Penser le moment géopolitique
des empires dans la perspective des révolutions du transport ne se peut sans la
technologie de l’espace-temps née avec l’invention des premiers moteurs, ces
générateurs où, sous des conditions précises, de la matière se transforme en
énergie cinétique et où une chaudière tire à coups de bielle un train de
cinquante wagons. Mais le détail de l’enchaînement mental qui mène de cette recherche
de l’accélération permanente, initiative technique, à une politique transcontinentale,
programme d’une hégémonie impériale, reste le plus souvent dans l’ombre. Nous
ne savons toujours pas pourquoi le vieux rêve d’une domination utilitaire des
choses se présente toujours sous les atours prometteurs d’une émancipation de
leurs utilisateurs, et ne se réalise que sous la forme d’un différend constant entre
les inconditionnels de cette toute-puissance et ses réfractaires. Pourquoi la
volonté technique de se jouer de l’espace-temps rallume-t-elle par périodes le
conflit des volontés parmi ceux qui l’habitent ? Entre ceux qui conçoivent
les moteurs, ceux qui leur commandent ou les programment, ceux qui s’en servent
et ceux qui les desservent, il n’y a jamais consensus, même après plusieurs
siècles d’industrialisme, mais tout au plus un culte inconditionnel de
l’efficacité à court terme. L’acuité du malentendu reçoit une illustration
d’autant plus spectaculaire quand il se produit chez le même individu, voire à
son insu. Si nous réussissons à l’établir avec précision dans un cas
particulier, nous pouvons alors espérer mieux comprendre comment il étend ses
effets en règle générale, et mieux décider s’il relève de la nature authentique
du geste technique ou bien de notre peu de lucidité quant au sens profond de
ses implications.
Dans
la génération d’Européens que l’expérience de la Grande Guerre conduisit à ce
questionnement, dans cette génération « ébranlée » (J. Patocka) par
lui parce que mise par elle au plus près de cette énigme et de la vérité de
cette époque, il y a, dit le philosophe tchèque, Ernst Jünger. De fait,
l’auteur de la Mobilisation totale
vécut à la fois à la pointe de l’empire (comme écrivain stratégiste du
nationalisme révolutionnaire allemand) et à celle de l’enthousiasme futuriste
qui lui inspira Le Travailleur. À ce
double titre, il compte à l’évidence parmi ceux qui, dans cette génération, ne
distinguaient pas entre exaltation de la technique et volonté de puissance,
« grande politique » (Nietzsche). Raison de plus d’examiner de près,
au plus près des textes, la construction de cette double perspective :
pour lui, elle n’en fit d’abord qu’une – puis, Jünger s’en dégageant peu à peu
quand il va écrire Sur les falaises de
marbre, elle subsista, non plus cependant comme conviction programmatique,
mais comme motif philosophique durable. Au premier Jünger penseur d’une
religion de la technique succèdera un second, curieux des techniques de la
religion – selon la figure, donc, d’un retournement
des termes de la question qui, en lui-même, compte certes autant que la
question posée et autant que les différentes réponses qu’elle peut appeler.
Retournement classique chez tous les esprits à qui la même idée se révèle
d’abord dans un registre révolutionnaire pour se transporter ensuite dans un
registre conservateur : chemin de Damas bien connu de tous les
« ébranlés », de tous ceux appelés à approfondir leur expérience en apprenant à la faire résonner non
pas une fois, mais plusieurs, et sur des plans différents. Vieille
histoire ! Ne compte et ne dure, pour un homme, que ce qui lui reste quand
il aura brisé ses idoles, à commencer par soi-même.
Même
si, dans ce retournement, dans cette metanoia,
nous reconnaissons un cas de figure classique (bien des rapprochements
s’imposeraient), il s’y maintient, dans la durée, des points inamovibles de
cristallisation et d’induration de la vie mentale qui, eux, en revanche,
échappent, dirait-on, à la refonte de l’ensemble, voire y jouent le rôle de
catalyseurs indestructibles – qu’on retrouvera, intacts, longtemps après la
métamorphose et la décantation, comme on retrouve le même imprécateur infatigable
chez le premier et chez le dernier saint Paul. Prenons le cas – en lui-même
significatif – des deux écrivains français que Jünger mettait au rang des plus
grands. À l’un, Rimbaud, il restera fidèle au point d’écrire, en 1936, un Éloge des voyelles qui vaut intention
d’hommage évidente au poète des Illuminations.
