« La Grande
Guerre », dit-on, comptant d’août 1914, son début, à novembre 1918,
l’armistice. En réalité, ces dates, les historiens sérieux ne savent quel usage
intelligent en faire : ils ne confondent pas datation (des coordonnées de
temps calendaire) et périodisation (le sens d’une époque), ils ne peuvent
néanmoins s’expliquer comment la portée de l’événement diffère à ce point de sa
durée. (Il en va d’ailleurs de même de tout événement véritable : il a
lieu, nul ne sait depuis et pour combien de temps – équivalent ironique de ces
événements qu’on dit fondateurs parce que, se renouvelant de génération en
génération, leurs significations semblent inépuisables ; équivalent
historique de ces structures particulaires où les physiciens ne cessent de
repérer de nouveaux corpuscules, ni réels ni imaginaires mais quantiques, à l’image des
théologiens, naguère, multipliant les hypostases et les théodicées, ou des psychologues,
aujourd’hui, inventant des pulsions à chaque nouvelle doctrine égologique). Sur notre
imaginaire historique, la portée de la Grande Guerre, irréductible à sa durée,
exerce les mêmes effets, elle nous
enseigne la puissance de l’incalculable. Et les comparaisons tentées pour
conjurer l’énigme en la ramenant à du connu, à du déjà vu – la Grande Guerre,
seconde guerre du Péloponnèse ; la Grande Guerre, seconde guerre de Trente
Ans – se savent vaines, ou plutôt : plus nous y recourons, plus se
confirme ce que nous redoutions (la portée de la Grande Guerre, de fait, s’avère
inconcevable, elle excède toute tentative d’interprétation, même apocalyptique).
Tôt
ou tard, se dira-t-on, tout événement, même fondateur, finit par perdre toute
portée, et n’a plus d’autre existence que celle, végétative ou spectrale, des
poussières de l’érosion (les archives, les ruines, les vestiges, les moraines).
Certes ; mais même cet argument du nihilisme éclairé ne suffira pas
puisque la portée d’un événement ou d’un avènement, à la différence de sa
durée, ne dépend en rien de nous. Les conflits commencent, ou s’achèvent ;
mais si dure, sous d’autres formes, le clair-obscur des passions qui
les nourrissent… Dans le cas de la Grande Guerre, la technique extrême de
l’analogie – le rapprochement avec la guerre grecque, dans l’Antiquité, ou avec
la guerre franco-anglaise, au Moyen Âge –, cette technique n’a de valeur herméneutique
que par défaut : si elle ne répond pas à ce qu’on en attend
(« expliquer » l’événement obscur) du moins donne-t-elle à penser,
mais comme obscur, un genre d’événements bien particulier, ceux que nous ne
pouvons ni comprendre ni oublier. Face à eux, face à leur singularité de
phénomène extrême à la fois inintelligible et inoubliable, l’intelligence se
voit mise au défi – et comment ne s’en féliciterait-elle pas ? Car il ne
lui reste qu’une alternative : soit elle se repliera dans le dépit ou la
mélancolie (pour échafauder quelque mythologie de l’histoire, territoire maudit
de l’absurde), soit elle reconnaîtra dans l’intensité même de l’événement un de
ces signes qui l’invitent à se réformer elle-même. Sans eux elle ne sortirait
jamais de son sommeil dogmatique. Sommeil qu’on dira aussi bien pathologique
– qu’est-ce en effet qu’un événement à la fois inintelligible et inoubliable
sinon un traumatisme ?
Qu’est-ce
qui rend la Grande Guerre à la fois inintelligible et inoubliable ? Au
premier chef, sans doute ceci : nous l’appelons « guerre » mais
nous doutons du mot, car nous savons que cette guerre se transforma en
révolution, et si nous reconnaissons là une relation déjà ancienne de la guerre
et de la révolution (au moins aussi ancienne que les guerres de la Révolution
française), nous ignorons ce que la durée de cette relation au fil des siècles
modifie dans sa portée, ce qu’elle change des intentions de ses agents, de
leurs propres perceptions de leurs actes. Soit par exemple le cas, en apparence
bien connu, de la Grande Guerre vue du côté russe : entrée en guerre en
août 1914, la Russie entre en révolution en 1917, et le Grand État-Major
allemand décide, avec l’appui déclaré de la classe politique, de garantir et de
financer le retour à Moscou du leader bolchevik Lénine (célèbre épisode dit du
« wagon plombé »), puis de signer la paix de Brest-Litovsk ;
elle ne participe pas à la Conférence de la Paix (mais fait la guerre en
Pologne et en zone balte), et, dès 1920, héberge, jusqu’en 1935, le réarmement
secret de la Reichswehr (écoles d’officiers, terrains d’entraînement, réflexion
stratégique). Dans cette séquence d’une vingtaine d’années, guerre et
révolution progressent à l’unisson (de même que la Révolution française et ses
guerres, de 1792 à 1802), comme un seul et même processus à la fois national et
international, dont les épisodes changent de signification ponctuelle, mais pas
d’orientation générale. Du point de vue russe, 1917, qui plus est, répète
1905 ; de même, l’alliance secrète des bolcheviks et de la Reichswehr
préfigure d’autres rebondissements plus connus de l’entre-deux-guerres, ce que
Sebastian Haffner a surnommé le « pacte avec le diable » (y compris
sa forme caricaturale, le pacte germano-soviétique).
