samedi 28 juin 2014

Vapeurs d'empire


On aime rappeler que le langage vient à l’homme pour qu’il puisse dissimuler sa pensée mais on omet de dire qu’il rend un service égal, et plus appréciable encore, à l’absence de pensée. Le stuc de la langue de bois agit comme le mastic frais : il se coule dans la moindre fissure, l’obture et la masque, seconde peau qui n’enveloppe qu’un creux. On rend donc à la pensée en panne ou paresseuse la pièce de sa fausse monnaie chaque fois que s’évente son leurre. Il n’y faut qu’un peu d’attention, pareille à celle des hommes d’oreille qui savent entendre un bégaiement, un silence, un lapsus et écouter ce qui se dit dans ces indiscrétions accidentelles, involontaires, si précieuses à la vérité d’une situation.

On dit aussi : traduttore traditore. Autre forme de dénaturation du sens, puisqu’il y va non du langage en général, mais du carrefour de deux langues et de l’irréductible angle mort de la traduction chaque fois qu’il faut que l’une croise l’autre, et que l’échange dure. On se réjouit donc de bon cœur chaque fois qu’on a l’occasion d’éviter cette avarie, car on saura alors qu’on vient d’échapper à un piège de langue, à une perfidie de la langue de bois, à  un traquenard comme il y en a par myriades depuis que la relation de pouvoir passe par l’industrie de la propagande, l’art de la falsification astucieuse ou expédiente des signes de la communication. Le langage fourmille d’actes manqués, mais la propagande et la langue de bois voudraient les choisir à notre place.

On se réjouira donc plus encore, on rira même si le faux monnayeur se voit pincé par son traître de traducteur, et en public, comme cela arriva à Karl Marx victime, en 1968, du traducteur français anonyme du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte aux Éditions sociales. « La bourgeoisie […] se lamente sur la stupidité des masses, de la “vile multitude” qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne », écrit Marx dans la VIIe section de son essai (p. 129). Et l’anonyme traducteur de préciser en note de bas de page, à propos de cet « impérialisme » : « Il s’agit ici du culte de l’empereur. » Pourquoi a-t-il jugé bon de le préciser ? Parce que le même terme vient sous la plume de l’auteur, mais dans un tout autre sens, dès la section II, à propos de « l’opposition républicaine officielle » à la monarchie de Juillet. Cette opposition, affirme Marx, ne constitue pas une « fraction de la bourgeoisie rassemblée par de grands intérêts communs », mais « simplement une coterie de bourgeois, d’écrivains, d’avocats, d’officiers et de fonctionnaires d’esprit républicain, et dont l’influence reposait sur l’antipathie personnelle que le pays ressentait à l’égard de Louis-Philippe, sur les souvenirs de l’ancienne république, sur les convictions républicaines d’un certain nombre d’enthousiastes et surtout sur le nationalisme français, dont elle entretenait soigneusement la haine à l’égard des conventions de Vienne et de l’alliance avec l’Angleterre. Une grande partie de l’influence que Le National [le journal parisien] possédait sous Louis-Philippe était due précisément à cet impérialisme masqué ; mais il devait plus tard, sous la république, trouver sur ce terrain un concurrent redoutable en la personne de Louis Bonaparte. » Ici, donc, évocation, et non équivoque, de l’autre « impérialisme » évoqué dans le texte de Marx : l’hégémonie française sur le continent européen, et son endiguement, en 1815, par les puissances alliées contre l’Empire. Certes, les deux impérialismes, en la personne de Napoléon Ier, n’en font qu’un – mais le second, l’hégémonie, lui est antérieur, les historiens, monarchistes ou non, le faisant remonter au siècle de Louis XIV, la « magistrature que la France exerce sur le reste de l'Europe » (J. de Maistre, 1797).

On comprend bien la raison de cette note du traducteur : sans elle, le lecteur de 1968 pourrait bien ne pas entendre le jeu des deux impérialismes en cause dans le texte de 1852. Risque qui frôle la probabilité forte si l’on tient compte des distorsions connues entretemps par le terme. Épisode sémantique insignifiant, dira-t-on ; insignifiant, cependant, aux seuls yeux de qui ne mesurerait pas sa portée véritable, à savoir que l’auteur, maîtrisant aussi bien les homonymes que les sens dérivés, prend néanmoins le risque critique du raccourci extrême qu’elle crée entre une signification et l’autre. Face à la masse des sens possibles du mot impérialisme, la phrase de Marx atteint le seuil où le risque de confusion augmente sensiblement. Quel goujon taquine-t-il là ?

