mardi 10 juin 2014

Souveraineté et désir


Même chez les pères fondateurs de la séparation des pouvoirs, l’autorité indivise du Souverain, peuple ou monarque, reste fondement, principe premier de la fondation des lois : « La volonté du souverain est le souverain lui-même » (Montesquieu, De l’esprit des lois, I, 2, 2). Mais à qui impose-t-il donc cette volonté ? Quelle autre volonté doit-elle subjuguer, dominer ? À quelle volonté la sienne doit-elle faire la preuve de sa supériorité, de sa suzeraineté ? Bien conscient de la nécessité impérative d’une réponse (d’elle seule, de sa possibilité dépend que la volonté souveraine puisse s’affirmer, se constituer légitime), Montesquieu, quand il réactive la tripartition grecque des régimes politiques, assigne à chacun un caractère, une qualité spécifiques. La démocratie, dit-il, présuppose la vertu, comme le régime aristocratique appelle l’honneur, et la monarchie la gloire. Les constructions juridiques de la pensée libérale tirent ainsi leur rationalité propre de leur rapport intime à une construction éthique : elle, et elle seule, leur garantit leur efficacité parce qu’elle décrit le sujet juridique de l’empire des lois comme un être moralement souverain, maître de soi, ennemi, par conséquent, de toute possible tyrannie. Mais quid de la souveraineté si tel n’était pas le cas ? Si la volonté du souverain était celle d’un sauvage ? d’un barbare ? d’un primate exterminateur ? Si le Souverain ne savait pas ce qu’il veut ?  Outre que notre siècle génocidaire a de fait rencontré un Sauvage  qui n’est ni si bon ni si adulte que prévu du temps de Bodin ou de Benjamin Constant, la pensée du politique, dès sa naissance, procédait avec moins de pudeur que les modernes : le souverain, dit Platon l’aristocrate, montre sa volonté en domptant le « gros animal », le dangereux adversaire du sage et roi philosophe, le sujet passionnel prêt à défier ou défaire le sujet rationnel – autre manière, plus rude et moins prude que celle de Montesquieu, de souligner l’inconnue morale qui pèse, en amont, sur l’autorité politique ; mais identique synergie des deux natures en jeu dans l’empire des lois. Dans cette optique, le « gros animal » ne deviendra donc animal politique que s’il s’efforce d’abord de se dompter. Le précepteur des princes précède le souverain, le suivent ses conseillers. On commence par dompter le dompteur – on ? Qui ?

Comment procéder quand on n’est pas fils de roi ? La réponse dépend de l’idée qu’on se fait de l’animalité en cause dans l’empire de la volonté aux prises avec l’être de désir, le  sujet passionnel et pulsionnel. Nous avons adressé la question à René Major, un psychanalyste pour qui il n’y eut jamais de clinique et de théorie analytiques qu’articulées à la problématique de l’autorité – comment s’autoriser pour autoriser (l’ignorer condamnant, jusqu’à nouvel ordre, à s’en remettre à des lois obscures puisqu’enjoignant ou interdisant sic volo sic jubeo, sans raison avérée autre que par « force de loi ») ? Trois livres en particulier jalonnent cette réflexion : De l’élection (1986), La Démocratie en cruauté (2003) et, cette année, Au cœur de l’économie, l’inconscient.

L’entretien, dont voici la version ramassée, a tourné autour de trois questions, trois figures du pouvoir dans l’« économie libidinale » propre au corpus freudien. Parler d’« économie » suppose un jeu de proportions entre des volontés plurielles (ou dans la « volonté générale » qui les lie) : comment penser ces proportions, sans lesquelles le désir ne se réfléchirait pas en volonté ?

Question –. De l’économie « libidinale » à l’économie « politique » (Quesnay) ou « générale » (Bataille), comment fonder l’analogie ? Ou – ce qui revient au même – comment comprendre que nous, aux prises avec l’économie dite de marché, nous vivions comme si ces types d’économie connaissaient une logique commune ? Les Anciens, quant à eux, ne les  pensaient que séparés : ils distinguaient l’économie, l’économique, la chrestomathie.

R. Major –. On le comprend en déplaçant la question : l’économie libidinale connaît elle aussi une tripartition. Car la psychanalyse s’est construite comme une « métapsychologie » qui distingue trois registres : dynamique, topique et économique – trois approches du destin des pulsions (leurs intensités, leurs relais, leurs proportions). À la racine étymologique de toute économie se donne d’abord ce qui nous est propre, « oikos » : la maison, la maisonnée, l’intérieur, leurs dépendances – nous distinguant d’un dehors, d’un non-moi, d’un étranger ; et impliquant de l’appropriation, de la désappropriation, des investissements et des désinvestissements, vaste ensemble de relations aux objets, y compris à soi-même pris comme objet. Le nouveau-né, ainsi, n’a pas de fond propre, il lui faut gagner son identité par identification, par appropriation : il est, il a le sein, la voix, le chaud… D’emblée, il se situe dans ces trois registres ; en topique, par exemple, commence le refoulement dit « primordial », où l’inconscient se constitue comme tel et où se noue aussi un rapport de forces, une amorce du politique – si la mère « donne » le sein c’est aussi qu’elle peut le refuser. Ce qui est donné – l’offre – pouvant ne pas l’être, voilà le possible d’où naît le rapport de force. Du côté de la demande, je remarque que la pulsion se joue aussi, quant à elle, sur plusieurs modes : le registre oral, le registre anal, le registre phallique… autant d’intermédiaires d’un consentement ou d’un refus, d’une transaction, d’un échange, d’une négociation. Naissance du rapport de forces, donc du politique.

Question -. Autre manière de décrire un langage (à savoir : un langage de pouvoir). Mais en quoi ce langage-là, du côté du pulsionnel, serait-il, en germe ou dans son principe, le langage du pouvoir, articulant la volonté, ou une volonté ?

R. Major -. Chez Freud, la notion d’étayage (Anlehnung) intervient pour rendre compte de ce passage, de cette transition, et aussi de ces transformations successives du besoin et du désir. Dans cette perspective génétique, on dira, avec Lyotard lecteur de Freud, que l’économie politique est une projection de l’économie libidinale ; ou encore, que toute économie politique est libidinale. Donner la vie, ou les conditions de la vie, faire vivre un vivant, cela passe, en effet, par du langage, donc par du pouvoir puisque par les croyances qui commandent le don. Il faut tout d’abord signifier qu’on donne pour que ce qu’on donne soit reçu et approprié : moment crucial, élémentaire, où don, croyance et crédit conditionnent toute relation d’échange. La notion d’étayage fait synthèse des niveaux de cette complexité, et les intègre : le même rythme – celui du registre des pulsions – opère comme « moteur » du vivant, mais aussi comme « motif », et comme « mobile ». La mère donne le sein parce que le nouveau-né se l’approprie : elle ne pourrait le lui donner s’il ne s’imaginait pas se l’approprier – croyance qui ne disparaîtra jamais complètement, croyance et confiance à laquelle d’autres viendront se substituer. C’est déjà, dans le cas précis de la relation mère / enfant, la logique générale du fétiche, sans laquelle aucun désir ne s’assouvirait, parce que c’est elle qui, au préalable, le structure (la triade de l’objet du désir et de ses deux protagonistes, offrir et demander). C’est aussi, dans les sociétés archaïques structurées comme la nôtre – sur ce point, je rejoins Lyotard – par l’économie libidinale, c’est aussi la logique générale du don et du contre-don : le potlach, ce duel du don le plus puissant puisque le plus prodigue, n’opère que par efficace de fétiche, le moins donnant se soumettant au mieux donnant, dénouement qui préjuge de l’origine, de la nature et de la vérité du pouvoir, à qui on s’en remet, potlach oblige, en dernière instance.

