Même chez les
pères fondateurs de la séparation des pouvoirs, l’autorité indivise du
Souverain, peuple ou monarque, reste fondement, principe premier de la
fondation des lois : « La volonté du souverain est le souverain
lui-même » (Montesquieu, De l’esprit des lois, I, 2, 2). Mais à qui impose-t-il donc cette volonté ? Quelle
autre volonté doit-elle subjuguer, dominer ? À quelle volonté la sienne
doit-elle faire la preuve de sa supériorité, de sa suzeraineté ? Bien
conscient de la nécessité impérative d’une réponse (d’elle seule, de sa
possibilité dépend que la volonté souveraine puisse s’affirmer, se constituer
légitime), Montesquieu, quand il réactive la tripartition grecque des régimes
politiques, assigne à chacun un caractère, une qualité spécifiques. La
démocratie, dit-il, présuppose la vertu, comme le régime aristocratique appelle
l’honneur, et la monarchie la gloire. Les constructions juridiques de la pensée
libérale tirent ainsi leur rationalité propre de leur rapport intime à une
construction éthique : elle, et elle seule, leur garantit leur efficacité
parce qu’elle décrit le sujet juridique de l’empire des lois comme un être
moralement souverain, maître de soi, ennemi, par conséquent, de toute possible
tyrannie. Mais quid de la
souveraineté si tel n’était pas le cas ? Si la volonté du souverain était
celle d’un sauvage ? d’un barbare ? d’un primate exterminateur ?
Si le Souverain ne savait pas ce qu’il veut ? Outre que notre siècle génocidaire a de fait
rencontré un Sauvage qui n’est ni si bon
ni si adulte que prévu du temps de Bodin ou de Benjamin Constant, la pensée du
politique, dès sa naissance, procédait avec moins de pudeur que les
modernes : le souverain, dit Platon l’aristocrate, montre sa volonté en
domptant le « gros animal », le dangereux adversaire du sage et roi
philosophe, le sujet passionnel prêt à défier ou défaire le sujet rationnel –
autre manière, plus rude et moins prude que celle de Montesquieu, de souligner
l’inconnue morale qui pèse, en amont, sur l’autorité politique ; mais identique
synergie des deux natures en jeu dans l’empire des lois. Dans cette optique, le
« gros animal » ne deviendra donc animal politique que s’il s’efforce
d’abord de se dompter. Le précepteur
des princes précède le souverain, le suivent ses conseillers. On commence par
dompter le dompteur – on ? Qui ?
Comment
procéder quand on n’est pas fils de roi ? La réponse dépend de l’idée
qu’on se fait de l’animalité en cause dans l’empire de la volonté aux prises
avec l’être de désir, le sujet
passionnel et pulsionnel. Nous avons adressé la question à René Major, un
psychanalyste pour qui il n’y eut jamais de clinique et de théorie analytiques
qu’articulées à la problématique de l’autorité – comment s’autoriser pour
autoriser (l’ignorer condamnant, jusqu’à nouvel ordre, à s’en remettre à des
lois obscures puisqu’enjoignant ou interdisant sic volo sic jubeo, sans raison avérée autre que par « force
de loi ») ? Trois livres en particulier jalonnent cette
réflexion : De l’élection
(1986), La Démocratie en cruauté
(2003) et, cette année, Au cœur de l’économie, l’inconscient.
L’entretien,
dont voici la version ramassée, a tourné autour de trois questions, trois
figures du pouvoir dans l’« économie libidinale » propre au corpus
freudien. Parler d’« économie » suppose un jeu de
proportions entre des volontés plurielles (ou dans la « volonté
générale » qui les lie) : comment penser ces proportions, sans
lesquelles le désir ne se réfléchirait pas en volonté ?
Question –. De l’économie
« libidinale » à l’économie « politique » (Quesnay) ou
« générale » (Bataille), comment fonder l’analogie ? Ou – ce qui
revient au même – comment comprendre que nous, aux prises avec l’économie dite
de marché, nous vivions comme si ces types d’économie connaissaient une logique
commune ? Les Anciens, quant à eux, ne les
pensaient que séparés : ils distinguaient l’économie, l’économique,
la chrestomathie.
