusables du répertoire. Sa valeur comique et critique, pourtant, n’en annule pas la valeur sérieuse et mélancolique, elle l’abrite. L’équivalence cocasse des extrêmes suggère un ensemble de possibles qu’en riant nous nous dispensons d’envisager et remettons à plus tard de considérer. Kraus lui-même nous sollicite de lui rendre la monnaie de sa pièce : oublions la psychanalyse, dit-il, et nous comprenons que notre maladie, la vie, est incurable.
Nous ne saurions nous contenter d’une conclusion aussi plate, familière depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent. Il vaut mieux, pour avancer et approfondir, se demander ce que signifie, dans la tradition de la philosophie de la vie, cette théorie de l’homme animal né malade incurable, ce que signifie la tentative freudienne de modifier la donne – car la psychanalyse changea non pas le médecin, non pas le remède, mais la procédure thérapeutique, sa technique, sa matérialité la plus simple et la plus nue (le huis-clos de la consultation, un divan, un fauteuil).

Kraus se moque, mais par déférence sans doute puisqu’il sait ne pouvoir mettre à la peine les médecins de l’âme qu’à proportion de l’honneur insigne que leur fait, dès sa naissance, la philosophie. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », avance Socrate dans le Gorgias, donnant forme d’axiome à un des grands leitmotivs de toutes les constructions platoniciennes. On ne comprendra donc pas le bon mot de Kraus, on ne se risquera pas à soupçonner les psychanalystes de travestir notre grande misère en une hallucination de ses causes sans commencer par reconnaître là une vieille querelle : à quoi bon tant de conjectures mythologiques et tant de manies rituelles, s’écrie Lucrèce pour fonder l’athéisme, les dieux et leurs légendes ne font rien que personnifier nos excogitations les plus vaines, nos spéculations les plus folles, nos rêves les plus oiseux. Kraus, par abrégé, raisonne pareil. De la théologie à la psychologie, la différence d’objet et de domaine n’empêche pas que, dans les deux cas, le déni péremptoire de compétence des méthodes obéisse au même grief polémique de l’inconsistance des fondements. Malades, égarés, nous le sommes de nos imaginations, de nos divagations, de nos arguties sans règle ; nous soulageons le mal en rémunérant les médecins qui nous débarrassent des symptômes de ce bavardage, en sacrifiant aux dieux pour négocier avec eux les termes de l’échange, pour limiter nos maux à leur valeur moyenne de destin supportable. (Seuls les philosophes, n’est-ce pas, en remontrent aux prêtres et aux guérisseurs, se font rois et nous bouclent à perpétuité dans la Cité du soleil et la Terre promise. Argument gnostique de la Science véritable érigée sur les décombres des savoirs inférieurs administrés par les charlatans et les charmeurs de serpents. Imposture mise au jour – quel beau jour ! – par Popper quand il en démonte les rouages sophistiqués au fil des pages de La République.)

Il ne faut jamais prendre au mot ces discours de la guerre des clercs, ces philippiques hargneuses de prophètes dénonçant des trafiquants de la fausse conscience. Devant ces procès en idéologie, il faut toujours se demander à la concurrence de quels savoirs et de quels savoir-faire ils servent d’écrans et de catalyseurs – de même que devant les procès en hérésie ou en apostasie archivés par les documents scripturaires des grandes religions révélées il faut toujours discerner des conflits d’autorité typiques de toute institution dogmatique. Kraus, quand il raille l’invention freudienne, résiste d’ailleurs à la tentation d’instruire un tel procès en imposture. À la différence des moralistes fort sombres qui l’ont précédé sur cette voie, il refuse d’échanger la maladie de la vie contre un système philosophique, la lucidité obtenue dans la souffrance contre  la vérité inutile de l’idée pure, le plaisir tragique de la puissante incohérence des choses contre la pulsion gnostique ou lacanienne d’un monde mathématisé à mort. Au fond, il objecte à Freud, non pas, bien sûr, de se bercer d’illusions quant à une quelconque reconquête de la vie heureuse, mais au contraire d’atténuer la portée du désastre qu’il se propose de réduire, de sous-estimer la gravité du cataclysme déchaîné par la Grande Guerre. Les Derniers Jours de l’humanité : Kraus, comme Léon Bloy ou comme Cioran, pense en disciple de l’inspiration apocalyptique – à ce titre, l’indigne chez Freud la placidité, l’impassibilité du praticien, Freud à qui Kraus le véhément veut donc rappeler qu’un médecin qui croit guérir court – et fait courir – un danger plus grand qu’un malade qui désespère d’en faire autant. Indice remarquable de cette intention secrète, enveloppée dans l’aphorisme de la maladie savamment mais frauduleusement retournée en guérison : non pas Kraus lui-même, mais son disciple, Canetti, se jurera de défier la psychanalyse sur le terrain de ses propres hypothèses, résolution d’où sortira un des chefs-d’œuvre de l’époque, Masse et Puissance.  Il se trouve que, sur l’économie mimétique et politique de la pulsion de mort, trace s’il en est de l’intensité morbide de l’existence humaine, on n’écrira pas de sitôt un traité aussi panoramique, aussi maître de la variété de ses modèles et de ses échelles de grandeur.