Mais
ce que ce pacte a de « diabolique » ne tient pas seulement à la
répétition de ces retournements d’alliance entre des nations en guerre (et pas
seulement non plus à leur répétition d’une guerre à l’autre, mais aussi au
cours d’une même guerre) ; le moment « diabolique » de la Grande
Guerre tient aussi à l’empreinte de ces retournements stratégiques sur les
retournements idéologiques au sein de chaque nation en guerre, quels que soient
ses alliés et ses adversaires. « Sans l’alliance avec l’Allemagne, la
révolution d’Octobre eût été impossible. Sans le secours de l’Allemagne, Lénine
serait resté un exilé impuissant, un spectateur obscur et inactif de l’histoire
mondiale », note Haffner, qui précise aussi, à propos des années
1920-30 : « Phénomène étrange, remarquable, que, du côté allemand,
les hommes qui ont fait de l’Allemagne et de l’Union soviétique des pays amis,
par-delà toutes les différences idéologiques, aient presque tous été des hommes
de “droite”. » De « droite » ? Oui, mais en
précisant : celle dite « nationalisme révolutionnaire », où l’opposition
« gauche / droite » s’efface au profit de l’interaction guerre /
révolution. Or, complication supplémentaire, cette interaction ne commande pas
moins le siècle des guerres et des révolutions en chaîne que celui des
idéologies qui le mettent en discours, car elle tente de se synthétiser elle-même
en une formule sciemment équivoque : la « révolution
conservatrice », inventée en France, quant à son principe, par
Chateaubriand rescapé de la Terreur, forgée, quant à l'oxymore lui-même, par Dostoïevski, Moeller
van den Bruck et Hofmannsthal.
À quoi tiendrait la vive affinité qui polarise ces œuvres dont les auteurs ne se rencontrèrent jamais et ne se lurent qu'à peine ou pas du tout ? La pensée par oxymores nourrit au mieux les attentes de la perception paradoxale du monde propre à tout rescapé des situations extrêmes; elle lui donne sa matrice et sa forme mythologiques, l'art de recomposer en poésie le tissu déchiré des expériences limites, ces événements à la fois inintelligibles et inoubliables qui, dans des situations comme celles de la guerre de masse ou de la guerre civile, tiennent lieu de révélation du sens dans et à un monde baigné d'absurde et disloqué. La « révolution conservatrice » : cette formule, logiquement dérisoire, est pathologiquement efficace, mythologiquement puissante, pour la raison même que l'humour de l'oxymore réplique à l'irrationnel extrême de la situation qui l'inspire, pour le nier ou le dénier. Comme le rire, les procédures idéologiques opèrent toutes, telle la pensée magique, selon cette dénégation d'un réel vécu comme accablant car tout-puissant. Mentalement, la procédure agit tout comme la dramatisation apocalyptique du réel historique, mais en sens inverse : elle dédramatise – car l'oxymore surenchérit à l'inintelligible en lui opposant sa propre composition, plus absurde encore. Idéologie et mythologie s'unissent ainsi comme une seule et même opération de langage, dévolue au milieu littéraire, et d'abord, en lui, à ceux que Jan Patocka appelait les « ébranlés », ceux qui, par-delà la dislocation d'un ordre du monde, veulent entrevoir malgré tout la gésine d'un ordre à venir. L'oxymore des révolutionnaires conservateurs signifie dans son implicite : « Nous réenchaînerons la violence qui se déchaîne dans la guerre et la révolution en interaction permanente. » L'humour volontaire et involontaire de la formule transmet là son intention sérieuse, son projet politique, son style stratégique. Le jeu sur les mots annonce l'action espérée sur les choses.
À quoi tiendrait la vive affinité qui polarise ces œuvres dont les auteurs ne se rencontrèrent jamais et ne se lurent qu'à peine ou pas du tout ? La pensée par oxymores nourrit au mieux les attentes de la perception paradoxale du monde propre à tout rescapé des situations extrêmes; elle lui donne sa matrice et sa forme mythologiques, l'art de recomposer en poésie le tissu déchiré des expériences limites, ces événements à la fois inintelligibles et inoubliables qui, dans des situations comme celles de la guerre de masse ou de la guerre civile, tiennent lieu de révélation du sens dans et à un monde baigné d'absurde et disloqué. La « révolution conservatrice » : cette formule, logiquement dérisoire, est pathologiquement efficace, mythologiquement puissante, pour la raison même que l'humour de l'oxymore réplique à l'irrationnel extrême de la situation qui l'inspire, pour le nier ou le dénier. Comme le rire, les procédures idéologiques opèrent toutes, telle la pensée magique, selon cette dénégation d'un réel vécu comme accablant car tout-puissant. Mentalement, la procédure agit tout comme la dramatisation apocalyptique du réel historique, mais en sens inverse : elle dédramatise – car l'oxymore surenchérit à l'inintelligible en lui opposant sa propre composition, plus absurde encore. Idéologie et mythologie s'unissent ainsi comme une seule et même opération de langage, dévolue au milieu littéraire, et d'abord, en lui, à ceux que Jan Patocka appelait les « ébranlés », ceux qui, par-delà la dislocation d'un ordre du monde, veulent entrevoir malgré tout la gésine d'un ordre à venir. L'oxymore des révolutionnaires conservateurs signifie dans son implicite : « Nous réenchaînerons la violence qui se déchaîne dans la guerre et la révolution en interaction permanente. » L'humour volontaire et involontaire de la formule transmet là son intention sérieuse, son projet politique, son style stratégique. Le jeu sur les mots annonce l'action espérée sur les choses.
Les
mêmes remarques s’appliquent en vertu de la même méthode à d’autres révolutions
(en 1791-92, le conflit des Girondins et des Jacobins sur la question de la
guerre étrangère) et à d’autres guerres (la querelle des pacifistes et des interventionnistes,
en France, entre 1934 et 1938 ; celle du « glaive » de Gaulle et
du « bouclier » Pétain, en France aussi, de juin 1940 à novembre 1942). Autrement
dit, la Grande Guerre n’est pas tant à dire « grande » parce qu’elle
fut longue, atroce et internationale (comme la guerre du Péloponnèse et la
guerre de Cent Ans) que pour une raison bien plus essentielle : en elle,
l’interaction de la guerre et de la révolution devint palpable, tangible,
concrète, pour les hommes de ce temps-là, et ils tentèrent de peser sur elle,
chacun selon sa position, sa situation et ses objectifs, les uns dans le
langage, lui aussi oxymore, du « défaitisme révolutionnaire » (cas des bolcheviks faisant
alliance avec leur adversaire idéologique, les junker prussiens), d’autres dans
le langage de l’intérêt impérial bien compris (cas de l’état-major français
guerroyant en Pologne contre l’Armée rouge).
« Grande »,
la Grande Guerre l’est de manière en effet inconcevable, et dès avant août
1914, si l’on se souvient que l’interaction ici évoquée de la guerre et de la
révolution, non seulement comptait pour beaucoup dans le champ de conscience de
chacun des adversaires, mais aussi qu’elle n’était ni de gauche ni de droite,
ni europhobe ni occidentale, ni nationale ni cosmopolite – et partout également
explosive : les bolcheviks s’en réclament comme du levier même de la
guerre (révolutionnaire) à la guerre (impérialiste), mais leurs adversaires
aussi (l’idée de présenter les « idées de 1914 » comme la perspective
d’une revanche à prendre contre les « idées de 1789 » revient à deux
écrivains du pangermanisme, Hermann Plenge, allemand, et Rudolf Kjellen,
suédois). La Grande Guerre aura ainsi rendu visible le phénomène qui doit
désarmer le plus durablement le rationalisme spontané (et borné) de toute
intelligence superficielle : la même formule – « interaction de la
guerre et de la révolution » – aura servi en même temps à tous les
antagonistes (à gauche et à droite ; à l’Ouest et à l’Est). Tous auront
espéré maîtriser cette interaction, tous voulurent dicter contre tous les conditions de son maniement.
Comme
on voit, toute guerre en cache une autre, et de la Grande Guerre on dira à bon
droit qu’elle s’y emploie mieux que toute autre. En elle, guerre et révolution
entrent en collision (événement, épisode) et en collusion (connivence,
répétition). Continue et discontinue, leur interaction prolongée les mena à
leur coma : à leur inaction, à la déconnexion des fins et des moyens, à l’idéologie
démente (totalitaire) et à la stratégie inerte (froide).
J.-L
Evard
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