La guerre dite « totale »
oppose encore bien des zones d’ombre à la recherche historique sérieuse. À bon
droit on s’étonnera, par exemple, de la date de parution du livre, Der totale Krieg, que lui consacre, peu
avant sa mort, un des comparses de
Hitler dans le putsch raté de Munich (1923), l’ancien généralissime allemand
Ludendorff : 1935. Pourquoi un tel intervalle – deux décennies presque –
entre le manuel et la Grande Guerre, l’expérience de terrain mise après coup en
préceptes (la traduction française, elle, n’attendra pas : 1936) ? La
question s’impose pour au moins deux séries de raisons : le titre choisi
par Ludendorff reprenait une formule déjà courante – comme le suggère le titre
choisi par Ernst Jünger en 1930, dix ans après Les Orages d’acier : La
Mobilisation totale, où certes l’adjectif, « totale », flatte le
culte et le style totalitaire des totalités de l’époque mais non sans récapituler
les accents de 1914, qui portaient sur le caractère de masse organisée de la
mobilisation plus que sur son caractère organique. « Total », le mot
fétiche de ces militaires du nationalisme ultra, exprime leur conviction
dogmatique : passer de la masse à la puissance, passer de l’organisation
mécanique de ces masses à leur unité organique, dont les langages totalitaires exaltent
le stade fusionnel, au nom de « l’homme nouveau ». De cette
concentration fusionnelle à l’univers concentrationnaire, la généalogie de
cette « totalité » se joua d’abord dans cette zone, dans cet
espace-temps où une machine de guerre fit main basse sur les sociétés qui
l’avaient construite et instituée.
Seconde
série de raisons : Ludendorff a bel et bien laissé sa griffe à la forme de
guerre dite « guerre totale », mais non sans voler la vedette à
d’autres militaires qui ne contribuèrent pas moins que lui à en repérer les particularités
stratégiques et opérationnelles. D’eux on ne parle guère – ce qui, aujourd’hui
encore, retarde le moment de saisir la contradiction la plus aiguë des
militaires et ingénieurs de la « guerre totale » : par dizaines
de millions, elle enrôla des masses de combattants quand, dans son principe
stratégique, elle les mobilisait plutôt comme les servants et les opérateurs d’une
Machine motorisée et automobile. La Grande Guerre en aura vu se déployer
simultanément les trois formes, la terrestre (le blindé à chenilles),
l’océanique (le sous-marin), l’aérienne (l’escadre de chasseurs).
Tel
le général de l’aviation Giulio Douhet, en Italie, véritable visionnaire, dès avant la Grande Guerre, du bombardement massif visant les populations civiles au
moins autant que les positions ou les lignes de communication de l’adversaire.
L’année même où la « guerre totale », avec Ludendorff, passe dans le
langage des officiers stratégistes reconnus, Douhet, en France, fait l’objet
d’un essai bien informé, dû au lieutenant-colonel Paul Vauthier, La Doctrine de guerre du général Douhet,
pages que préfacera un certain maréchal Pétain. Vauthier résume le traité de
guerre aérienne publié par Douhet en 1921, Il
dominio dell’ aria, il en donne aussi quelques extraits. Lecture édifiante,
riche de sens pour les historiens de la stratégie : les deux généraux, le
français et l’italien, comprennent en même temps en quoi l’avion et l’aviation,
c’est-à-dire la prise de l’altitude contrôlée au sol, viennent de transformer en profondeur toute l’économie et toute
la conduite de la guerre.
Avec
ces textes, nous assistons à une « révolution dans les affaires
militaires » avant la lettre – et, au moins aussi cruciale, à une conversion
de l’intelligence militaire, consciente de ce en quoi la Machine automobile
change le terrain, le théâtre de la guerre et son économie politique. Sur qui,
comme nous, demande à des documents d’archives de lui parler moins d’hier que
de demain, les pages de Douhet parlent autant, sinon plus de la Seconde Guerre
mondiale que de la Première. À plus forte raison quand on mesure la raison de
cet effet saisissant de rétroactivité : la Machine de guerre confirmait le
concept stratégique de la profondeur
mais à une échelle telle que cette dimension première en changeait de nature.
Non seulement un chasseur-bombardier multiplie la profondeur, mais encore un
sous-marin, par sa liaison radio, la détache-t-il de son support et de ses
limites géographiques et l’emporte ainsi sur tout projectile (dont il devient
d’ailleurs la nouvelle rampe). Effet inattendu d’une profondeur sans autre fond
que la mobilité du mobile dans l’élément atmosphérique – terre, mer, air – où
il se fond comme dans son véritable port d’attache. Ce que la Machine
automobile gagne en contrôle de l’étendue, elle le doit à sa vitesse : à
la colonisation des durées.
Premier
théoricien et protagoniste de cette conversion, Douhet lui-même, dont Vauthier
cite les raisonnements les plus frappants : « Trévise a reçu pendant la grande guerre environ 75 tonnes de
bombes […] On peut être convaincu que si les 75 tonnes de bombes avaient été
lancées dans la même journée, avec une répartition convenable entre les
explosives, les incendiaires et les toxiques, Trévise aurait été complètement détruite,
et bien peu d’habitants auraient été sauvés […] L’œuvre de destruction
accomplie par la grande guerre fut immense, mais les peuples y résistèrent
parce qu’elle fut étendue dans le temps, de sorte qu’ils purent pendant
longtemps réparer les pertes matérielles et morales qu’ils subirent
successivement, et ils eurent ainsi le loisir de jeter dans le champ de la
lutte toutes leurs ressources jusqu’à la dernière. Il n’y eut jamais le coup
mortel, la blessure large et profonde de laquelle le sang coule à flots, sans
frein, et donne la sensation de la mort imminente […] Il est certain que la
moitié des destructions produites pendant la grande guerre auraient été
suffisantes, si elles s’étaient produites en trois mois, le quart si elles
s’étaient produites en huit jours. »
Puis
vient, non moins lucide, le moment de la projection, et les conséquences qu’il
en tire, déjà, quant au proche avenir de la guerre : « Le fait nouveau, c’est que l’air s’est ouvert aux opérations
aériennes. Ce fait rompt brusquement et à l’improviste avec le caractère
fondamental que la guerre présentait depuis le commencement du monde.
« Avant l’apparition de
l’arme de l’espace, la guerre ne pouvait se développer que sur la surface.
Consistant essentiellement dans l’opposition de deux volontés, l’une voulant
occuper une région, l’autre voulant empêcher cette occupation, la guerre tenait
tout entière dans deux missions : protéger ce qui se trouve en arrière
contre les forces ennemies de surface, briser les forces ennemies de surface
pour atteindre ce qui est en arrière de ces forces.
« Par la conquête de
l’espace, l’homme a brisé le caractère millénaire de la guerre : il n’est
plus nécessaire de briser les lignes de force de la surface pour atteindre ce
qui est derrière. Une des missions des armes de surface ne peut plus être
remplie par ces armes qu’incomplètement.
« L’arme de l’espace doit
donc produire une révolution dans l’art de la guerre.
« Désormais, le champ de
bataille s’étend à tout le territoire et à toutes les mers des nations en
lutte. Il ne peut plus exister de distinctions entre belligérants et non
belligérants. L’arme de l’espace n’a donc pas le caractère d’un simple
perfectionnement.
« La courbe qui
représente l’évolution de la guerre cesse d’être continue : elle prend une
allure essentiellement différente. Celui qui se laisse entraîner sur le
prolongement de la vieille courbe risque de se trouver immédiatement en dehors
de la réalité […]
« Aujourd’hui, quelle que
soit la situation sur la surface, l’avion fournit le moyen de porter sur un
point quelconque du territoire, des attaques d’un ordre de grandeur supérieur à
celles de toutes les attaques qu’il a été possible d’imaginer jusqu’ici.
Aujourd’hui, et non demain. »
Dans
ces lignes, tout frappe aussitôt l’imaginaire historique – et ce d’autant plus
que d’autres pages de Douhet, écrites dans le même souci d’identification de la
nouveauté réelle et déterminante, n’ont pas la même haute valeur pronostique. Mais
le sens de la schématisation efficace, de l’abstraction théorique, de la
physique du conflit (cinétique et dynamique), la sobriété de la pensée et du
style, l’absence de tout pathos belliqueux ou futuriste, le détachement,
presque, avec lequel l’aviateur italien isole et examine les lignes de crête
des futurs affrontements – font percer, sous le masque du militaire (à la
carrière d’ailleurs contrariée) un ingénieur rentré, doublé d’un écrivain
efficace : un stratégiste de son siècle.
J.-L.
Evard
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