mercredi 11 juin 2014

Retours sur la Grande Guerre (3)


La guerre dite « totale » oppose encore bien des zones d’ombre à la recherche historique sérieuse. À bon droit on s’étonnera, par exemple, de la date de parution du livre, Der totale Krieg, que lui consacre, peu avant sa mort, un des comparses de Hitler dans le putsch raté de Munich (1923), l’ancien généralissime allemand Ludendorff : 1935. Pourquoi un tel intervalle – deux décennies presque – entre le manuel et la Grande Guerre, l’expérience de terrain mise après coup en préceptes (la traduction française, elle, n’attendra pas : 1936) ? La question s’impose pour au moins deux séries de raisons : le titre choisi par Ludendorff reprenait une formule déjà courante – comme le suggère le titre choisi par Ernst Jünger en 1930, dix ans après Les Orages d’acier : La Mobilisation totale, où certes l’adjectif, « totale », flatte le culte et le style totalitaire des totalités de l’époque mais non sans récapituler les accents de 1914, qui portaient sur le caractère de masse organisée de la mobilisation plus que sur son caractère organique. « Total », le mot fétiche de ces militaires du nationalisme ultra, exprime leur conviction dogmatique : passer de la masse à la puissance, passer de l’organisation mécanique de ces masses à leur unité organique, dont les langages totalitaires exaltent le stade fusionnel, au nom de « l’homme nouveau ». De cette concentration fusionnelle à l’univers concentrationnaire, la généalogie de cette « totalité » se joua d’abord dans cette zone, dans cet espace-temps où une machine de guerre fit main basse sur les sociétés qui l’avaient construite et instituée.

Seconde série de raisons : Ludendorff a bel et bien laissé sa griffe à la forme de guerre dite « guerre totale », mais non sans voler la vedette à d’autres militaires qui ne contribuèrent pas moins que lui à en repérer les particularités stratégiques et opérationnelles. D’eux on ne parle guère – ce qui, aujourd’hui encore, retarde le moment de saisir la contradiction la plus aiguë des militaires et ingénieurs de la « guerre totale » : par dizaines de millions, elle enrôla des masses de combattants quand, dans son principe stratégique, elle les mobilisait plutôt comme les servants et les opérateurs d’une Machine motorisée et automobile. La Grande Guerre en aura vu se déployer simultanément les trois formes, la terrestre (le blindé à chenilles), l’océanique (le sous-marin), l’aérienne (l’escadre de chasseurs).

Tel le général de l’aviation Giulio Douhet, en Italie, véritable visionnaire, dès avant la Grande Guerre, du bombardement massif visant les populations civiles au moins autant que les positions ou les lignes de communication de l’adversaire. L’année même où la « guerre totale », avec Ludendorff, passe dans le langage des officiers stratégistes reconnus, Douhet, en France, fait l’objet d’un essai bien informé, dû au lieutenant-colonel Paul Vauthier, La Doctrine de guerre du général Douhet, pages que préfacera un certain maréchal Pétain. Vauthier résume le traité de guerre aérienne publié par Douhet en 1921, Il dominio dell’ aria, il en donne aussi quelques extraits. Lecture édifiante, riche de sens pour les historiens de la stratégie : les deux généraux, le français et l’italien, comprennent en même temps en quoi l’avion et l’aviation, c’est-à-dire la prise de l’altitude contrôlée au sol, viennent de transformer en profondeur toute l’économie et toute la conduite de la guerre.

Avec ces textes, nous assistons à une « révolution dans les affaires militaires » avant la lettre – et, au moins aussi cruciale, à une conversion de l’intelligence militaire, consciente de ce en quoi la Machine automobile change le terrain, le théâtre de la guerre et son économie politique. Sur qui, comme nous, demande à des documents d’archives de lui parler moins d’hier que de demain, les pages de Douhet parlent autant, sinon plus de la Seconde Guerre mondiale que de la Première. À plus forte raison quand on mesure la raison de cet effet saisissant de rétroactivité : la Machine de guerre confirmait le concept stratégique de la profondeur mais à une échelle telle que cette dimension première en changeait de nature. Non seulement un chasseur-bombardier multiplie la profondeur, mais encore un sous-marin, par sa liaison radio, la détache-t-il de son support et de ses limites géographiques et l’emporte ainsi sur tout projectile (dont il devient d’ailleurs la nouvelle rampe). Effet inattendu d’une profondeur sans autre fond que la mobilité du mobile dans l’élément atmosphérique – terre, mer, air – où il se fond comme dans son véritable port d’attache. Ce que la Machine automobile gagne en contrôle de l’étendue, elle le doit à sa vitesse : à la colonisation des durées.

Premier théoricien et protagoniste de cette conversion, Douhet lui-même, dont Vauthier cite les raisonnements les plus frappants : « Trévise a reçu pendant la grande guerre environ 75 tonnes de bombes […] On peut être convaincu que si les 75 tonnes de bombes avaient été lancées dans la même journée, avec une répartition convenable entre les explosives, les incendiaires et les toxiques, Trévise aurait été complètement détruite, et bien peu d’habitants auraient été sauvés […] L’œuvre de destruction accomplie par la grande guerre fut immense, mais les peuples y résistèrent parce qu’elle fut étendue dans le temps, de sorte qu’ils purent pendant longtemps réparer les pertes matérielles et morales qu’ils subirent successivement, et ils eurent ainsi le loisir de jeter dans le champ de la lutte toutes leurs ressources jusqu’à la dernière. Il n’y eut jamais le coup mortel, la blessure large et profonde de laquelle le sang coule à flots, sans frein, et donne la sensation de la mort imminente […] Il est certain que la moitié des destructions produites pendant la grande guerre auraient été suffisantes, si elles s’étaient produites en trois mois, le quart si elles s’étaient produites en huit jours.  »

Puis vient, non moins lucide, le moment de la projection, et les conséquences qu’il en tire, déjà, quant au proche avenir de la guerre : « Le fait nouveau, c’est que l’air s’est ouvert aux opérations aériennes. Ce fait rompt brusquement et à l’improviste avec le caractère fondamental que la guerre présentait depuis le commencement du monde.

« Avant l’apparition de l’arme de l’espace, la guerre ne pouvait se développer que sur la surface. Consistant essentiellement dans l’opposition de deux volontés, l’une voulant occuper une région, l’autre voulant empêcher cette occupation, la guerre tenait tout entière dans deux missions : protéger ce qui se trouve en arrière contre les forces ennemies de surface, briser les forces ennemies de surface pour atteindre ce qui est en arrière de ces forces.

« Par la conquête de l’espace, l’homme a brisé le caractère millénaire de la guerre : il n’est plus nécessaire de briser les lignes de force de la surface pour atteindre ce qui est derrière. Une des missions des armes de surface ne peut plus être remplie par ces armes qu’incomplètement.

« L’arme de l’espace doit donc produire une révolution dans l’art de la guerre.

« Désormais, le champ de bataille s’étend à tout le territoire et à toutes les mers des nations en lutte. Il ne peut plus exister de distinctions entre belligérants et non belligérants. L’arme de l’espace n’a donc pas le caractère d’un simple perfectionnement.

« La courbe qui représente l’évolution de la guerre cesse d’être continue : elle prend une allure essentiellement différente. Celui qui se laisse entraîner sur le prolongement de la vieille courbe risque de se trouver immédiatement en dehors de la réalité […]

« Aujourd’hui, quelle que soit la situation sur la surface, l’avion fournit le moyen de porter sur un point quelconque du territoire, des attaques d’un ordre de grandeur supérieur à celles de toutes les attaques qu’il a été possible d’imaginer jusqu’ici. Aujourd’hui, et non demain. »

Dans ces lignes, tout frappe aussitôt l’imaginaire historique – et ce d’autant plus que d’autres pages de Douhet, écrites dans le même souci d’identification de la nouveauté réelle et déterminante, n’ont pas la même haute valeur pronostique. Mais le sens de la schématisation efficace, de l’abstraction théorique, de la physique du conflit (cinétique et dynamique), la sobriété de la pensée et du style, l’absence de tout pathos belliqueux ou futuriste, le détachement, presque, avec lequel l’aviateur italien isole et examine les lignes de crête des futurs affrontements – font percer, sous le masque du militaire (à la carrière d’ailleurs contrariée) un ingénieur rentré, doublé d’un écrivain efficace : un stratégiste de son siècle.

J.-L. Evard


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