Le lecteur de
« Jérusalem, Rome et Amman », le Billet du 15 juillet, attend-il de
l’auteur qu’il s’explique quand il qualifie « zone de non-droit »
l’État binational à quoi, faute d’un accord avec les autorités palestiniennes,
tendrait, dit-on, Israël ? À la thèse compacte de mardi vient s’ajouter ici
l’argument entier.
« État
binational », dit-on à tout va comme s’il s’agissait de l’alternative concédée à l’échec de l’indépendance palestinienne ; comme si l’on
se donnait avec cette formule la figure de se rabattre du coup sur une
alternative, moins belle mais non moins juste, bâtarde peut-être mais à peine
moins équitable que la première. Or cette alternative au rabais n’en est pas
une du tout : un tel « État binational », et même si, par
extraordinaire, les Arabes palestiniens pouvaient n’y pas vivre en citoyens de
seconde zone, Israël ne peut même pas en caresser l’idée, Israël ne peut même qu’en
exclure catégoriquement la simple possibilité de principe.
Ne
pèseront, en Israël et au Proche-Orient, que les esprits capables de comprendre
pourquoi il en va ainsi et ce qui fait du conflit israélo-palestinien une
guerre sans fin. Pour forger sa conviction efficace, leur raison
doit passer par quatre moments logiques successifs : 1) peut-il y avoir un État palestinien souverain qui n’aurait pas Jérusalem pour capitale partagée ? 2) non, mais en tout état de cause Israël
ne partagera jamais Jérusalem réunifiée en 1967; 3) le conflit, d’ailleurs, porte aujourd’hui comme hier sur
l’ensemble des frontières; 4)
frontières dont même Israël n’a ni ne peut d’ailleurs avoir d’idée claire et
distincte. Conclusion : la souveraineté palestinienne est une chimère,
mais l’État binational aussi.
D’où
vient donc le cercle vicieux et belliqueux de la capitale impossible et des
frontières indéfinissables ? Depuis toujours, l’État d’Israël se trouve devant
un formidable dilemme. Avers de ce dilemme : en bonne et simple logique
géopolitique, il faudrait à l’État hébreu, comme à tout État, les frontières
définitives qui normaliseront son existence dans la langue commune et positive du
droit international – tout État ne se norme que par des frontières, tout État
résulte de la reconnaissance que lui attestent des États… eux-mêmes reconnus.
Cet outil normatif, comme toute norme, résulte d’un processus de reconnaissance
mutuelle que le droit ne fait qu’entériner, langage circulaire comme tout
langage et tout rituel juridique. Mais il n’y a jamais eu, et pour cause, d’action politique
rationnelle et durable sans lui, puisque obtenir cette reconnaissance fait
rentrer tout nouvel État dans la communauté des États source du droit – prémisse
évidente de la promotion juridique, pour laquelle Israël vit dans l’attente de
ses frontières depuis le premier jour de son existence. Et passe de guerre en
guerre pour négocier le tracé sans lequel les frontières provisoires nées de la
première guerre israélo-arabe de 1948-49 se pérennisent, et pérennisent par
contrecoup le conflit avec les États alentour. Que les causes de ce conflit
remontent plus haut dans le temps – à l’éveil des nationalismes arabes, quand
s’affaisse l’Empire ottoman – ne change
rien à l’exigence normative et juridique première de reconnaissance mutuelle entre les
parties concernées par le Plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en
novembre 1947.
Généralisons
ce raisonnement juridique classique à l’ensemble du Proche-Orient : nous
voyons aussitôt pourquoi la qualité politique de source co-constitutive du
droit représente, qui plus est, pour tous les États de la région, et non
seulement pour Israël, une nécessité vitale, y compris en matière de politique
intérieure : ce qui dérègle la vie de l’État au-delà de ses frontières
l’affaiblit en-deçà. Cette interaction profonde des deux espace-temps du
politique n’a pas varié d’un pouce depuis la naissance du droit des gens,
devenu droit international. Sur Israël, elle exerce des effets d’autant plus
puissants que, tout en s’identifiant à la cause des démocraties, l’État hébreu
s’est fondé en renonçant à proclamer une constitution ou une Loi fondamentale.
Ce qui, dans la tradition démocratique des modernes inaugurée par
l’Indépendance américaine, représente une exception, et peut-être une anomalie.
