vendredi 18 juillet 2014

Nihilisme de la vitesse


Des différentes manières de lire L’Étrange Défaite, pour laisser s’ouvrir son maître argument, l’une consiste à débusquer l’idée cachée dans le titre, comme on délace le nœud qui plie et abrège tout un long cordage. Alors, l’attention ainsi aiguisée, on pourra reconnaître, dans l’étrangeté mise par Marc Bloch en légende de son tableau de la défaite de 1940, la stupeur à laquelle il résiste, veut s’arracher – et s’arrache en écrivant l’admirable texte ; la stupeur léthargique qui succède aux chocs, aux ébranlements démesurés, et précède le mouvement inverse, sans doute lent lui aussi, de la réappropriation, de la restauration, de la réorientation, après le temps mort et groggy de la surprise, de la dispersion, de l’étonnement. Et ce qui urge, pour s’ébrouer, pour secouer la torpeur qui menace sinon de durer, prend d’abord la forme d’une question des  plus crue : n’est-il pas… étrange de parler de défaite là où il y eut déroute ?

Une des formules les plus lapidaires de l’essai nous tend bien, en effet, cette clef de lecture : « En 1940 Bazaine a réussi. » Clef qui, une fois reconnue (ardu, l’art de lire ne déçoit jamais ses assidus), donnera les autres : nommer Bazaine, c’est nommer la Déroute même, la pire de toutes jusqu’alors (chez Zola, la débâcle), et, d’une pierre faisant deux coups, en appeler de l’autre grand texte dont Bloch invoque le patronage magistral puisque, en mai 1940, Sedan semble se répéter – La Réforme intellectuelle et morale, prononcé en Sorbonne par Renan en 1871. En deux coups, la voilà montée, la scène – étrange – du propos : par surimpression, les trois guerres franco-allemandes en une seule, et la première comme coulisse de l’écriture de la troisième, dont une génération, celle de l’auteur, se trouve coup sur coup avoir vécu la deuxième et la troisième comme n’en faisant qu’une – mais ne le faisant, comme c’est étrange, pas vraiment non plus (du Pétain maréchal de Montoire au victorieux colonel Pétain, quelle fêlure); et, classe 1906, l’auteur lui-même : comme combattant en ligne, soldat, puis officier réengagé volontaire.

Clef de lecture, donc enquête historique : dans la défaite, comprendre la déroute en posant 1939-40 dans la perspective de 1914-18 elle-même aboutée à celle de 1870-71. Méthode analogique que se propose Bloch, non pas tant comme historien que comme combattant recommencé, membre de cette génération-ci, maillon de deux guerres : ni trop jeune pour la première ni trop âgée pour la seconde. Position générationnelle imprenable, rétrospective unique en son genre ! puisque le fait brut de la naissance place d’emblée des classes d’âge et de conscrits – en gros, un million de jeunes hommes – là où l’historien, même comparatiste convaincu et réfléchi, hésite, multiplie les justifications, hasarde les recoupements, rogne sur les comparaisons, nuance les rapprochements… D’où cette pensée, chez Bloch, pour dissuader l’étrange sensation : « J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, nous étions revenus, c’est vrai, bien fatigués. » Réflexion destinée à éclairer, moyennant retour sur soi, une autre figure insistante de l’étrange lenteur, le vécu des autres, les hauts gradés, le Grand État-Major : la « fatigue », en particulier celle d’une armée de vieux généraux. Et, quelques lignes plus bas, avant le diagnostic, la feinte, ironique en réalité, d’une pseudo-explication de psychologie collective et… expéditive : la défaite de 1940, effet de la fatigue des chefs (vieux) de la nation vaincue par une nation jeune. La métaphore du sommeil s’accrochera dans les détails, il sera question, entre autres, de l’« hypnose du châtiment » – à propos du défaitisme qui, sur le mode hypocrite de la contrition prônée, dénonce dans la défaite une sanction méritée voire providentielle. (Encore Bazaine, même si cette fois il s’appelle Pétain. Étrange spectre que ce militaire-revenant en évoquant un encore plus sénescent. Dans la guerre 3, la guerre 1, comme si, en cette certaine perspective, la 2 n’avait jamais eu lieu.)

La guerre mondiale comme guerre des classes d’âge ? Mais, en face, le vainqueur, l’« enfant humilié » dira Bernanos, le caporal chancelier, n’a-t-il pas lui aussi combattu quatre ans, et souvent en première ligne ? Anticipant la forte objection, Bloch abattra autrement son atout : la « fatigue » qui donne à la défaite sa triste laideur de soporifique en overdose (Bloch écrit : une allure de « vieux boxeur » que son trop de graisse a résigné à baisser la garde avant le second round) marque moins les anciens de 14 que tous les combattants de 39 en tant que vaincus de la « guerre de vitesse » (l’expression revient souvent). Le voici, le vrai vif stratégique du sujet, exposé dans son meilleur rendement analogique : d’une guerre à l’autre, la vitesse a changé. La fatigue qui accable les combattants (français) a sa source dans l’écart de vitesse des deux adversaires : celui qui charge (phalanges de tanks et de stukas) assène cet impact percutant à l’animal immobile que, par commotion, le choc dévitalise, assomme, exténue. La charge la plus rapide prend l’avantage cinétique et dynamique de la décharge décisive (de la percussion mortelle ou traumatisante). Nom propre : l’effet Guderian, lui aussi un ancien de 1a guerre 2. La cavalerie blindée comme bolide, la guerre comme guerre d’artilleurs, comme accélérateur de particules, de soldats se faisant le medium et le vecteur d’une invisible et térébrante onde de choc à très haute fréquence – on reconnaît là le principe des guerres de la Révolution transformées en technique stratégique par l’artilleur Bonaparte et par lui enseignées à toute l’Europe.

Mais la différence de vitesse entre les deux adversaires n’affecte pas que la ligne (géométrique) du choc frontal, puisque l’armée la  plus lente croit discerner un front (une position) quand il y a un trajet (un mouvement), et que cette impotence topologique se répercute aussitôt sur la transmission des messages entre combattants de la même armée (les contretemps de l’information dans son propre champ la transforment en désinformation contagieuse, autrement dit en information panique – moment bascule de la cristallisation de la défaite en débâcle). La différence de vitesse entre les deux adversaires induit un second effet tout aussi destructeur pour celui qui le subit : la disparition de la ligne de front (alors que décisive, vertébrale, vingt ans plus tôt), sous l’effet de la course propre à la guerre de vitesse, et la disparition consécutive de l’autre frange, de la zone large qui séparait l’ « avant » de l’ « arrière » (et tout aussi bien : le combattant du civil). Il faut donc répéter le raisonnement en sens inverse pour atteindre sa vérité stratégique profonde : l’armée défaite se disloque, sous la violence physique du choc certes, mais plus encore sous l’effet mental de la désinformation qui l’empêche de repérer et de calculer le mouvement de l’adversaire, d’en anticiper la logique. La lenteur décérèbre. Abordant cet aspect mental de la guerre de mouvement, Marc Bloch aborde alors son véritable propos, celui qui le ramène à Renan : ce moment mental fait corps avec un moment intellectuel et moral, la décérébration entraîne sottise et veulerie. Le choc physique sera d’autant plus violent (« fatigant ») que l’intelligence avait omis d’y préparer, et que la volonté dormait. La défaite de la guerre 3 ramène au diagnostic de la défaite de la guerre 1 et le confirme. Aviez-vous lu Renan, demande Bloch à Pétain-Bazaine – comme après 1945 on demandera : aviez-vous lu Mein Kampf ? Bloch fait mieux : en pleine guerre, il lit aussi (en allemand) le nazi anti-hitlérien, Otto Strasser, Hitler et moi, qui vient de paraître. Et lit aussi Rauschning, autre hitlérien devenu opposant, l’homme qui, en 1938, pose l’équation décisive en publiant La Révolution du nihilisme. Bloch, un de ces rares qui ne font pas la guerre, qui ne vivent pas sans lire.

Voilà la découverte étrange dont le médiéviste Marc Bloch s’avise un des tout premiers : la guerre 3 l’a mis aux prises avec le nihilisme –  de la vitesse. Renan, après la guerre 1, avait prédit : Il faut rattraper la Prusse, rattraper le niveau d’instruction de cet intellectuel sous les armes qu’est l’officier prussien. La guerre de vitesse avait déjà commencé. Entre les systèmes scolaires.

À coup sûr, l’auteur de L’Étrange Défaite, lecteur attentif de Renan méditant sur la défaite de 1871, ne devait guère porter dans son cœur les arguments d’un ancien combattant de la Grande Guerre, Alain, l’auteur pacifiste de Mars ou la guerre jugée (quatre ans seulement séparent la rédaction des deux écrits). N’empêche que, sur un point non secondaire, ils se rejoignent. L’armée « vieille » et « lente » où Marc Bloch voit un puissant mécanisme de « retardement », il la décrit comme une « bureaucratie » : comme une puissance essentiellement conservatoire, destinée, pour commencer, à la conservation, à la reproduction d’elle-même (au sens où on le disait de l’armée prussienne, véritable État dans l’État : caste nationalisée, mise au service exclusif et intégral de l’État). Quand Alain note, avec gouaille, lui, mais pour de tout autres raisons que les motifs de l’indignation rentrée de Marc Bloch : « La stratégie et la tactique prennent ce que l’organisation leur laisse », il frôle la même idée : comme corps, l’armée s’oppose d’avance à tous les mouvements qu’exige sa fonction combattante… Lourde et lente, l’organisation (la simple existence de l’organisme structuré, segmenté, arrimé à ses bureaux et à ses services en tout genre) dévore la vitesse potentielle de la mobilisation, de la confrontation, du raid, de la razzia, et l’annule d’autant plus vite qu’il y va d’une armée presque dépourvue des nouvelles machines, les plus rapides, les avions. Plus tard, dans La Route des Flandres, le cavalier Claude Simon emporté dans la débâcle décrira, lui aussi : abominable, la course de vitesse entre les chevaux fatigués et les avions hurleurs.

Que signifie au juste nihilisme de la vitesse ? Ceci, d’abord, hypothèse basse qui donne raison à l’officier des Transmissions, à Alain (mais pas comme il l’entend) : si vous faites la guerre, vous devez vous faire rapide, et vous donner les moyens de cette accélération (de bonnes lignes téléphoniques, par exemple, au moins aussi stratégiques que la ligne de front). Si, bien que lent, vous faites la guerre, vous la faites pour mourir, non pour vivre, et vous vous faites nihiliste (car vous retournez vos moyens contre vos fins prétendues). Et ceci aussi, hypothèse haute qui donne raison à Alain et à Bloch en même temps : l’accélération du mouvement de la guerre s’oppose à la masse des corps qui la font. Et ceci, enfin, qui ne les concerne pas eux en particulier, mais nous tous : l’accélération de la vie commence par déformer la vie des corps qu’elle traverse (comme, en économie politique, l’accélération des flux menace la valeur des stocks). L’armée la plus rapide – le flux – a tétanisé l’armée la plus lente – le stock. Mais le diagnostic se généralisera sans peine : le plus rapide prend l’empire sur le plus lent, loi physique secrètement nihiliste puisqu’elle récapitule ce conflit de la matière, inertie, et du mouvement, accélération. Bilan : entre l’un et l’autre, il n’y a pas d’équilibre concevable autrement que sous la figure d’une concurrence des vitesses, d’une accélération exponentielle. Condamnés à vivre en accélération permanente, nous sommes tous devenus des nihilistes qui s’ignorent – et ne veulent pas savoir non plus qu’au-delà de la ligne extrême de la vitesse commence l’éternel retour de la lenteur, la décélération finale qui ramène la masse de matière déliée et disloquée par la vitesse à son commencement archaïque et végétal de vie lourde et lente, meurtrie. Au bout du nihilisme de la vitesse, après ses déflagrations, il y a cette rechute, ce temps mort, cette étrange détente, prélude au travail de résilience et d'indolence. Human bomb, le guerrier du siècle qui commence, a lu L’Étrange Défaite. Qui en douterait ?

J.-L. Evard

Aucun commentaire: