dimanche 15 juin 2014

Retours sur la Grande Guerre (4)


« La Grande Guerre », dit-on, comptant d’août 1914, son début, à novembre 1918, l’armistice. En réalité, ces dates, les historiens sérieux ne savent quel usage intelligent en faire : ils ne confondent pas datation (des coordonnées de temps calendaire) et périodisation (le sens d’une époque), ils ne peuvent néanmoins s’expliquer comment la portée de l’événement diffère à ce point de sa durée. (Il en va d’ailleurs de même de tout événement véritable : il a lieu, nul ne sait depuis et pour combien de temps – équivalent ironique de ces événements qu’on dit fondateurs parce que, se renouvelant de génération en génération, leurs significations semblent inépuisables ; équivalent historique de ces structures particulaires où les physiciens ne cessent de repérer de nouveaux corpuscules, ni réels ni imaginaires mais quantiques, à l’image des théologiens, naguère, multipliant les hypostases et les théodicées, ou des psychologues, aujourd’hui, inventant des pulsions à chaque nouvelle doctrine égologique). Sur notre imaginaire historique, la portée de la Grande Guerre, irréductible à sa durée, exerce les  mêmes effets, elle nous enseigne la puissance de l’incalculable. Et les comparaisons tentées pour conjurer l’énigme en la ramenant à du connu, à du déjà vu – la Grande Guerre, seconde guerre du Péloponnèse ; la Grande Guerre, seconde guerre de Trente Ans – se savent vaines, ou plutôt : plus nous y recourons, plus se confirme ce que nous redoutions (la portée de la Grande Guerre, de fait, s’avère inconcevable, elle excède toute tentative d’interprétation, même apocalyptique).

Tôt ou tard, se dira-t-on, tout événement, même fondateur, finit par perdre toute portée, et n’a plus d’autre existence que celle, végétative ou spectrale, des poussières de l’érosion (les archives, les ruines, les vestiges, les moraines). Certes ; mais même cet argument du nihilisme éclairé ne suffira pas puisque la portée d’un événement ou d’un avènement, à la différence de sa durée, ne dépend en rien de nous. Les conflits commencent, ou s’achèvent ; mais si dure, sous d’autres formes, le clair-obscur des passions qui les nourrissent… Dans le cas de la Grande Guerre, la technique extrême de l’analogie – le rapprochement avec la guerre grecque, dans l’Antiquité, ou avec la guerre franco-anglaise, au Moyen Âge  –, cette technique n’a de valeur herméneutique que par défaut : si elle ne répond pas à ce qu’on en attend (« expliquer » l’événement obscur) du moins donne-t-elle à penser, mais comme obscur, un genre d’événements bien particulier, ceux que nous ne pouvons ni comprendre ni oublier. Face à eux, face à leur singularité de phénomène extrême à la fois inintelligible et inoubliable, l’intelligence se voit mise au défi – et comment ne s’en féliciterait-elle pas ? Car il ne lui reste qu’une alternative : soit elle se repliera dans le dépit ou la mélancolie (pour échafauder quelque mythologie de l’histoire, territoire maudit de l’absurde), soit elle reconnaîtra dans l’intensité même de l’événement un de ces signes qui l’invitent à se réformer elle-même. Sans eux elle ne sortirait jamais de son sommeil dogmatique. Sommeil qu’on dira aussi bien pathologique – qu’est-ce en effet qu’un événement à la fois inintelligible et inoubliable sinon un traumatisme ?