Critique, ce risque, puisqu’il revient à amalgamer en un seul terme une forme large (« impérialisme » comme on dit « césarisme », « papisme », « mosaïsme », « paulinisme », quelque part entre un nom propre et une tradition institutionnelle marquée au coin d’un fondateur éponyme) et un hapax ou presque, un usage fort insolite en tout cas – si insolite que, s’agissant de la « religion », par lui présumée, des paysans pour Louis Bonaparte devenu empereur, imperator, Marx, en romantique allemand qu’il est, sait bien qu’il glisse, par goût du pamphlet, une allusion voilée au mot de Novalis à propos de Sophie, la femme de sa vie : « J’ai, pour Sophie, une religion. » Notre écrivain plaisante, il a du reste farci son texte de nombreuses et étranges citations (de l’Ancien Testament, de l’histoire du Vatican, de la comédie antique, des écrits de Guizot). Ici, il semble contraster la « religion » de la nation née de la Révolution et le culte de la personnalité fabriqué sur la personne du neveu de l'Empereur devenu légende. Mais les suites de ce private joke ne furent pas toutes si innocentes. Tous les socialismes se sont fragmentés, cassés, divisés sur la question de la nature de l’empire et de ses fins, qui les a harassés, épuisés, nargués. Déat devint hitlérien sans cesser de se proclamer socialiste. Notons, à ce propos, un détail précieux : Ernst Jünger a toujours affirmé avoir hérité de Barrès, une de ses lectures françaises régulières, le terme même de « nationalisme » pour l'importer en Allemagne – eh bien non, Barrès à son tour le devait à un communiste allemand en exil à Londres. La langue du politique circulait déjà comme une monnaie européenne au cours solide.

Marx, d'ailleurs, entre religion de la nation révolutionnaire et culte d'une légende incarnée, semble parfois hésiter. Dans la IIIe section, par exemple, il se lance dans la description du « mélange le plus varié des contradictions criantes » de la période qui précède le coup d’État du 2 décembre 1851, et pour railler l’alliance contrainte des légitimistes et des orléanistes face aux partis républicains, il note au passage : « une république qui n’est autre chose que l’infamie combinée de deux monarchies : la Restauration et la monarchie de Juillet, avec une étiquette impérialiste » (p. 43). Le terme, ici, flotte entre ses deux significations, Marx pensant encore au « nationalisme » et anticipant déjà sur la suite : sur le ralliement progressif d’une partie du personnel monarchiste à Louis Bonaparte, dès avant le coup d’État. Cas flagrant d’application approximative. On sait à quoi cet usage ouvre la porte : au pouvoir des –ismes, à la tyrannie de la langue de bois, cette maladie vénérienne des terribles simplificateurs. Mais ne dramatisons pas non plus : 1984 – l’année d’Orwell – n’a pas commencé en 1848. Sans aucun doute, le trafic sur les figures de l’empire a commencé – dès la fondation de l’empire, romain par exemple.

Ce qui, pour Marx, n’était plus déjà si clair (clair-obscur qui en dit long sur la virtuosité politique de Louis Bonaparte, l’escroc habile du verbe publicitaire amené à sa perfection technique de ni vrai ni faux), comment cet angle mort de l’idée d’empire ne paralyserait-il pas efficacement la pensée, une ou deux générations plus tard (la pensée des « impérialistes » comme celle des « anti-impérialistes ») ? Le flottement risqué par la plume pamphlétaire de 1848 prendra peu à peu un branle que personne ne pourra plus enrayer. Pour ne prendre qu’un exemple : toute la politique du président Wilson, pour acclimater les opinions publiques à l’idée d’une entrée en guerre des États-Unis, ne tournait-elle pas autour de la figure d’une croisade contre les empires ? Ne jouait-elle donc pas avec la disgrâce où tombaient, depuis que la Grande Guerre avait éclaté, les discours impérialistes jusque-là incontestés et populaires, ceux de Lord Kitchener, ceux de Jules Ferry ou ceux du pangermanisme ? Ne frayait-elle donc pas la voie à la jeune hégémonie américaine en gestation depuis quelques années  déjà, à cette Jeune Nation jetant le gant de La Fayette aux vieux empires et autres burgraves ?

La perplexité que provoque l’idée d’empire, Marx la pratiquera jusqu’au dernier jour. La guerre menace-t-elle entre le roi de Prusse et l’empereur des Français ? On prendra parti pour Bismarck contre la France, au motif que la victoire allemande amènera l’unification des Pays allemands. L’initiative des Parisiens refusant la capitulation, en mars 1871, irritera donc beaucoup notre théoricien : ils osent se mettre en travers des lois de l’histoire universelle ? Berlin contre Paris, variante franco-allemande de la lutte du Bon Empire et du Mauvais – le parti pris, dans cette situation, décalque, en géopolitique réelle, la bifurcation critique jouée vingt ans plus tôt, au moment de la refondation tragi-comique de l’empire de l'oncle par le neveu. Le prix à payer pour ce parti pris sera lourd : dès avant 1914, Charles Andler, socialiste français, analysera l’inspiration « impérialiste » de la social-démocratie allemande.

L’idée d’empire, chez Marx, ne souffre pas moins de ces parasitages du concept que la notion hautement instable d’impérialisme. Ce qui justifie l’effort nécessaire à l’interception précise de ces oscillations périlleuses du sens visé, au creux de sa prose par ailleurs bien châtiée, ne tient qu’à une obligation : de nos actes nous ne pouvons répondre si nous ne pouvons les nommer. Il faut donc envisager qu’au moment où Raymond Aron s’est résolu à nommer « République impériale » les États-Unis, il avait en tête les circonvolutions et autres entrechats lexicaux du socialiste et sociologue Karl Marx. Mieux vaut un faux oxymore qu’une vraie baudruche.

J.-L. Evard

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