À l’autre, Maurice de Guérin, il voue assez d’admiration pour le comparer (et
même deux fois) à… Novalis.
Pour
un peu nous expliquer cette seconde prédilection à côté de la première, faisons
comme Jünger, lisons Le Centaure, qui
date de 1834 : le rapprochement
avec le lyrique allemand, excepté sa valeur commode d’éloge sincère et concis,
ne pourra que déconcerter. Mais nous y gagnerons au moins d’approcher l’énigme
ici envisagée : de mieux saisir ce qui, alimentant à son insu un train de
pensée, un régime mental de rationalisation de l’expérience, commande et
informe une construction (un propos, un argumentaire, les attendus d’une
logique), et au point de porter ses déformations et ses contradictions comme
s’il s’agissait des variantes équivalentes d’une seule et même vérité. Car Le Centaure de Maurice de Guérin égrène
la mélancolique récapitulation d’une vie de centaure : devenu un ancien
comme son frère Chiron le précepteur d’Achille l’adolescent héros des gens de
guerre, le vieil homme-cheval se ressouvient des années de bonheur, et surtout
de sa plus haute jouissance, l’idée de
la course, du galop, de la vitesse, de sa griserie. « Une inconstance
sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus
violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se
fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités
soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où
j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant
j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspendait la
mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais
au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui
reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des
carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans
tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle
avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre
ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces
tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer
sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. »
On
admirera en effet la densité de la démonstration, digne du physicien le plus
émérite : au cœur du cyclone, l’immobilité – et l’extraordinaire tension
polaire enregistrée par le corps animé se percevant à la limite même des deux
valeurs extrêmes, du mobile et de l’immobile enfermés l’un dans l’autre comme
la houle par le rivage (aussi bien que lui par elle). M. de Guérin anticipe,
même si de peu, sur les motifs cinétiques élémentaires du romantisme mais dans
la langue retenue du Grand Siècle et de ses sonorités voilées : la
précision audacieuse de la confidence et de l’introspection respecte la
convention mythologique, mais l’utilise comme un filtre littéraire où perce
l’évidence d’un chaos et de la jouissance qu’il délivre, « comme si le
mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite
que l’immobilité » (Cl. Lévi-Strauss, Tristes
Tropiques). Chez Jünger, sur l’arrière-plan non pas du romantisme, qui
accélère, mais du nihilisme, qui dynamite, cette tension recherchée entre des
trajectoires de sens inverse ne faiblira jamais, elle inspire toutes ses
démarches (esthétique, politique, théologique). « Sereine est la langue
originaire de la vitesse ». L’homme-cheval de l’Antiquité grecque sert ici
de moule et de masque à l’homme-locomotive et à l’homme-obus des
hauts-fourneaux et des autodromes. Ne subsiste de grec, dans ce jeu de rôles et
de citations, que la volonté de se connaître soi-même : hommes et bêtes,
apprendre à ne pas les séparer et à ne pas les confondre, pas plus que les
mortels et les immortels, pas plus que le chaos et le cosmos.
Le
personnage mythologique de Maurice de Guérin aura donc permis à Jünger de fixer
en une seule et même figure clef toutes les commotions liées à la
« mobilisation totale » : elle permet de lire l’accélération
catastrophique du cours du monde comme le réel prélude mouvementé d’un impossible
retour à l’équilibre. Fiction mythologique d’après-coup, seule rationalisation échappée
au naufrage des sens suggéré par le poète français ; car entre douleur et
jouissance il campe un vivant inquiet – le centaure – dépossédé de soi-même par
sa propre agitation extatique, non pas un stratège appliqué à composer des
mouvements hétérogènes et à prévenir leurs chocs en retour. Comme deux
vocations, ces deux vies peuvent se croiser, elles ne se mélangent pas.
J.-L.
Evard
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