samedi 5 juillet 2014

L'hétéromobile


Penser le moment géopolitique des empires dans la perspective des révolutions du transport ne se peut sans la technologie de l’espace-temps née avec l’invention des premiers moteurs, ces générateurs où, sous des conditions précises, de la matière se transforme en énergie cinétique et où une chaudière tire à coups de bielle un train de cinquante wagons. Mais le détail de l’enchaînement mental qui mène de cette recherche de l’accélération permanente, initiative technique, à une politique transcontinentale, programme d’une hégémonie impériale, reste le plus souvent dans l’ombre. Nous ne savons toujours pas pourquoi le vieux rêve d’une domination utilitaire des choses se présente toujours sous les atours prometteurs d’une émancipation de leurs utilisateurs, et ne se réalise que sous la forme d’un différend constant entre les inconditionnels de cette toute-puissance et ses réfractaires. Pourquoi la volonté technique de se jouer de l’espace-temps rallume-t-elle par périodes le conflit des volontés parmi ceux qui l’habitent ? Entre ceux qui conçoivent les moteurs, ceux qui leur commandent ou les programment, ceux qui s’en servent et ceux qui les desservent, il n’y a jamais consensus, même après plusieurs siècles d’industrialisme, mais tout au plus un culte inconditionnel de l’efficacité à court terme. L’acuité du malentendu reçoit une illustration d’autant plus spectaculaire quand il se produit chez le même individu, voire à son insu. Si nous réussissons à l’établir avec précision dans un cas particulier, nous pouvons alors espérer mieux comprendre comment il étend ses effets en règle générale, et mieux décider s’il relève de la nature authentique du geste technique ou bien de notre peu de lucidité quant au sens profond de ses implications.
Dans la génération d’Européens que l’expérience de la Grande Guerre conduisit à ce questionnement, dans cette génération « ébranlée » (J. Patocka) par lui parce que mise par elle au plus près de cette énigme et de la vérité de cette époque, il y a, dit le philosophe tchèque, Ernst Jünger. De fait, l’auteur de la Mobilisation totale vécut à la fois à la pointe de l’empire (comme écrivain stratégiste du nationalisme révolutionnaire allemand) et à celle de l’enthousiasme futuriste qui lui inspira Le Travailleur. À ce double titre, il compte à l’évidence parmi ceux qui, dans cette génération, ne distinguaient pas entre exaltation de la technique et volonté de puissance, « grande politique » (Nietzsche). Raison de plus d’examiner de près, au plus près des textes, la construction de cette double perspective : pour lui, elle n’en fit d’abord qu’une – puis, Jünger s’en dégageant peu à peu quand il va écrire Sur les falaises de marbre, elle subsista, non plus cependant comme conviction programmatique, mais comme motif philosophique durable. Au premier Jünger penseur d’une religion de la technique succèdera un second, curieux des techniques de la religion – selon la figure, donc, d’un retournement des termes de la question qui, en lui-même, compte certes autant que la question posée et autant que les différentes réponses qu’elle peut appeler. Retournement classique chez tous les esprits à qui la même idée se révèle d’abord dans un registre révolutionnaire pour se transporter ensuite dans un registre conservateur : chemin de Damas bien connu de tous les « ébranlés », de tous ceux appelés à approfondir leur expérience en apprenant à la faire résonner non pas une fois, mais plusieurs, et sur des plans différents. Vieille histoire ! Ne compte et ne dure, pour un homme, que ce qui lui reste quand il aura brisé ses idoles, à commencer par soi-même.