R. Major –. On le comprend en
déplaçant la question : l’économie libidinale connaît elle aussi une
tripartition. Car la psychanalyse s’est construite comme une
« métapsychologie » qui distingue trois registres : dynamique,
topique et économique – trois approches du destin des pulsions (leurs
intensités, leurs relais, leurs proportions). À la racine étymologique de toute
économie se donne d’abord ce qui nous est propre,
« oikos » : la
maison, la maisonnée, l’intérieur, leurs dépendances – nous distinguant d’un
dehors, d’un non-moi, d’un étranger ; et impliquant de l’appropriation, de
la désappropriation, des investissements et des désinvestissements, vaste
ensemble de relations aux objets, y compris à soi-même pris comme objet. Le
nouveau-né, ainsi, n’a pas de fond propre, il lui faut gagner son identité par
identification, par appropriation : il est, il a le sein, la voix, le
chaud… D’emblée, il se situe dans ces trois registres ; en topique, par
exemple, commence le refoulement dit « primordial », où l’inconscient
se constitue comme tel et où se noue aussi un rapport de forces, une amorce du
politique – si la mère « donne » le sein c’est aussi qu’elle peut le
refuser. Ce qui est donné – l’offre – pouvant ne pas l’être, voilà le possible
d’où naît le rapport de force. Du côté de la demande, je remarque que la
pulsion se joue aussi, quant à elle, sur plusieurs modes : le registre
oral, le registre anal, le registre phallique… autant d’intermédiaires d’un consentement ou d’un
refus, d’une transaction, d’un échange, d’une négociation. Naissance du rapport
de forces, donc du politique.
Question -. Autre manière de
décrire un langage (à savoir : un langage de pouvoir). Mais en quoi ce
langage-là, du côté du pulsionnel, serait-il, en germe ou dans son principe, le
langage du pouvoir, articulant la volonté, ou une volonté ?
R. Major -. Chez Freud, la notion
d’étayage (Anlehnung) intervient pour
rendre compte de ce passage, de cette transition, et aussi de ces
transformations successives du besoin et du désir. Dans cette perspective
génétique, on dira, avec Lyotard lecteur de Freud, que l’économie politique est
une projection de l’économie libidinale ; ou encore, que toute économie politique
est libidinale. Donner la vie, ou les conditions de la vie, faire vivre un vivant,
cela passe, en effet, par du langage, donc par du pouvoir puisque par les
croyances qui commandent le don. Il faut tout d’abord signifier qu’on donne
pour que ce qu’on donne soit reçu et approprié : moment crucial,
élémentaire, où don, croyance et crédit conditionnent toute relation d’échange.
La notion d’étayage fait synthèse des
niveaux de cette complexité, et les intègre : le même rythme – celui du
registre des pulsions – opère comme « moteur » du vivant, mais aussi
comme « motif », et comme « mobile ». La mère donne le sein parce que le nouveau-né se
l’approprie : elle ne pourrait le lui donner s’il ne s’imaginait pas se
l’approprier – croyance qui ne disparaîtra jamais complètement, croyance et
confiance à laquelle d’autres viendront se substituer. C’est déjà, dans le cas
précis de la relation mère / enfant, la logique générale du fétiche, sans
laquelle aucun désir ne s’assouvirait, parce que c’est elle qui, au préalable,
le structure (la triade de l’objet du désir et de ses deux protagonistes, offrir et
demander). C’est aussi, dans les sociétés archaïques structurées comme la nôtre
– sur ce point, je rejoins Lyotard – par l’économie libidinale, c’est aussi la
logique générale du don et du contre-don : le potlach, ce duel du don le plus puissant puisque le plus prodigue,
n’opère que par efficace de fétiche, le moins donnant se soumettant au mieux
donnant, dénouement qui préjuge de l’origine, de la nature et de la vérité du
pouvoir, à qui on s’en remet, potlach
oblige, en dernière instance.
