Des différentes manières de
lire L’Étrange Défaite, pour laisser s’ouvrir
son maître argument, l’une consiste à
débusquer l’idée cachée dans le titre, comme on délace le nœud qui plie et abrège
tout un long cordage. Alors, l’attention ainsi aiguisée, on pourra reconnaître,
dans l’étrangeté mise par Marc Bloch en légende de son tableau de la défaite de
1940, la stupeur à laquelle il résiste, veut s’arracher – et s’arrache en
écrivant l’admirable texte ; la stupeur léthargique qui succède aux chocs,
aux ébranlements démesurés, et précède le mouvement inverse, sans doute lent
lui aussi, de la réappropriation, de la restauration, de la réorientation,
après le temps mort et groggy de la
surprise, de la dispersion, de l’étonnement. Et ce qui urge, pour s’ébrouer, pour
secouer la torpeur qui menace sinon de durer, prend d’abord la forme d’une
question des plus crue : n’est-il
pas… étrange de parler de défaite là où il y eut déroute ?
Une
des formules les plus lapidaires de l’essai nous tend bien, en effet, cette clef
de lecture : « En 1940 Bazaine a réussi. » Clef qui, une fois
reconnue (ardu, l’art de lire ne déçoit jamais ses assidus), donnera les
autres : nommer Bazaine, c’est nommer la Déroute même, la pire de
toutes jusqu’alors (chez Zola, la débâcle),
et, d’une pierre faisant deux coups, en appeler de l’autre grand texte dont Bloch
invoque le patronage magistral puisque, en mai 1940, Sedan semble se répéter – La Réforme intellectuelle et morale,
prononcé en Sorbonne par Renan en 1871. En deux coups, la voilà montée, la
scène – étrange – du propos : par surimpression, les trois guerres
franco-allemandes en une seule, et la première comme coulisse de l’écriture de
la troisième, dont une génération, celle de l’auteur, se trouve coup sur coup avoir
vécu la deuxième et la troisième comme n’en faisant qu’une – mais ne le
faisant, comme c’est étrange, pas vraiment non plus (du Pétain maréchal de
Montoire au victorieux colonel Pétain, quelle fêlure); et, classe 1906,
l’auteur lui-même : comme combattant en ligne, soldat, puis officier
réengagé volontaire.
Clef
de lecture, donc enquête historique : dans la défaite, comprendre la
déroute en posant 1939-40 dans la perspective de 1914-18 elle-même aboutée à
celle de 1870-71. Méthode analogique que se propose Bloch, non pas tant comme
historien que comme combattant recommencé, membre de cette génération-ci, maillon de deux guerres : ni trop jeune
pour la première ni trop âgée pour la seconde. Position générationnelle
imprenable, rétrospective unique en son genre ! puisque le fait brut de la
naissance place d’emblée des classes d’âge et de conscrits – en gros, un
million de jeunes hommes – là où l’historien, même comparatiste convaincu et
réfléchi, hésite, multiplie les justifications, hasarde les recoupements, rogne
sur les comparaisons, nuance les rapprochements… D’où cette pensée, chez
Bloch, pour dissuader l’étrange sensation : « J’appartiens à une
génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, nous étions
revenus, c’est vrai, bien fatigués. » Réflexion destinée à éclairer,
moyennant retour sur soi, une autre figure insistante de l’étrange lenteur, le
vécu des autres, les hauts gradés, le Grand État-Major : la « fatigue »,
en particulier celle d’une armée de vieux généraux. Et, quelques lignes plus
bas, avant le diagnostic, la feinte, ironique en réalité, d’une
pseudo-explication de psychologie collective et… expéditive : la défaite
de 1940, effet de la fatigue des chefs (vieux) de la nation vaincue par une
nation jeune. La métaphore du sommeil s’accrochera dans les détails, il sera
question, entre autres, de l’« hypnose du châtiment » – à propos du
défaitisme qui, sur le mode hypocrite de la contrition prônée, dénonce dans la
défaite une sanction méritée voire providentielle. (Encore Bazaine, même si
cette fois il s’appelle Pétain. Étrange spectre que ce militaire-revenant en
évoquant un encore plus sénescent. Dans la guerre 3, la guerre 1, comme si, en
cette certaine perspective, la 2 n’avait jamais eu lieu.)
La
guerre mondiale comme guerre des classes d’âge ? Mais, en face, le
vainqueur, l’« enfant humilié » dira Bernanos, le caporal chancelier,
n’a-t-il pas lui aussi combattu quatre ans, et souvent en première ligne ?
Anticipant la forte objection, Bloch abattra autrement son atout : la
« fatigue » qui donne à la défaite sa triste laideur de soporifique
en overdose (Bloch écrit : une
allure de « vieux boxeur » que son trop de graisse a résigné à
baisser la garde avant le second round) marque moins les anciens de 14 que tous
les combattants de 39 en tant que vaincus de la « guerre de vitesse »
(l’expression revient souvent). Le voici, le vrai vif stratégique du sujet,
exposé dans son meilleur rendement analogique : d’une guerre à l’autre, la
vitesse a changé. La fatigue qui accable les combattants (français) a sa source
dans l’écart de vitesse des deux adversaires : celui qui charge (phalanges de tanks et de stukas)
assène cet impact percutant à l’animal immobile que, par commotion, le choc
dévitalise, assomme, exténue. La charge la plus rapide prend l’avantage cinétique
et dynamique de la décharge décisive (de la percussion mortelle ou
traumatisante). Nom propre : l’effet Guderian, lui aussi un ancien de 1a
guerre 2. La cavalerie blindée comme bolide, la guerre comme guerre
d’artilleurs, comme accélérateur de particules, de soldats se faisant le medium
et le vecteur d’une invisible et térébrante onde de choc à très haute fréquence
– on reconnaît là le principe des guerres de la Révolution transformées en
technique stratégique par l’artilleur Bonaparte et par lui enseignées à toute
l’Europe.
Mais
la différence de vitesse entre les deux adversaires n’affecte pas que la ligne
(géométrique) du choc frontal, puisque l’armée la plus lente croit discerner un front (une
position) quand il y a un trajet (un mouvement), et que cette impotence
topologique se répercute aussitôt sur la transmission des messages entre
combattants de la même armée (les contretemps de l’information dans son propre
champ la transforment en désinformation contagieuse, autrement dit en
information panique – moment bascule de la cristallisation de la défaite en débâcle).
La différence de vitesse entre les deux adversaires induit un second effet tout
aussi destructeur pour celui qui le subit : la disparition de la ligne de
front (alors que décisive, vertébrale, vingt ans plus tôt), sous l’effet de la
course propre à la guerre de vitesse, et la disparition consécutive de l’autre frange,
de la zone large qui séparait l’ « avant » de
l’ « arrière » (et tout aussi bien : le combattant du
civil). Il faut donc répéter le raisonnement en sens inverse pour atteindre sa
vérité stratégique profonde : l’armée défaite se disloque, sous la
violence physique du choc certes, mais plus encore sous l’effet mental de la
désinformation qui l’empêche de repérer et de calculer le mouvement de
l’adversaire, d’en anticiper la logique. La lenteur décérèbre. Abordant cet
aspect mental de la guerre de mouvement, Marc Bloch aborde alors son véritable
propos, celui qui le ramène à Renan : ce moment mental fait corps avec un
moment intellectuel et moral, la décérébration entraîne sottise et veulerie. Le
choc physique sera d’autant plus violent (« fatigant ») que
l’intelligence avait omis d’y préparer, et que la volonté dormait. La défaite
de la guerre 3 ramène au diagnostic de la défaite de la guerre 1 et le
confirme. Aviez-vous lu Renan, demande Bloch à Pétain-Bazaine – comme après
1945 on demandera : aviez-vous lu Mein
Kampf ? Bloch fait mieux : en pleine guerre, il lit aussi (en
allemand) le nazi anti-hitlérien, Otto Strasser, Hitler et moi, qui vient de paraître. Et lit aussi Rauschning,
autre hitlérien devenu opposant, l’homme qui, en 1938, pose l’équation décisive
en publiant La Révolution du nihilisme.
Bloch, un de ces rares qui ne font pas la guerre, qui ne vivent pas sans lire.
Voilà
la découverte étrange dont le médiéviste Marc Bloch s’avise un des tout
premiers : la guerre 3 l’a mis aux prises avec le nihilisme – de
la vitesse. Renan, après la guerre 1, avait prédit : Il faut rattraper la Prusse, rattraper le niveau d’instruction de cet
intellectuel sous les armes qu’est l’officier prussien. La guerre de vitesse
avait déjà commencé. Entre les systèmes scolaires.
À
coup sûr, l’auteur de L’Étrange Défaite,
lecteur attentif de Renan méditant sur la défaite de 1871, ne devait guère porter
dans son cœur les arguments d’un ancien combattant de la Grande Guerre, Alain,
l’auteur pacifiste de Mars ou la guerre
jugée (quatre ans seulement séparent la rédaction des deux écrits). N’empêche
que, sur un point non secondaire, ils se rejoignent. L’armée
« vieille » et « lente » où Marc Bloch voit un puissant
mécanisme de « retardement », il la décrit comme une
« bureaucratie » : comme une puissance essentiellement conservatoire,
destinée, pour commencer, à la conservation, à la reproduction d’elle-même (au
sens où on le disait de l’armée prussienne, véritable État dans l’État :
caste nationalisée, mise au service exclusif et intégral de l’État). Quand
Alain note, avec gouaille, lui, mais pour de tout autres raisons que les motifs
de l’indignation rentrée de Marc Bloch : « La stratégie et la
tactique prennent ce que l’organisation leur laisse », il frôle la même
idée : comme corps, l’armée
s’oppose d’avance à tous les mouvements
qu’exige sa fonction combattante… Lourde et lente, l’organisation (la simple
existence de l’organisme structuré, segmenté, arrimé à ses bureaux et à ses
services en tout genre) dévore la vitesse potentielle de la mobilisation, de la
confrontation, du raid, de la razzia, et l’annule d’autant plus vite
qu’il y va d’une armée presque dépourvue des nouvelles machines, les plus
rapides, les avions. Plus tard, dans La
Route des Flandres, le cavalier Claude Simon emporté dans la débâcle décrira,
lui aussi : abominable, la course de vitesse entre les chevaux fatigués et les avions hurleurs.
Que
signifie au juste nihilisme de la
vitesse ? Ceci, d’abord, hypothèse basse qui donne raison à l’officier
des Transmissions, à Alain (mais pas comme il l’entend) : si vous faites
la guerre, vous devez vous faire rapide, et vous donner les moyens de cette
accélération (de bonnes lignes téléphoniques, par exemple, au moins aussi
stratégiques que la ligne de front). Si, bien que lent, vous faites la guerre,
vous la faites pour mourir, non pour vivre, et vous vous faites nihiliste (car
vous retournez vos moyens contre vos fins prétendues). Et ceci aussi, hypothèse
haute qui donne raison à Alain et à Bloch en même
temps : l’accélération du mouvement de la guerre s’oppose à la masse
des corps qui la font. Et ceci, enfin, qui ne les concerne pas eux en particulier,
mais nous tous : l’accélération de la vie commence par déformer la vie des
corps qu’elle traverse (comme, en économie politique, l’accélération des flux
menace la valeur des stocks). L’armée la plus rapide – le flux – a tétanisé
l’armée la plus lente – le stock. Mais le diagnostic se généralisera sans
peine : le plus rapide prend l’empire sur le plus lent, loi physique
secrètement nihiliste puisqu’elle récapitule ce conflit de la matière, inertie,
et du mouvement, accélération. Bilan : entre l’un et l’autre, il n’y a pas
d’équilibre concevable autrement que sous la figure d’une concurrence des
vitesses, d’une accélération exponentielle. Condamnés à vivre en accélération
permanente, nous sommes tous devenus des nihilistes qui s’ignorent – et ne
veulent pas savoir non plus qu’au-delà de la ligne extrême de la vitesse
commence l’éternel retour de la lenteur, la décélération finale qui ramène la
masse de matière déliée et disloquée par la vitesse à son commencement
archaïque et végétal de vie lourde et lente, meurtrie. Au bout du nihilisme de
la vitesse, après ses déflagrations, il y a cette rechute, ce temps mort, cette
étrange détente, prélude au travail de résilience et d'indolence. Human bomb, le guerrier du siècle qui commence, a lu L’Étrange Défaite. Qui en douterait ?
J.-L.
Evard
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