Même si, dans ce retournement, dans cette metanoia, nous reconnaissons un cas de figure classique (bien des rapprochements s’imposeraient), il s’y maintient, dans la durée, des points inamovibles de cristallisation et d’induration de la vie mentale qui, eux, en revanche, échappent, dirait-on, à la refonte de l’ensemble, voire y jouent le rôle de catalyseurs indestructibles – qu’on retrouvera, intacts, longtemps après la métamorphose et la décantation, comme on retrouve le même imprécateur infatigable chez le premier et chez le dernier saint Paul. Prenons le cas – en lui-même significatif – des deux écrivains français que Jünger mettait au rang des plus grands. À l’un, Rimbaud, il restera fidèle au point d’écrire, en 1936, un Éloge des voyelles qui vaut intention d’hommage évidente au poète des Illuminations. À l’autre, Maurice de Guérin, il voue assez d’admiration pour le comparer (et même deux fois) à… Novalis.
Pour un peu nous expliquer cette seconde prédilection à côté de la première, faisons comme Jünger, lisons Le Centaure, qui date de 1834 : le rapprochement avec le lyrique allemand, excepté sa valeur commode d’éloge sincère et concis, ne pourra que déconcerter. Mais nous y gagnerons au moins d’approcher l’énigme ici envisagée : de mieux saisir ce qui, alimentant à son insu un train de pensée, un régime mental de rationalisation de l’expérience, commande et informe une construction (un propos, un argumentaire, les attendus d’une logique), et au point de porter ses déformations et ses contradictions comme s’il s’agissait des variantes équivalentes d’une seule et même vérité. Car Le Centaure de Maurice de Guérin égrène la mélancolique récapitulation d’une vie de centaure : devenu un ancien comme son frère Chiron le précepteur d’Achille l’adolescent héros des gens de guerre, le vieil homme-cheval se ressouvient des années de bonheur, et surtout de sa plus haute jouissance, l’idée de la course, du galop, de la vitesse, de sa griserie. « Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. »
On admirera en effet la densité de la démonstration, digne du physicien le plus émérite : au cœur du cyclone, l’immobilité – et l’extraordinaire tension polaire enregistrée par le corps animé se percevant à la limite même des deux valeurs extrêmes, du mobile et de l’immobile enfermés l’un dans l’autre comme la houle par le rivage (aussi bien que lui par elle). M. de Guérin anticipe, même si de peu, sur les motifs cinétiques élémentaires du romantisme mais dans la langue retenue du Grand Siècle et de ses sonorités voilées : la précision audacieuse de la confidence et de l’introspection respecte la convention mythologique, mais l’utilise comme un filtre littéraire où perce l’évidence d’un chaos et de la jouissance qu’il délivre, « comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité » (Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques). Chez Jünger, sur l’arrière-plan non pas du romantisme, qui accélère, mais du nihilisme, qui dynamite, cette tension recherchée entre des trajectoires de sens inverse ne faiblira jamais, elle inspire toutes ses démarches (esthétique, politique, théologique). « Sereine est la langue originaire de la vitesse ». L’homme-cheval de l’Antiquité grecque sert ici de moule et de masque à l’homme-locomotive et à l’homme-obus des hauts-fourneaux et des autodromes. Ne subsiste de grec, dans ce jeu de rôles et de citations, que la volonté de se connaître soi-même : hommes et bêtes, apprendre à ne pas les séparer et à ne pas les confondre, pas plus que les mortels et les immortels, pas plus que le chaos et le cosmos.
Le personnage mythologique de Maurice de Guérin aura donc permis à Jünger de fixer en une seule et même figure clef toutes les commotions liées à la « mobilisation totale » : elle permet de lire l’accélération catastrophique du cours du monde comme le réel prélude mouvementé d’un impossible retour à l’équilibre. Fiction mythologique d’après-coup, seule rationalisation échappée au naufrage des sens suggéré par le poète français ; car entre douleur et jouissance il campe un vivant inquiet – le centaure – dépossédé de soi-même par sa propre agitation extatique, non pas un stratège appliqué à composer des mouvements hétérogènes et à prévenir leurs chocs en retour. Comme deux vocations, ces deux vies peuvent se croiser, elles ne se mélangent pas.
J.-L. Evard

Aucun commentaire: