1
De toutes les espèces
animales qui peuplent la biosphère, une seule, homo sapiens, s’est maintenue en inversant les contraintes
biologiques d’adaptation interactive de tout vivant à son milieu en un
processus technique et symbolique de transformation sans fin de ses propres
conditions de vie. La technique n’aménage pas seulement le donné, comme des
castors une digue, elle le retraite de fond en comble, elle lui substitue à la
longue une seconde nature, chantier permanent et interminable qu’elle conforme
à l’espace-temps cosmologique résultant de l’intuition et du calcul humains. Ce
faisant, elle quitte sans retour sa niche d’origine, les lieux de
l’hominisation, élabore et bricole des foyers nouveaux d’humanisation.
En
modifiant ainsi les interactions spécifiques du vivant avec lui-même et avec
ses ressources, homo faber s’est doté
d’un destin unique en son genre : homo
sapiens sait ce qu’il fait, il ne sait pas ce que fait ce qu’il fait. Il
prémédite ses travaux, mais l’extension des sciences ne réduit pas l’empire de
l’imprévisible car elles se fragmentent sous l’effet double de la
spécialisation et de l’idéal cybernétique. Le destin technique d’homo faber avait déjà provoqué plusieurs
fois de l’inattendu – tout récemment, l’électrification généralisée de l’existence
humaine en a bouleversé l’espace-temps en y introduisant de la simultanéité,
l’ubiquité de la télécommunication de masse par exemple.
Le
règne de la technique avait jusqu’alors enseigné la distinction mécanique et rationaliste
de la cause et de l’effet. Le règne universel de l’électricité abolit ce dogme
philosophique : sur nos réseaux numériques, la vitesse de la lumière creuse
des plages de vie dans l’espace-temps zéro de la simultanéité et de l’ubiquité
pour tous. Mais ce règne questionne aussi l’animalité de l’espèce humaine, son
corps physique, ses sociétés et son identité générique, puisque pour
l’électricité tout corps conducteur se présente aussi comme un obstacle, comme
une résistance à vaincre en vue de sa propre dissipation irréversible. Les
théorèmes contemporains de l’accélération de l’histoire intériorisent tous
cette nouveauté fulgurante de
l’époque électrique : sa religion primitive, son nihilisme spontané,
endémique, c’est l’angoisse de l’entropie, cette intuition d’événements déjà
révolus quand nous croyons les percevoir au présent ou les prévoir.
« L’accélération est la loi du temporel conscient » (R. Abellio).
2
Sur homo faber et sapiens la technique n’exerce de séduction irrésistible que depuis
les débuts de la révolution thermo-industrielle. L’avènement universel de
l’électricité, un peu plus d’un siècle plus tard, y ajoute un charme
particulier : il semble annoncer la conquête d’une ressource illimitée parce qu’aussi immatérielle que le mouvement même, le
potentiel des énergies dynamisées sous des conditions simples de
conductivité. La technique et ses machines avaient paru nous aliéner au vivant
et à sa spontanéité ; ironie de l’époque, l’électricité et ses connexions
semblent nous ramener à lui puisqu’en la captant nous pensons retrouver, mieux
qu’une nouvelle ressource, et inépuisable, une source de vie à la fois
physique, biologique et symbolique. À sa manière ironique, le discours
cybernétique, l’électricité nous captive parce qu’elle nous évoque un au-delà
des machines sans lesquelles nous ne l’aurions pas capturée. Depuis des
siècles, mécanisation, automatisation ; mais, avec l’époque électrique,
automation, autrement dit potentialisation et connexion de séquences et
d’intensités dynamiques hétérogènes : Prométhée, ce saint Sébastien de la
technique, rêve ainsi de sa réconciliation avec les dieux, l’électricité fait
miroiter une seconde nature aussi vivante, aussi gracieuse et aussi sublime que
celle du paradis perdu pour cause de guerre du feu. L’homo novus de l’empire électrique rêve d’un corps auto-fabriqué,
pure antenne et selfie de ses propres
flux mis en boucle : écrans, casques, micros, prothèses, bactéries
colonisées en parcs de batteries électrogènes, au même titre que le Soleil.
Aux
nostalgies de la mémoire mythologique l’empire de l’électricité oppose pour
commencer l’épreuve de sa réalité élémentaire : l’implosion de
l’espace-temps mécanique antérieur, celui auquel homo faber s’était adapté comme à son Nouveau Monde, surgi au fil
des révolutions industrielles. L’espace-temps mécanique s’ajoutait au corps social, comme un
outil prolonge la main et son geste intelligent. L’espace-temps électrique et
électronique traverse le corps social,
il l’irrigue, il l’imbibe : s’il semble l’appareiller d’un instrument plus
perfectionné que les outils et les machines-outils, c’est que, tout d’abord, il
en dessine un champ, il lui prescrit
un rythme – l’espace-temps
ondulatoire –, il le parcourt comme son réseau capillaire interne, un espace-temps zéro, avant d’en laisser transparaître
l’arborescence externe d’antennes et d’interfaces
en tout genre. L’espace-temps électrique amplifie certes l’intention
énergétique de l’espace-temps mécanique, mais au point d’en inverser et d’en
retourner le sens : à l’extension il préfère l’intensité, à l’expansion et
à la dilatation – critères spatiaux, volumes, stocks – il substitue
condensation et propagation, vibrations et accélérations – critères quantiques,
résonances, flux statistiques et télépathiques. L’idéal mécanique et causaliste
du contrôle du grand espace fini (newtonien) semble ainsi se réaliser : en
réalité advient l’inverse, car le Contrôle porte désormais, non tant sur
l’espace que sur le signal électrique qui irradie l’espace, indifférent à son
étendue finie ou infinie puisque l’espace
n’est plus que ce qui reste du signal une fois qu’il a été reçu. L’espace,
c’est du temps refroidi, cristallisé : si nous le voulions, nous le
savions, en poètes – maintenant, nous le vivons, même sans le savoir. Il y a
bien mutation anthropologique, puisque changer d’espace-temps c’est changer de
corps, d’horloge et de cosmologie. Nous avons mis au rebut notre horloge
solaire et copernicienne, nous nous réglons aujourd’hui sur une horloge
nucléaire, les pulsations d’un réseau d’informations électriques dont nous
sommes à la fois l’émetteur et le récepteur.
Raison
pour laquelle l’empire de l’électricité signifie l’implosion de l’espace-temps
mécanique : il l’abandonne à lui-même, à ses réserves cristallines d’inertie
et de désagrégation, il n’entend ni l’investir, ni le conquérir, ni le
réformer, il pense en Grand Contact cosmogonique intégral qui dédaigne les rouages et les rails, il n’y voit que déchets, inutilités, archaïsmes, le vaste champ des
ruines du futur, une humanité trop lente, trop paysanne, trop charnelle, un
monde d’obèses inapte à la séduction sidérante de l’espace-temps zéro. « Implosion »
car désertion, comme une armée se débande ou comme un culte ou un institut de crédit s’effondre ;
« implosion » car dépression prométhéenne devant la nouvelle
épreuve : que faire des vestiges de l’espace-temps mécanique, comment en
finir avec le désenchantement de l’espace-temps mécanique, comment se convertir
à l’espace-temps zéro sans trahir le corps, l'intuition, les durées, comment faire des hystéries et des paniques
(financières, religieuses, politiques) du Vieux Monde d'avant l'électricité le terreau d’une réforme, d’une
réorientation, d'une civilisation de l’homo faber et sapiens ?
J.-L.
Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire