vendredi 27 juin 2014

Après le Léviathan (10) : devant Béhémoth


« Comment devient-on génocidaire ? », se demande Damien Vandermeersch dans l’essai qu’il publie l’automne dernier sous ce titre, au GRIP, un think tank bruxellois. À partir de 1995, ce magistrat belge instruit au Rwanda puis en Europe, sur commissions rogatoires belges ; d’où sortiront des inculpations, puis, de l’été 1994 à l’hiver 2009, quatre procès devant la Cour d’assises de Bruxelles, distincts des dossiers instruits par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).

La vertu de ces 160 pages ? Indiquer les accès en ligne aux milliers de pages des archives judiciaires ; condenser l’expérience, longue de quinze ans, d’un juriste on ne peut plus conscient de la disproportion écrasante qui caractérise sa tâche : d’un côté, le fait accompli du génocide, massacre de masse perpétré au grand jour, de l’autre l’opération juridique de l’inculpation et du jugement, conçue selon les catégories de la responsabilité, par définition personnelle. Dans notre « siècle des génocides » (Bernard Bruneteau, 2004), il y a trop peu de juristes prêts à reconnaître d’emblée cette disproportion pour ne pas les écouter quand ils comprennent, comme D. Vandermeersch, à quel point elle dénature l’autorité du juge et du droit, et comment elle la ruine. La notion même de « génocide » en fait l’aveu dès son établissement en une catégorie du droit international puisqu’elle implique un bourreau : une collectivité organisée en appareil criminel doté d’une autorité légale, tandis que les magistrats inculperont des personnes, le droit, par définition, ne connaissant pas de responsabilité collective et en excluant même, de principe, l’hypothèse. Dans le cas du Rwanda, la faille entre la question de fait et la question de droit s’avère pourtant bien plus béante encore que dans l’histoire des génocides – et ce pour une raison précise, qu’expose le magistrat belge.

D’où, première remarque, le timbre lugubre de tels ou tels passages où D. Vandermeersch s’efforce de justifier les constructions juridiques de la magistrature : « […] ménager des lieux spécifiques, des endroits où la prise de parole est possible. La justice offre un de ces espaces. Par son caractère contradictoire, le procès pénal donne la parole aux différents acteurs : victimes, témoins, accusés. Ce faisant, il devient le théâtre d’une nouvelle confrontation puisque chaque protagoniste apporte son éclairage, sa vision des faits. Le procès permet à tout le moins d’évoquer “ce qui s’est passé” et aide à mieux comprendre. En se centrant sur les responsabilités individuelles, la justice fait en sorte que les crimes commis à grande échelle ne soient plus noyés dans la masse et ainsi anonymisés : elle leur donne un nom, un visage, une voix » (p. 28-29). Le lecteur de ces lignes ne reste pas seulement incrédule (qu’est-ce au juste qu’une instance de droit qui déclare « acteurs » aussi bien le rescapé d’un génocide que quelque tueur parmi des dizaines de milliers de tueurs ? que pense au juste du génocide, de ce génocide et de tous les génocides du siècle, une opération juridique qui constitue de tels « acteurs » comme une fable imagine des personnages, et comme le théâtre distribue des rôles ? Le TPIR siège-t-il  donc en juge de paix arbitrant entre deux parties et démêlant quelque litige brouillé par le double langage d’intérêts contradictoires ?).

On réalise pourtant, quelques pages plus loin, pourquoi notre juge ne parle – d’ailleurs qu’une seule fois – cette langue de bois de la parité (celle étudiée par Lyotard, s’agissant de la Shoah et du négationnisme, dans Le Différend). D. Vandermeersch aura enduré l’effet d’une violence redoublant s’il est possible celle des génocidaires, et lui fournissant un paravent inespéré, dont ils n’auraient jamais rêvé disposer, même dans leurs calculs les plus insensés : pendant les trois premiers mois du génocide, le gouvernement rwandais qui le perpètre siège aussi comme membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (p. 82). On se frotte d’abord les yeux. On relit. Non, on n’a pas rêvé. Le fait se passe de commentaire, mais il impose la réflexion.