Question -. Ce qui revient à
dire : faute de volonté, il y a cette scène du désir, à laquelle
l’instance du fétiche, celle qui tranche en dernier recours, imprime et intime
sa forme (la transaction, sa conclusion, le pacte). Les lois ne disent donc pas
la raison du plus fort, mais la superstition du fétiche. Règne en souverain qui
en possède les insignes. Dans le cas du fétiche monnaie : In God we trust, devise qui, du dollar,
fait lien théologique entre opérateurs, investisseurs, endettés, créditeurs et
expropriés ou exclus rejetés de cette industrie des signes de l’offre et de la
demande, y compris ceux du commerce de la monnaie électronique.
D’où une troisième question : puisqu’il n’y a
pas, semble-t-il, d’économie sans langage et puisqu’il n’y a pas, à coup sûr,
de langage sans fétiche, il n’y a donc pas non plus d’échappée, d’évasion au
dehors du destin des pulsions ? Dans le cas de l’économie dite
sacrificielle, on connaît des sociétés – brahmaniques, par exemple – qui
déchargent l’officiant (le sacrificateur) de la souillure du sacrifice. Quant à
l’agnus Dei et à sa scène
christologique primitive : en lui, le sacrifié et le sacrificateur, la
victime et le prêtre ne font qu’un. Lyotard, sur ce point, avoisine Calasso (« Le
scandale du Christ, c'est d'être à la fois prêtre et victime, réunissant en lui
les deux voies, comme à l'origine » (La
Ruine de Kash, folio/Gallimard, 2002, p. 218). On pensera aussi à Marcel
Hénaff citant Simmel (Le prix de la
vérité, 2002) quand il mentionne les sacra,
chez les anciens Romains, ces biens exclus de principe de l’échange – comme si
le sacré disait, hors économie ou hors économique, ce qui constitue le moment
insoluble, irréductible, de l’échange. Sa « part maudite », ce qui ne
trouvera nulle part d’équivalence, la traverse.
R. Major -. L’économie
sacrificielle, en effet, ne s’excepte pas de la règle du reste, du déchet
résiduel de la relation d’échange. Ce reste (les déchets du sacrifice qu’il faut
détruire hors sacrifice), on ne s’en débarrasse pas plus que du fétiche ;
s’en aviser, c’est enrichir notre perception de la relation de pouvoir inhérent
à la relation d’offre et de demande puisque ce reste définit le fond sur lequel
se détache l’opération économique, et sans lequel elle ne saurait même avoir
lieu. Ce fond est aussi son non-dit. Dans Âge
de pierre, âge d’abondance, Marshall Sahlins, quand il commente la notion mauri de hau, dessine
ce que je nomme, dans Au cœur de
l’économie, l’inconscient, « l’équation symbolique inconsciente qui
régit l’économie du don ». Dans le cas de l’économie dite néo-libérale, ce
non-dit s’incarne dans les… sacrifiés de la loi du marché. Il faut, dirait-on,
qu’il y ait des « bouches inutiles ». Quoi qu’on veuille entendre par
« utilité » ou « inutilité », ces laissés pour solde de
tout compte signalent en tout cas que l’accélération de l’échange (le trading, le leasing, le laissez-faire débridé de la circulation monétaire à
l’école de Hayek) les met hors jeu. Pas de brahmanes sans parias. De fait,
l’économie sacrificielle a ceci de commun avec l’économie libidinale :
elle a beau éviter les simplismes de la logique binaire (de l’offre et de la
demande) en ouvrant de la complexité (celle du symbolique, de l’échange symbolique),
elle a ses temps morts, son non-dit, son indicible. Le paria du principe
brahmanique, ou l’exclu du marché des signes monétaires, indique les toujours
possibles perversions de la relation de pouvoir, la crise sacrilège du régime
qui règle l’offre et la demande sous l’emprise du fétiche indispensable à la
croyance et au crédit. Sans fétiche, pas d’échange. Mais pas d’échange sans
équivoques. L’échange met le désir en balance. Il définit son régime. Mais il
le fait aussi basculer, hors son assiette. L’avoir ne saurait combler le
manque-à-être ni s’y substituer. Il laisse toujours à désirer.
J.-L. Evard, R. Major,
2 juin 2014
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