« Comment devient-on
génocidaire ? », se demande Damien Vandermeersch dans l’essai qu’il
publie l’automne dernier sous ce titre, au GRIP, un think tank bruxellois. À partir de 1995, ce magistrat belge
instruit au Rwanda puis en Europe, sur commissions rogatoires belges ;
d’où sortiront des inculpations, puis, de l’été 1994 à l’hiver 2009, quatre
procès devant la Cour d’assises de Bruxelles, distincts des dossiers instruits
par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).
La vertu
de ces 160 pages ? Indiquer les accès en ligne aux milliers de pages des
archives judiciaires ; condenser l’expérience, longue de quinze ans, d’un
juriste on ne peut plus conscient de la disproportion écrasante qui caractérise
sa tâche : d’un côté, le fait accompli du génocide, massacre de masse
perpétré au grand jour, de l’autre l’opération juridique de l’inculpation et du
jugement, conçue selon les catégories de la responsabilité, par définition personnelle.
Dans notre « siècle des génocides » (Bernard Bruneteau, 2004), il y a
trop peu de juristes prêts à reconnaître d’emblée cette disproportion pour ne
pas les écouter quand ils comprennent, comme D. Vandermeersch, à quel point
elle dénature l’autorité du juge et du droit, et comment elle la ruine. La
notion même de « génocide » en fait l’aveu dès son établissement en
une catégorie du droit international puisqu’elle implique un bourreau :
une collectivité organisée en appareil criminel doté d’une autorité légale,
tandis que les magistrats inculperont des personnes, le droit, par définition,
ne connaissant pas de responsabilité collective et en excluant même, de
principe, l’hypothèse. Dans le cas du Rwanda, la faille entre la question de
fait et la question de droit s’avère pourtant bien plus béante encore que dans
l’histoire des génocides – et ce pour une raison précise, qu’expose le
magistrat belge.
D’où,
première remarque, le timbre lugubre de tels ou tels passages où D.
Vandermeersch s’efforce de justifier les constructions juridiques de la
magistrature : « […] ménager des lieux spécifiques, des endroits où la
prise de parole est possible. La justice offre un de ces espaces. Par son
caractère contradictoire, le procès pénal donne la parole aux différents
acteurs : victimes, témoins, accusés. Ce faisant, il devient le théâtre
d’une nouvelle confrontation puisque chaque protagoniste apporte son éclairage,
sa vision des faits. Le procès permet à tout le moins d’évoquer “ce qui s’est
passé” et aide à mieux comprendre. En se centrant sur les responsabilités
individuelles, la justice fait en sorte que les crimes commis à grande échelle
ne soient plus noyés dans la masse et ainsi anonymisés : elle leur donne
un nom, un visage, une voix » (p. 28-29). Le lecteur de ces lignes ne
reste pas seulement incrédule (qu’est-ce au juste qu’une instance de droit qui
déclare « acteurs » aussi bien
le rescapé d’un génocide que quelque
tueur parmi des dizaines de milliers de tueurs ? que pense au juste du génocide, de ce génocide et de tous les
génocides du siècle, une opération juridique qui constitue de tels
« acteurs » comme une fable imagine des personnages, et comme le
théâtre distribue des rôles ? Le TPIR siège-t-il donc en juge de paix arbitrant entre deux
parties et démêlant quelque litige brouillé par le double langage d’intérêts contradictoires ?).
On réalise
pourtant, quelques pages plus loin, pourquoi notre juge ne parle – d’ailleurs
qu’une seule fois – cette langue de bois de la parité (celle étudiée par
Lyotard, s’agissant de la Shoah et du négationnisme, dans Le Différend). D. Vandermeersch aura enduré l’effet d’une violence
redoublant s’il est possible celle des génocidaires, et lui fournissant un
paravent inespéré, dont ils n’auraient jamais rêvé disposer, même dans leurs
calculs les plus insensés : pendant
les trois premiers mois du génocide, le gouvernement rwandais qui le perpètre
siège aussi comme membre non
permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (p. 82). On se frotte d’abord les
yeux. On relit. Non, on n’a pas rêvé. Le fait se passe de commentaire, mais il impose
la réflexion.
D.
Vandermeersch a donc écrit un livre qui en cache un second : il relate ses
activités de magistrat et de juriste en charge d’un mandat d’enquêter sur les
traces de la mise à mort d’un peuple presque entier (près de 90 % des Tutsi
furent suppliciés et massacrés), mais il nous invite aussi à nous demander ce
que signifie la caution silencieusement et formellement concédée aux
génocidaires par les Nations unies qui les maintiennent à la direction
collégiale de leur plus haute instance ? Quoi qu’on pense par ailleurs des
progrès évidents de l’État génocidaire depuis le martyr arménien de 1915, le
fait nouveau, et tout aussi significatif, tient justement à ce que la
communauté juridique internationale doit
se savoir désormais lâchée par la communauté internationale tout court, par
ce qui en tient lieu. Le génocide rwandais n’aura donc pas seulement été un
génocide de plus, il aura de plus, et sans le vouloir, donné un signal sans
ambiguïté : comme le Troisième Reich, l’État génocidaire, moyennant
certaines recettes, agit, ou peut agir, dans la légalité. Le Troisième Reich
dissimula la mise à mort des Juifs sous le manteau du secret d’État. Mais ni
les Khmers rouges ni le pouvoir hutu ne firent un quelconque mystère de leurs
forfaits. D’où la question inévitable, et la seule question pertinente : à
quoi tient ce passage au grand jour des appareils génocidaires nés, il y a un
siècle, dans l’obscurité ? Qu’est-ce qui, en nous, change, et pour quelles
raisons profondes de décivilisation ?
Au
lendemain du génocide juif, on avait d’abord cru pouvoir rattacher la pratique
génocidaire dont on découvrait l’étendue et le haut degré d’organisation à
l’esprit et à la nature du régime hitlérien, perçu et analysé comme un parangon
de tout système totalitaire. Pour Hannah Arendt comme pour Eric Voegelin,
l’univers concentrationnaire cristallisait l’essence du régime totalitaire pour
une raison fondamentale : il représentait la part de pouvoir politique,
policier et juridique donné à la pègre dans l’État. Ce que les droit commun exerçaient
de terreur sur leurs victimes à l’abri des barbelés du camp et de l’uniforme
SS ou SA, la populace ralliée par les nazis l’instaurait dans le reste de la société.
Voegelin avait donné un nom à « l’alliance provisoire de la populace et
des élites » thématisée avant lui par Arendt (the Origins of Totalitarianism, III, 10, 2) :
« l’encanaillement des élites », dit-il dans Hitler et les Allemands (p. 85). Il s’agissait, certes, de
comprendre l’origine de la terreur et sa matérialisation dans l’univers des camps
et ses déchaînements de cruauté (avant même les camps de la mort) ; mais
il y allait aussi d’une idée plus ancienne de la pensée politique, remontant au
moins à la crise révolutionnaire de 1848 et à son dénouement français, le
« dix-huit brumaire de Louis Bonaparte » décrit par Marx comme un
putsch organisé par la plèbe des déclassés et le sous-prolétariat des
« gueux » contre le reste de la société.
« Crapulinski » : ainsi Marx, en 1852, citant Heine,
surnomme-t-il Napoléon III. « Le règne des lémures », dira de son
côté Ernst Jünger, qui les connaissait pour les avoir aussi un peu fréquentés. Ou encore, à propos des mêmes, Alan Bullock : « L'aristocratie des égouts. »
Marx
inaugure ainsi dans le récit historique et politique la sociologie du swell mob qui, un siècle plus tard,
trouvera son couronnement dans l’œuvre magistrale d’un rescapé du Goulag, Varlam
Chalamov, écrivant ses Essais sur le
monde du crime et les Récits de la
Kolyma pour cerner la nature du pouvoir absolu de la bureaucratie
concentrationnaire soviétique. C’est Chalamov qui, le premier, et de
l’intérieur, aura le mieux saisi la relation de la terreur, système collectif
et officiel d’extermination, et de la cruauté compulsive, signature
anthropologique de la classe des déclassés, qu’il appelle d’ailleurs un « ordre » : « Le
poison de la pègre est effroyable. Il corrompt tout ce qu’il y a d’humain dans
l’homme. Et tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle
pestilentiel » – « Les autorités tiennent compte des truands. Ils
sont les maîtres de la vie et de la mort dans les camps » – « Toute la psychologie de la pègre repose
sur une observation ancienne, séculaire, des truands : jamais leurs
victimes ne commettront – ne peuvent même songer à commettre – les actes qu’ils
se font, eux, un plaisir de perpétrer, le cœur léger et l’âme tranquille, chaque
jour, à chaque instant. » Enrichissons cet idéaltype (certainement inspiré
à Chalamov par Dostoïevski) : donnez au Scarface de Brian de Palma un
uniforme à porter, une foule à commander, un mandat de police ou un badge de
milice à exhiber – et vous obtenez ce dont parlent Voegelin et Chalamov, la
cruauté la plus indifférente et la férocité la plus insatiable érigées en
pouvoir légal. Et ce pouvoir légal exercé non par un milieu, mais par un ordre.