Au
bout de soixante-cinq ans, l’État hébreu n’a toujours pas de frontières. En
aura-t-il un jour ? Peut-être. Le souhaite-t-il ? Oui, sans doute. Le
peut-il ? Oui, mais à la stricte condition de se doter d’une Loi
fondamentale ou organique, sans l'énoncé de laquelle il ne saurait y avoir de définition de
l’étendue de territoire à laquelle s’applique souverainement cette Loi
(souverainement : par décision souveraine du peuple et par reconnaissance
internationale de sa souveraineté).
D’où
le revers du dilemme, sa face la plus épineuse : en Israël, à l’intérieur
des frontières toujours provisoires de l’État proclamé souverain en juin 1948, le
souverain lui-même – la communauté civique israélienne composée de Juifs et
d’Arabes – représente, en droit international, une exception, et ce pour
une double raison. L’admission immédiate à la citoyenneté israélienne pour tout
Juif qui en fait la demande en venant vivre sur place (alyia) présuppose en effet une identité juive, dont la définition
n’est pas normative, mais coutumière (conforme aux règles traditionnelles de la
filiation invoquées par les magistrats compétents, qui, outre les juristes
civils et civilistes, sont aussi les théologiens du rabbinat hébreu). Qui plus
est, la compétence exclusive que, comme partout, le législateur israélien se
réserve de statuer sur la qualité de citoyen israélien n’a elle-même toujours
pas de fondements juridiques nécessaires et suffisants : l’État hébreu est-il
un État juif, ou se comprend-il comme État des Juifs, où qu’ils vivent ? Nul ne le sait. (Herzl lui-même ne le
savait pas quand il écrivait : Judenstaat,
car le mot allemand admet les deux traductions, selon l’idée spécifique que l’on se
fait de l’objet visé.) Nul ne peut le
savoir, car l’État hébreu – aussi bien am
(en hébreu biblique : « la confédération du peuple mosaïque rassemblé sur
la terre ») que knesset (en
hébreu moderne : la volonté générale du peuple réuni en corps constitué) –
sursoit sine die à la décision. Cette
volontaire indécision juridique résulte du compromis de 1948 entre laïcs, qui
optent pour « l’État des Juifs », et religieux, optant pour
« l’État juif ». Un historien israélien, Gershon Weiler, avait donné
un autre nom à ce silencieux compromis historique : la « tentation
théocratique ». Qu’on ne se méprenne pas : elle pèse sur toutes les
parties concernées. (Dans cette perspective, on nous passera une
impertinence : la binationalité, l’État hébreu la pratique, comme on voit,
depuis longtemps. La réflexion stratégique et politique exige donc de
comprendre comment en sortir, non pas à en rêver comme d’une solution.)
Tant
que, en résonance avec la société israélienne, l’État hébreu prolongera ce
clair-obscur théologico-politique, il prolongera aussi le malentendu consécutif
avec ses voisins : comment sauraient-ils ce que lui-même a résolu de ne
pas trancher ? Mais ce malentendu traverse aussi Israël de
l’intérieur : comment laïcs et religieux renonceraient-ils au compromis
sémantique et juridique sans lequel l’État n’aurait pu voir le jour après la
proclamation du Plan de partage de la Palestine ? Ce compromis fondateur tient lieu de constitution à Israël, il perpétue
la fondation comme compromis institutionnel au moins autant que comme recommencement historique. Compromis et balance of power : il régule la
discorde entre laïcs et religieux, qui, ensemble, sauf métamorphose préalable
ou à raison d’une manière de révolution
culturelle, ne peuvent s’accorder sur le préambule philosophique d’aucune
Loi fondamentale ou organique.
Le
dilemme constitutif de l’État et de son absence de constitution engendre donc,
aux frontières, l’obstacle géopolitique exact qui lui correspond point par
point : pas de Loi fondamentale, d’où pas de concept de la
souveraineté ; pas d’idée du souverain, donc pas de frontières ; pas
de frontières, donc pas de paix. Un État « binational » ne ferait que redoubler intra muros le dilemme qui fait, dans son environnement, le destin
et l’exception d’Israël, État hébreu en attente de sa rationalisation
constitutionnelle.
Une
fois mieux compris cet enchaînement de malentendus multiples, viendra le moment
de l’agir lucide et paisible. Il ne peut venir que du sein d’Israël. De la
longue chaîne des malentendus, le premier maillon se trouve dans la conscience
juive, en Israël et partout ailleurs.
J.-L.
Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire