Le bon mot de Karl Kraus définissant la psychanalyse
comme la maladie dont elle se prétend la guérison touche juste, moins par ce
qu’il dit – un lieu commun : le pompier pyromane – que par sa manière, car
l’aspect mécanique de la pointe satirique, cela même qui inspire le rire,
inspire aussi le désir mimétique de répéter le geste, de prolonger l’ironie, de
déformer à nouveau la déformation proposée. Si le rire se communique comme
mimique, comme signe expressif d’une émotion contagieuse, il n’éclot pas sans
communiquer aussi son motif, drôle ou triste, drôle et triste. Mais son ressort
se détend dès qu’il ramène son motif au régime normal des significations, se
rendant de lui-même inutile : il aura tenu sa fonction éclair de désinvolture
productive ; grâce à lui l’événement absurde ou singulier qui le provoqua
finit par récupérer quelque signification plus large et plus ambiguë, reprend
place dans l’immensité des mornes contradictions ordinaires. L’idée du malade
(imaginaire) reconverti en médecin (non fictif) croyant soigner des affections
réelles fait partie des inusables du répertoire. Sa valeur comique et critique,
pourtant, n’en annule pas la valeur sérieuse et mélancolique, elle l’abrite.
L’équivalence cocasse des extrêmes suggère un ensemble de possibles qu’en riant
nous nous dispensons d’envisager et remettons à plus tard de considérer. Kraus
lui-même nous sollicite de lui rendre la monnaie de sa pièce : oublions la
psychanalyse, dit-il, et nous comprenons que notre maladie, la vie, est
incurable.
Nous ne saurions nous
contenter d’une conclusion aussi plate, familière depuis qu’il y a des hommes,
et qui pensent. Il vaut mieux, pour avancer et approfondir, se demander ce que
signifie, dans la tradition de la philosophie de la vie, cette théorie de
l’homme animal né malade incurable, ce que signifie la tentative freudienne de
modifier la donne – car la psychanalyse changea non pas le médecin, non pas le
remède, mais la procédure thérapeutique, sa technique, sa matérialité la plus
simple et la plus nue (le huis-clos de la consultation, un divan, un fauteuil).
Kraus se moque, mais
par déférence sans doute puisqu’il sait ne pouvoir mettre à la peine les
médecins de l’âme qu’à proportion de l’honneur insigne que leur fait, dès sa
naissance, la philosophie. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle
la politique », avance Socrate dans le Gorgias, donnant forme
d’axiome à un des grands leitmotivs de toutes les constructions platoniciennes.
On ne comprendra donc pas le bon mot de Kraus, on ne se risquera pas à soupçonner
les psychanalystes de travestir notre grande misère en une hallucination de ses
causes sans commencer par reconnaître là une vieille querelle : à quoi bon
tant de conjectures mythologiques et tant de manies rituelles, s’écrie Lucrèce
pour fonder l’athéisme, les dieux et leurs légendes ne font rien que
personnifier nos excogitations les plus vaines, nos spéculations les plus
folles, nos rêves les plus oiseux. Kraus, par abrégé, raisonne pareil. De la
théologie à la psychologie, la différence d’objet et de domaine n’empêche pas
que, dans les deux cas, le déni péremptoire de compétence des méthodes obéisse
au même grief polémique de l’inconsistance des fondements. Malades, égarés,
nous le sommes de nos imaginations, de nos divagations, de nos arguties sans
règle ; nous soulageons le mal en rémunérant les médecins qui nous débarrassent
des symptômes de ce bavardage, en sacrifiant aux dieux pour négocier avec eux
les termes de l’échange, pour limiter nos maux à leur valeur moyenne de destin
supportable. (Seuls les philosophes, n’est-ce pas, en remontrent aux prêtres et
aux guérisseurs, se font rois et nous bouclent à perpétuité dans la Cité du
soleil et la Terre promise. Argument gnostique de la Science véritable
érigée sur les décombres des savoirs inférieurs administrés par les charlatans
et les charmeurs de serpents. Imposture mise au jour – quel beau jour ! –
par Popper quand il en démonte les rouages sophistiqués au fil des pages de La
République.)
Il ne faut jamais
prendre au mot ces discours de la guerre des clercs, ces philippiques
hargneuses de prophètes dénonçant des trafiquants de la fausse conscience.
Devant ces procès en idéologie, il faut toujours se demander à la concurrence
de quels savoirs et de quels savoir-faire ils servent d’écrans et de
catalyseurs – de même que devant les procès en hérésie ou en apostasie archivés
par les documents scripturaires des grandes religions révélées il faut toujours
discerner des conflits d’autorité typiques de toute institution dogmatique.