Jouons sur le mot : le pouvoir du milieu
mais le milieu transformé en un ordre, la marge transformée en centre (comme il
y eut le tiers état, ou les parias, ou les mandarins). Chalamov aura ainsi
confirmé les intuitions profondes et prémonitoires de David Rousset.
Il se
trouve que, avec ou sans régime de terreur, Scarface et Crapulinski, depuis
1851 et la technique césarienne du coup d’État, ont obtenu, outre la régie des
basses œuvres, celle des besognes simplement lucratives par où la pègre a
acheté ses brevets d’honorable bourgeoisie. Scarface n’est plus un hors-la-loi
spécialisé dans le gangstérisme, mais un homme d’affaires et un juriste aux
pratiques à peine douteuses – une puissance discrète dont nous ne percevons la
présence subliminale qu’à l’occasion d’un quelconque « scandale »,
mais dont l’installation au cœur de nos institutions et de nos réseaux est
chose faite – comme celle des lobbies, dont les activités diffèrent des siennes par le degré plus que par la nature : faire
« pression », transformer l’espace public entier en une immense zone
grise d’économies parallèles. Lentement mais sûrement, cette assimilation du swell mob au reste de la société la
contamine et désactive le sens commun, ses réserves
naturelles de compassion autant que celles d’imagination. Les « hommes infâmes » – retournons l’image
romantique et anachronique chère à
Foucault disciple inavoué de Jean Genet –, les « hommes
infâmes » ont fini par se fondre
dans la masse des élites en tout genre. Si les monstres contrastent moins,
c’est que nous leur ressemblons de plus en plus. Comme on voit, ils se chargent
aussi de notre instruction civique. À la longue, comme en hydrodynamique où
l’eau ruisselle toujours vers le plus bas, c’est le niveau moyen des mœurs qui
s’en trouve modifié. L’équilibre se rétablit, seuls changent les paramètres
de l’équation : disparition des monstres d’exception, apparition des
pervers de masse, promotion des masses perverses. Érosion par corrosion,
corruption par corrosion : pourquoi le « gros animal »
échapperait-il à la loi physique élémentaire du vivant ? Un premier
symptôme de la décivilisation pour cause de socialisation de la pègre et du mob avait déjà surgi en pleine guerre
mondiale avec l’affaire Petiot, du nom du médecin français qui avait construit dans Paris son four crématoire personnel. Déjà sous Petiot perçait le Mengele, l'inverse valant tout aussi bien. Événement de civilisation nommé
par Gérard Rabinovitch quand il évoque le « soulèvement perversif »
qui nous traverse (De la destructivité
humaine, 2009), et avant lui par Michel Tournier et son anthropologie des ogres nos contemporains, Le Roi des aulnes. L’encanaillement suit son cours. « La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l'harmonie » (J. de Maistre).
En
siégeant, entre avril et juin 1994, aux côtés des représentants accrédités des tueurs, les diplomates du Conseil de sécurité n’ont fait qu’accélérer et valider
un processus de longue durée. Ce que Damien Vandermeersch a observé à l’échelle
de la communauté internationale, il s’agit de le repérer à l’œuvre aussi à
d’autres échelles : régionale, nationale ou locale, une même subversion
perverse du monde, smiling nihilism.
J.-L Evard
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