samedi 19 juillet 2014

Jérusalem, Rome et Amman (suite)


Le lecteur de « Jérusalem, Rome et Amman », le Billet du 15 juillet, attend-il de l’auteur qu’il s’explique quand il qualifie « zone de non-droit » l’État binational à quoi, faute d’un accord avec les autorités palestiniennes, tendrait, dit-on, Israël ? À la thèse compacte de mardi vient s’ajouter ici l’argument entier.

« État binational », dit-on à tout va comme s’il s’agissait de l’alternative concédée à l’échec de l’indépendance palestinienne ; comme si l’on se donnait avec cette formule la figure de se rabattre du coup sur une alternative, moins belle mais non moins juste, bâtarde peut-être mais à peine moins équitable que la première. Or cette alternative au rabais n’en est pas une du tout : un tel « État binational », et même si, par extraordinaire, les Arabes palestiniens pouvaient n’y pas vivre en citoyens de seconde zone, Israël ne peut même pas en caresser l’idée, Israël ne peut même qu’en exclure catégoriquement la simple possibilité de principe.

Ne pèseront, en Israël et au Proche-Orient, que les esprits capables de comprendre pourquoi il en va ainsi et ce qui fait du conflit israélo-palestinien une guerre sans fin. Pour forger sa conviction efficace, leur raison doit passer par quatre moments logiques successifs : 1) peut-il y avoir un État palestinien souverain qui n’aurait pas  Jérusalem pour capitale partagée ? 2) non, mais en tout état de cause Israël ne partagera jamais Jérusalem réunifiée en 1967; 3) le conflit, d’ailleurs, porte aujourd’hui comme hier sur l’ensemble des frontières; 4) frontières dont même Israël n’a ni ne peut d’ailleurs avoir d’idée claire et distincte. Conclusion : la souveraineté palestinienne est une chimère, mais l’État binational aussi.

D’où vient donc le cercle vicieux et belliqueux de la capitale impossible et des frontières indéfinissables ? Depuis toujours, l’État d’Israël se trouve devant un formidable dilemme. Avers de ce dilemme : en bonne et simple logique géopolitique, il faudrait à l’État hébreu, comme à tout État, les frontières définitives qui normaliseront son existence dans la langue commune et positive du droit international – tout État ne se norme que par des frontières, tout État résulte de la reconnaissance que lui attestent des États… eux-mêmes reconnus. Cet outil normatif, comme toute norme, résulte d’un processus de reconnaissance mutuelle que le droit ne fait qu’entériner, langage circulaire comme tout langage et tout rituel juridique. Mais il n’y a jamais eu, et pour cause, d’action politique rationnelle et durable sans lui, puisque obtenir cette reconnaissance fait rentrer tout nouvel État dans la communauté des États source du droit – prémisse évidente de la promotion juridique, pour laquelle Israël vit dans l’attente de ses frontières depuis le premier jour de son existence. Et passe de guerre en guerre pour négocier le tracé sans lequel les frontières provisoires nées de la première guerre israélo-arabe de 1948-49 se pérennisent, et pérennisent par contrecoup le conflit avec les États alentour. Que les causes de ce conflit remontent plus haut dans le temps – à l’éveil des nationalismes arabes, quand s’affaisse l’Empire ottoman –  ne change rien à l’exigence normative et juridique première de reconnaissance mutuelle entre les parties concernées par le Plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en novembre 1947.

Généralisons ce raisonnement juridique classique à l’ensemble du Proche-Orient : nous voyons aussitôt pourquoi la qualité politique de source co-constitutive du droit représente, qui plus est, pour tous les États de la région, et non seulement pour Israël, une nécessité vitale, y compris en matière de politique intérieure : ce qui dérègle la vie de l’État au-delà de ses frontières l’affaiblit en-deçà. Cette interaction profonde des deux espace-temps du politique n’a pas varié d’un pouce depuis la naissance du droit des gens, devenu droit international. Sur Israël, elle exerce des effets d’autant plus puissants que, tout en s’identifiant à la cause des démocraties, l’État hébreu s’est fondé en renonçant à proclamer une constitution ou une Loi fondamentale. Ce qui, dans la tradition démocratique des modernes inaugurée par l’Indépendance américaine, représente une exception, et peut-être une anomalie.

Au bout de soixante-cinq ans, l’État hébreu n’a toujours pas de frontières. En aura-t-il un jour ? Peut-être. Le souhaite-t-il ? Oui, sans doute. Le peut-il ? Oui, mais à la stricte condition de se doter d’une Loi fondamentale ou organique, sans l'énoncé de laquelle il ne saurait y avoir de définition de l’étendue de territoire à laquelle s’applique souverainement cette Loi (souverainement : par décision souveraine du peuple et par reconnaissance internationale de sa souveraineté).

D’où le revers du dilemme, sa face la plus épineuse : en Israël, à l’intérieur des frontières toujours provisoires de l’État proclamé souverain en juin 1948, le souverain lui-même – la communauté civique israélienne composée de Juifs et d’Arabes – représente, en droit international, une exception, et ce pour une double raison. L’admission immédiate à la citoyenneté israélienne pour tout Juif qui en fait la demande en venant vivre sur place (alyia) présuppose en effet une identité juive, dont la définition n’est pas normative, mais coutumière (conforme aux règles traditionnelles de la filiation invoquées par les magistrats compétents, qui, outre les juristes civils et civilistes, sont aussi les théologiens du rabbinat hébreu). Qui plus est, la compétence exclusive que, comme partout, le législateur israélien se réserve de statuer sur la qualité de citoyen israélien n’a elle-même toujours pas de fondements juridiques nécessaires et suffisants : l’État hébreu est-il un État juif, ou se comprend-il comme État des Juifs, où qu’ils vivent ? Nul ne le sait. (Herzl lui-même ne le savait pas quand il écrivait : Judenstaat, car le mot allemand admet les deux traductions, selon l’idée spécifique que l’on se fait de l’objet visé.) Nul ne peut le savoir, car l’État hébreu – aussi bien am (en hébreu biblique : « la confédération du peuple mosaïque rassemblé sur la terre ») que knesset (en hébreu moderne : la volonté générale du peuple réuni en corps constitué) – sursoit sine die à la décision. Cette volontaire indécision juridique résulte du compromis de 1948 entre laïcs, qui optent pour « l’État des Juifs », et religieux, optant pour « l’État juif ». Un historien israélien, Gershon Weiler, avait donné un autre nom à ce silencieux compromis historique : la « tentation théocratique ». Qu’on ne se méprenne pas : elle pèse sur toutes les parties concernées. (Dans cette perspective, on nous passera une impertinence : la binationalité, l’État hébreu la pratique, comme on voit, depuis longtemps. La réflexion stratégique et politique exige donc de comprendre comment en sortir, non pas à en rêver comme d’une solution.)

Tant que, en résonance avec la société israélienne, l’État hébreu prolongera ce clair-obscur théologico-politique, il prolongera aussi le malentendu consécutif avec ses voisins : comment sauraient-ils ce que lui-même a résolu de ne pas trancher ? Mais ce malentendu traverse aussi Israël de l’intérieur : comment laïcs et religieux renonceraient-ils au compromis sémantique et juridique sans lequel l’État n’aurait pu voir le jour après la proclamation du Plan de partage de la Palestine ? Ce compromis fondateur tient lieu de constitution à Israël, il perpétue la fondation comme compromis institutionnel au moins autant que comme recommencement historique. Compromis et balance of power : il régule la discorde entre laïcs et religieux, qui, ensemble, sauf métamorphose préalable ou à raison  d’une manière de révolution culturelle, ne peuvent s’accorder sur le préambule philosophique d’aucune Loi fondamentale ou organique.

Le dilemme constitutif de l’État et de son absence de constitution engendre donc, aux frontières, l’obstacle géopolitique exact qui lui correspond point par point : pas de Loi fondamentale, d’où pas de concept de la souveraineté ; pas d’idée du souverain, donc pas de frontières ; pas de frontières, donc pas de paix. Un État « binational » ne ferait que redoubler intra muros le dilemme qui fait, dans son environnement, le destin et l’exception d’Israël, État hébreu en attente de sa rationalisation constitutionnelle.

Une fois mieux compris cet enchaînement de malentendus multiples, viendra le moment de l’agir lucide et paisible. Il ne peut venir que du sein d’Israël. De la longue chaîne des malentendus, le premier maillon se trouve dans la conscience juive, en Israël et partout ailleurs.

J.-L. Evard

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