Kraus, quand il raille l’invention freudienne, résiste d’ailleurs à la
tentation d’instruire un tel procès en imposture. À la différence des
moralistes fort sombres qui l’ont précédé sur cette voie, il refuse d’échanger
la maladie de la vie contre un système philosophique, la lucidité obtenue dans
la souffrance contre la vérité inutile de l’idée pure, le plaisir
tragique de la puissante incohérence des choses contre la pulsion gnostique ou
lacanienne d’un monde mathématisé à mort. Au fond, il objecte à Freud, non pas,
bien sûr, de se bercer d’illusions quant à une quelconque reconquête de la vie
heureuse, mais au contraire d’atténuer la portée du désastre qu’il se propose
de réduire, de sous-estimer la gravité du cataclysme déchaîné par la Grande
Guerre. Les Derniers Jours de l’humanité : Kraus, comme Léon Bloy
ou comme Cioran, pense en disciple de l’inspiration apocalyptique – à ce titre,
l’indigne chez Freud la placidité, l’impassibilité du praticien, Freud à qui
Kraus le véhément veut donc rappeler qu’un médecin qui croit guérir court – et
fait courir – un danger plus grand qu’un malade qui désespère d’en faire
autant. Indice remarquable de cette intention secrète, enveloppée dans
l’aphorisme de la maladie savamment mais frauduleusement retournée en
guérison : non pas Kraus lui-même, mais son disciple, Canetti, se jurera
de défier la psychanalyse sur le terrain de ses propres hypothèses, résolution
d’où sortira un des chefs-d’œuvre de l’époque, Masse et Puissance. Il
se trouve que, sur l’économie mimétique et politique de la pulsion de mort,
trace s’il en est de l’intensité morbide de l’existence humaine, on n’écrira
pas de sitôt un traité aussi panoramique, aussi maître de la variété de ses
modèles et de ses échelles de grandeur.
En filigrane, la
flèche lancée de Vienne à Vienne par Kraus à Freud vise donc une constellation
de pouvoir, un rapport de force anciens. Le médecin qui sert de cible ne reçoit
qu’une partie de la bordée, elle crible aussi le philosophe qui depuis toujours
fait équipe avec lui. Il ne s’agit pas seulement de démasquer le malade
reconverti en médecin, il s’agit aussi, dans la médecine comme « technique
de l’âme », de dégager, non pas une politique, à la manière du
Socrate de Platon, mais deux. Au médecin allopathe s’oppose ici
l’homéopathe, Mithridate maître de ses poisons et Hahnemann maître de ses
polychrestes, ce qui transforme du tout au tout la relation du malade et du
thérapeute : ne peut vraiment soigner que celui qui, sur lui-même, a su
déchiffrer la différence du vivant et du mourant, différence elle-même
différente de celle que signifie, dès la naissance, la souffrance. L’autorité
du médecin se fonde donc d’une souveraineté sur soi-même, qui seule
l’authentifie, et ne s’en sépare pas. Dans cette condition de possibilité de la
médecine, dans cette authentification éthique de son autorité autonome
s’entrevoit d’ailleurs la raison de l’insistance des philosophes à vouloir
faire cause commune avec les thérapeutes : l’homme de « l’art qui se
rapporte à l’âme » incarne en effet la sagesse de qui peut sans nulle
forfanterie ni imposture énoncer qu’il ne s’autorise que de lui-même. Lui et
lui seul aura un jour la ressource d’humour et la générosité fraternelle
d’écrire un Éloge de la folie. L’aphorisme de Kraus ne s’en prend donc
pas qu’à l’usage gnostique de la métaphore du sage régnant sur la cité comme le
médecin sur l’âme et le corps. Il dégage une contre-politique, il ébauche une
autre hiérarchie : Ne règnera, peut-être, que maître de soi – hiérarchie à
vrai dire très proche d’une sorte d’anarchie austère, celle du moins que
diffuse l’enseignement stoïcien et sa postérité, ou l'exemple, à jamais unique en son genre, de Freud psychanalyste de lui-même... L’aphorisme de Kraus réactive
cette analogie antique d’une société se détournant de l’État comme un vivant
résolu à ne décider que de par lui-même de ses propres intensités. Mais cette
société qui se détourne de la société n’évolue pas en secte (pythagoricienne),
ni en aristocratie gnostique ou saint-simonienne, contre-société savante
persuadée de posséder, au nom du peuple, les clefs de tous les royaumes et
leurs arcanes. Elle ne cherche même pas à se détourner, elle ne fait pas
profession de dissidence, elle ne cherche que le tour à prendre, au moment
qu’il faut, pour se gouverner.
L’ironie voudra donc
que Kraus ait dit une chose et son contraire. Il s’en prend à l’alibi médical
des philosophes politiques, à son pli gnostique, à ce que, plus tard, Robert
Castel décrira sous un sigle savoureux, le « psychanalysme ». Mais il
retourne son propre retournement : s’il désarme les gnostiques (comme il
se doit en ces années de condensation totalitaire), du même geste insolent il
s’affranchit – ou veut s’affranchir – de la mélancolie. Il ne fait pas meute
avec ces penseurs qui accusent ou insultent sourdement ceux qui les écoutent. Que
salubre est le vent !
J.-L.
Evard
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