En filigrane, la flèche lancée de Vienne à Vienne par Kraus à Freud vise donc une constellation de pouvoir, un rapport de force anciens. Le médecin qui sert de cible ne reçoit qu’une partie de la bordée, elle crible aussi le philosophe qui depuis toujours fait équipe avec lui. Il ne s’agit pas seulement de démasquer le malade reconverti en médecin, il s’agit aussi, dans la médecine comme « technique de l’âme », de dégager, non pas une politique, à la manière du Socrate de Platon, mais deux. Au médecin allopathe s’oppose ici l’homéopathe, Mithridate maître de ses poisons et Hahnemann maître de ses polychrestes, ce qui transforme du tout au tout la relation du malade et du thérapeute : ne peut vraiment soigner que celui qui, sur lui-même, a su déchiffrer la différence du vivant et du mourant, différence elle-même différente de celle que signifie, dès la naissance, la souffrance. L’autorité du médecin se fonde donc d’une souveraineté sur soi-même, qui seule l’authentifie, et ne s’en sépare pas. Dans cette condition de possibilité de la médecine, dans cette authentification éthique de son autorité autonome s’entrevoit d’ailleurs la raison de l’insistance des philosophes à vouloir faire cause commune avec les thérapeutes : l’homme de « l’art qui se rapporte à l’âme » incarne en effet la sagesse de qui peut sans nulle forfanterie ni imposture énoncer qu’il ne s’autorise que de lui-même. Lui et lui seul aura un jour la ressource d’humour et la générosité fraternelle d’écrire un Éloge de la folie. L’aphorisme de Kraus ne s’en prend donc pas qu’à l’usage gnostique de la métaphore du sage régnant sur la cité comme le médecin sur l’âme et le corps. Il dégage une contre-politique, il ébauche une autre hiérarchie : Ne règnera, peut-être, que maître de soi – hiérarchie à vrai dire très proche d’une sorte d’anarchie austère, celle du moins que diffuse l’enseignement stoïcien et sa postérité, ou l'exemple, à jamais unique en son genre, de Freud psychanalyste de lui-même... L’aphorisme de Kraus réactive cette analogie antique d’une société se détournant de l’État comme un vivant résolu à ne décider que de par lui-même de ses propres intensités. Mais cette société qui se détourne de la société n’évolue pas en secte (pythagoricienne), ni en aristocratie gnostique ou saint-simonienne, contre-société savante persuadée de posséder, au nom du peuple, les clefs de tous les royaumes et leurs arcanes. Elle ne cherche même pas à se détourner, elle ne fait pas profession de dissidence, elle ne cherche que le tour à prendre, au moment qu’il faut, pour se gouverner.

L’ironie voudra donc que Kraus ait dit une chose et son contraire. Il s’en prend à l’alibi médical des philosophes politiques, à son pli gnostique, à ce que, plus tard, Robert Castel décrira sous un sigle savoureux, le « psychanalysme ». Mais il retourne son propre retournement : s’il désarme les gnostiques (comme il se doit en ces années de condensation totalitaire), du même geste insolent il s’affranchit – ou veut s’affranchir – de la mélancolie. Il ne fait pas meute avec ces penseurs qui accusent ou insultent sourdement ceux qui les écoutent. Que salubre est le vent !

J.-L. Evard

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