Qu’est-ce qui rend la Grande Guerre à la fois inintelligible et inoubliable ? Au premier chef, sans doute ceci : nous l’appelons « guerre » mais nous doutons du mot, car nous savons que cette guerre se transforma en révolution, et si nous reconnaissons là une relation déjà ancienne de la guerre et de la révolution (au moins aussi ancienne que les guerres de la Révolution française), nous ignorons ce que la durée de cette relation au fil des siècles modifie dans sa portée, ce qu’elle change des intentions de ses agents, de leurs propres perceptions de leurs actes. Soit par exemple le cas, en apparence bien connu, de la Grande Guerre vue du côté russe : entrée en guerre en août 1914, la Russie entre en révolution en 1917, et le Grand État-Major allemand décide, avec l’appui déclaré de la classe politique, de garantir et de financer le retour à Moscou du leader bolchevik Lénine (célèbre épisode dit du « wagon plombé »), puis de signer la paix de Brest-Litovsk ; elle ne participe pas à la Conférence de la Paix (mais fait la guerre en Pologne et en zone balte), et, dès 1920, héberge, jusqu’en 1935, le réarmement secret de la Reichswehr (écoles d’officiers, terrains d’entraînement, réflexion stratégique). Dans cette séquence d’une vingtaine d’années, guerre et révolution progressent à l’unisson (de même que la Révolution française et ses guerres, de 1792 à 1802), comme un seul et même processus à la fois national et international, dont les épisodes changent de signification ponctuelle, mais pas d’orientation générale. Du point de vue russe, 1917, qui plus est, répète 1905 ; de même, l’alliance secrète des bolcheviks et de la Reichswehr préfigure d’autres rebondissements plus connus de l’entre-deux-guerres, ce que Sebastian Haffner a surnommé le « pacte avec le diable » (y compris sa forme caricaturale, le pacte germano-soviétique).

Mais ce que ce pacte a de « diabolique » ne tient pas seulement à la répétition de ces retournements d’alliance entre des nations en guerre (et pas seulement non plus à leur répétition d’une guerre à l’autre, mais aussi au cours d’une même guerre) ; le moment « diabolique » de la Grande Guerre tient aussi à l’empreinte de ces retournements stratégiques sur les retournements idéologiques au sein de chaque nation en guerre, quels que soient ses alliés et ses adversaires. « Sans l’alliance avec l’Allemagne, la révolution d’Octobre eût été impossible. Sans le secours de l’Allemagne, Lénine serait resté un exilé impuissant, un spectateur obscur et inactif de l’histoire mondiale », note Haffner, qui précise aussi, à propos des années 1920-30 : « Phénomène étrange, remarquable, que, du côté allemand, les hommes qui ont fait de l’Allemagne et de l’Union soviétique des pays amis, par-delà toutes les différences idéologiques, aient presque tous été des hommes de “droite”. » De « droite » ? Oui, mais en précisant : celle dite « nationalisme révolutionnaire », où l’opposition « gauche / droite » s’efface au profit de l’interaction guerre / révolution. Or, complication supplémentaire, cette interaction ne commande pas moins le siècle des guerres et des révolutions en chaîne que celui des idéologies qui le mettent en discours, car elle tente de se synthétiser elle-même en une formule sciemment équivoque : la « révolution conservatrice », inventée en France, quant à son principe, par Chateaubriand rescapé de la Terreur, forgée, quant à l'oxymore lui-même, par Dostoïevski, Moeller van den Bruck et Hofmannsthal.

À quoi tiendrait la vive affinité qui polarise ces œuvres dont les auteurs ne se rencontrèrent jamais et ne se lurent qu'à peine ou pas du tout ? La pensée par oxymores nourrit au mieux les attentes de la perception paradoxale du monde propre à tout rescapé des situations extrêmes; elle lui donne sa matrice et sa forme mythologiques, l'art de recomposer en poésie le tissu déchiré des expériences limites, ces événements à la fois inintelligibles et inoubliables qui, dans des situations comme celles de la guerre de masse ou de la guerre civile, tiennent lieu de révélation du sens dans et à un monde baigné d'absurde et disloqué. La « révolution conservatrice » : cette formule, logiquement dérisoire, est pathologiquement efficace, mythologiquement puissante, pour la raison même que l'humour de l'oxymore réplique à l'irrationnel extrême de la situation qui l'inspire, pour le nier ou le dénier. Comme le rire, les procédures idéologiques opèrent toutes, telle la pensée magique, selon cette dénégation d'un réel vécu comme accablant car tout-puissant. Mentalement, la procédure agit tout comme la dramatisation apocalyptique du réel historique, mais en sens inverse : elle dédramatise car l'oxymore surenchérit à l'inintelligible en lui opposant sa propre composition, plus absurde encore. Idéologie et mythologie s'unissent ainsi comme une seule et même opération de langage, dévolue au milieu littéraire, et d'abord, en lui, à ceux que Jan Patocka appelait les « ébranlés », ceux qui, par-delà la dislocation d'un ordre du monde, veulent entrevoir malgré tout la gésine d'un ordre à venir. L'oxymore des révolutionnaires conservateurs signifie dans son implicite : « Nous réenchaînerons la violence qui se déchaîne dans la guerre et la révolution en interaction permanente. » L'humour volontaire et involontaire de la formule transmet là son intention sérieuse, son projet politique, son style stratégique. Le jeu sur les mots annonce l'action espérée sur les choses.

Les mêmes remarques s’appliquent en vertu de la même méthode à d’autres révolutions (en 1791-92, le conflit des Girondins et des Jacobins sur la question de la guerre étrangère) et à d’autres guerres (la querelle des pacifistes et des interventionnistes, en France, entre 1934 et 1938 ; celle du « glaive » de Gaulle et du « bouclier » Pétain, en France aussi, de juin 1940 à novembre 1942). Autrement dit, la Grande Guerre n’est pas tant à dire « grande » parce qu’elle fut longue, atroce et internationale (comme la guerre du Péloponnèse et la guerre de Cent Ans) que pour une raison bien plus essentielle : en elle, l’interaction de la guerre et de la révolution devint palpable, tangible, concrète, pour les hommes de ce temps-là, et ils tentèrent de peser sur elle, chacun selon sa position, sa situation et ses objectifs, les uns dans le langage, lui aussi oxymore, du « défaitisme révolutionnaire » (cas des bolcheviks faisant alliance avec leur adversaire idéologique, les junker prussiens), d’autres dans le langage de l’intérêt impérial bien compris (cas de l’état-major français guerroyant en Pologne contre l’Armée rouge).

« Grande », la Grande Guerre l’est de manière en effet inconcevable, et dès avant août 1914, si l’on se souvient que l’interaction ici évoquée de la guerre et de la révolution, non seulement comptait pour beaucoup dans le champ de conscience de chacun des adversaires, mais aussi qu’elle n’était ni de gauche ni de droite, ni europhobe ni occidentale, ni nationale ni cosmopolite – et partout également explosive : les bolcheviks s’en réclament comme du levier même de la guerre (révolutionnaire) à la guerre (impérialiste), mais leurs adversaires aussi (l’idée de présenter les « idées de 1914 » comme la perspective d’une revanche à prendre contre les « idées de 1789 » revient à deux écrivains du pangermanisme, Hermann Plenge, allemand, et Rudolf Kjellen, suédois). La Grande Guerre aura ainsi rendu visible le phénomène qui doit désarmer le plus durablement le rationalisme spontané (et borné) de toute intelligence superficielle : la même formule – « interaction de la guerre et de la révolution » – aura servi en même temps à tous les antagonistes (à gauche et à droite ; à l’Ouest et à l’Est). Tous auront espéré maîtriser cette interaction, tous voulurent dicter contre tous les conditions de son maniement.

Comme on voit, toute guerre en cache une autre, et de la Grande Guerre on dira à bon droit qu’elle s’y emploie mieux que toute autre. En elle, guerre et révolution entrent en collision (événement, épisode) et en collusion (connivence, répétition). Continue et discontinue, leur interaction prolongée les mena à leur coma : à leur inaction, à la déconnexion des fins et des moyens, à l’idéologie démente (totalitaire) et à la stratégie inerte (froide). 

J.-L Evard

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