Question -. Ce qui revient à dire : faute de volonté, il y a cette scène du désir, à laquelle l’instance du fétiche, celle qui tranche en dernier recours, imprime et intime sa forme (la transaction, sa conclusion, le pacte). Les lois ne disent donc pas la raison du plus fort, mais la superstition du fétiche. Règne en souverain qui en possède les insignes. Dans le cas du fétiche monnaie : In God we trust, devise qui, du dollar, fait lien théologique entre opérateurs, investisseurs, endettés, créditeurs et expropriés ou exclus rejetés de cette industrie des signes de l’offre et de la demande, y compris ceux du commerce de la monnaie électronique.

D’où une troisième question : puisqu’il n’y a pas, semble-t-il, d’économie sans langage et puisqu’il n’y a pas, à coup sûr, de langage sans fétiche, il n’y a donc pas non plus d’échappée, d’évasion au dehors du destin des pulsions ? Dans le cas de l’économie dite sacrificielle, on connaît des sociétés – brahmaniques, par exemple – qui déchargent l’officiant (le sacrificateur) de la souillure du sacrifice. Quant à l’agnus Dei et à sa scène christologique primitive : en lui, le sacrifié et le sacrificateur, la victime et le prêtre ne font qu’un. Lyotard, sur ce point, avoisine Calasso (« Le scandale du Christ, c'est d'être à la fois prêtre et victime, réunissant en lui les deux voies, comme à l'origine » (La Ruine de Kash, folio/Gallimard, 2002, p. 218). On pensera aussi à Marcel Hénaff citant Simmel (Le prix de la vérité, 2002) quand il mentionne les sacra, chez les anciens Romains, ces biens exclus de principe de l’échange – comme si le sacré disait, hors économie ou hors économique, ce qui constitue le moment insoluble, irréductible, de l’échange. Sa « part maudite », ce qui ne trouvera nulle part d’équivalence, la traverse.



R. Major -. L’économie sacrificielle, en effet, ne s’excepte pas de la règle du reste, du déchet résiduel de la relation d’échange. Ce reste (les déchets du sacrifice qu’il faut détruire hors sacrifice), on ne s’en débarrasse pas plus que du fétiche ; s’en aviser, c’est enrichir notre perception de la relation de pouvoir inhérent à la relation d’offre et de demande puisque ce reste définit le fond sur lequel se détache l’opération économique, et sans lequel elle ne saurait même avoir lieu. Ce fond est aussi son non-dit. Dans Âge de pierre, âge d’abondance, Marshall Sahlins, quand il commente la notion mauri  de hau, dessine ce que je nomme, dans Au cœur de l’économie, l’inconscient, « l’équation symbolique inconsciente qui régit l’économie du don ». Dans le cas de l’économie dite néo-libérale, ce non-dit s’incarne dans les… sacrifiés de la loi du marché. Il faut, dirait-on, qu’il y ait des « bouches inutiles ». Quoi qu’on veuille entendre par « utilité » ou « inutilité », ces laissés pour solde de tout compte signalent en tout cas que l’accélération de l’échange (le trading, le leasing, le laissez-faire débridé de la circulation monétaire à l’école de Hayek) les met hors jeu. Pas de brahmanes sans parias. De fait, l’économie sacrificielle a ceci de commun avec l’économie libidinale : elle a beau éviter les simplismes de la logique binaire (de l’offre et de la demande) en ouvrant de la complexité (celle du symbolique, de l’échange symbolique), elle a ses temps morts, son non-dit, son indicible. Le paria du principe brahmanique, ou l’exclu du marché des signes monétaires, indique les toujours possibles perversions de la relation de pouvoir, la crise sacrilège du régime qui règle l’offre et la demande sous l’emprise du fétiche indispensable à la croyance et au crédit. Sans fétiche, pas d’échange. Mais pas d’échange sans équivoques. L’échange met le désir en balance. Il définit son régime. Mais il le fait aussi basculer, hors son assiette. L’avoir ne saurait combler le manque-à-être ni s’y substituer. Il laisse toujours à désirer.

J.-L. Evard, R. Major,

2 juin 2014

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