D. Vandermeersch a donc écrit un livre qui en cache un second : il relate ses activités de magistrat et de juriste en charge d’un mandat d’enquêter sur les traces de la mise à mort d’un peuple presque entier (près de 90 % des Tutsi furent suppliciés et massacrés), mais il nous invite aussi à nous demander ce que signifie la caution silencieusement et formellement concédée aux génocidaires par les Nations unies qui les maintiennent à la direction collégiale de leur plus haute instance ? Quoi qu’on pense par ailleurs des progrès évidents de l’État génocidaire depuis le martyr arménien de 1915, le fait nouveau, et tout aussi significatif, tient justement à ce que la communauté juridique internationale doit se savoir désormais lâchée par la communauté internationale tout court, par ce qui en tient lieu. Le génocide rwandais n’aura donc pas seulement été un génocide de plus, il aura de plus, et sans le vouloir, donné un signal sans ambiguïté : comme le Troisième Reich, l’État génocidaire, moyennant certaines recettes, agit, ou peut agir, dans la légalité. Le Troisième Reich dissimula la mise à mort des Juifs sous le manteau du secret d’État. Mais ni les Khmers rouges ni le pouvoir hutu ne firent un quelconque mystère de leurs forfaits. D’où la question inévitable, et la seule question pertinente : à quoi tient ce passage au grand jour des appareils génocidaires nés, il y a un siècle, dans l’obscurité ? Qu’est-ce qui, en nous, change, et pour quelles raisons profondes de décivilisation ?

Au lendemain du génocide juif, on avait d’abord cru pouvoir rattacher la pratique génocidaire dont on découvrait l’étendue et le haut degré d’organisation à l’esprit et à la nature du régime hitlérien, perçu et analysé comme un parangon de tout système totalitaire. Pour Hannah Arendt comme pour Eric Voegelin, l’univers concentrationnaire cristallisait l’essence du régime totalitaire pour une raison fondamentale : il représentait la part de pouvoir politique, policier et juridique donné à la pègre dans l’État. Ce que les droit commun exerçaient de terreur sur leurs victimes à l’abri des barbelés du camp et de l’uniforme SS ou SA, la populace ralliée par les nazis l’instaurait dans le reste de la société. Voegelin avait donné un nom à « l’alliance provisoire de la populace et des élites » thématisée avant lui par Arendt (the Origins of Totalitarianism, III, 10, 2) : « l’encanaillement des élites », dit-il dans Hitler et les Allemands (p. 85). Il s’agissait, certes, de comprendre l’origine de la terreur et sa matérialisation dans l’univers des camps et ses déchaînements de cruauté (avant même les camps de la mort) ; mais il y allait aussi d’une idée plus ancienne de la pensée politique, remontant au moins à la crise révolutionnaire de 1848 et à son dénouement français, le « dix-huit brumaire de Louis Bonaparte » décrit par Marx comme un putsch organisé par la plèbe des déclassés et le sous-prolétariat des « gueux » contre le reste de la société. « Crapulinski » : ainsi Marx, en 1852, citant Heine, surnomme-t-il Napoléon III. « Le règne des lémures », dira de son côté Ernst Jünger, qui les connaissait pour les avoir aussi un peu fréquentés. Ou encore, à propos des mêmes, Alan Bullock : « L'aristocratie des égouts. »

Marx inaugure ainsi dans le récit historique et politique la sociologie du swell mob qui, un siècle plus tard, trouvera son couronnement dans l’œuvre magistrale d’un rescapé du Goulag, Varlam Chalamov, écrivant ses Essais sur le monde du crime et les Récits de la Kolyma pour cerner la nature du pouvoir absolu de la bureaucratie concentrationnaire soviétique. C’est Chalamov qui, le premier, et de l’intérieur, aura le mieux saisi la relation de la terreur, système collectif et officiel d’extermination, et de la cruauté compulsive, signature anthropologique de la classe des déclassés, qu’il appelle d’ailleurs  un « ordre » : « Le poison de la pègre est effroyable. Il corrompt tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Et tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle pestilentiel » – « Les autorités tiennent compte des truands. Ils sont les maîtres de la vie et de la mort dans les camps » –  « Toute la psychologie de la pègre repose sur une observation ancienne, séculaire, des truands : jamais leurs victimes ne commettront – ne peuvent même songer à commettre – les actes qu’ils se font, eux, un plaisir de perpétrer, le cœur léger et l’âme tranquille, chaque jour, à chaque instant. » Enrichissons cet idéaltype (certainement inspiré à Chalamov par Dostoïevski) : donnez au Scarface de Brian de Palma un uniforme à porter, une foule à commander, un mandat de police ou un badge de milice à exhiber – et vous obtenez ce dont parlent Voegelin et Chalamov, la cruauté la plus indifférente et la férocité la plus insatiable érigées en pouvoir légal. Et ce pouvoir légal exercé non par un milieu, mais par un ordre. Jouons sur le mot : le pouvoir du milieu mais le milieu transformé en un ordre, la marge transformée en centre (comme il y eut le tiers état, ou les parias, ou les mandarins). Chalamov aura ainsi confirmé les intuitions profondes et prémonitoires de David Rousset.

Il se trouve que, avec ou sans régime de terreur, Scarface et Crapulinski, depuis 1851 et la technique césarienne du coup d’État, ont obtenu, outre la régie des basses œuvres, celle des besognes simplement lucratives par où la pègre a acheté ses brevets d’honorable bourgeoisie. Scarface n’est plus un hors-la-loi spécialisé dans le gangstérisme, mais un homme d’affaires et un juriste aux pratiques à peine douteuses – une puissance discrète dont nous ne percevons la présence subliminale qu’à l’occasion d’un quelconque « scandale », mais dont l’installation au cœur de nos institutions et de nos réseaux est chose faite – comme celle des lobbies, dont les activités diffèrent des siennes par le degré plus que par la nature : faire « pression », transformer l’espace public entier en une immense zone grise d’économies parallèles. Lentement mais sûrement, cette assimilation du swell mob au reste de la société la contamine et désactive le sens commun, ses réserves naturelles de compassion autant que celles d’imagination. Les « hommes infâmes » – retournons l’image romantique et anachronique chère à  Foucault disciple inavoué de Jean Genet –, les « hommes infâmes »  ont fini par se fondre dans la masse des élites en tout genre. Si les monstres contrastent moins, c’est que nous leur ressemblons de plus en plus. Comme on voit, ils se chargent aussi de notre instruction civique. À la longue, comme en hydrodynamique où l’eau ruisselle toujours vers le plus bas, c’est le niveau moyen des mœurs qui s’en trouve modifié. L’équilibre se rétablit, seuls changent les paramètres de l’équation : disparition des monstres d’exception, apparition des pervers de masse, promotion des masses perverses. Érosion par corrosion, corruption par corrosion : pourquoi le « gros animal » échapperait-il à la loi physique élémentaire du vivant ? Un premier symptôme de la décivilisation pour cause de socialisation de la pègre et du mob avait déjà surgi en pleine guerre mondiale avec l’affaire Petiot, du nom du médecin français qui avait construit dans Paris son four crématoire personnel. Déjà sous Petiot perçait le Mengele, l'inverse valant tout aussi bien. Événement de civilisation nommé par Gérard Rabinovitch quand il évoque le « soulèvement perversif » qui nous traverse (De la destructivité humaine, 2009), et avant lui par Michel Tournier et son anthropologie des ogres nos contemporains, Le Roi des aulnes. L’encanaillement suit son cours. « La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l'harmonie » (J. de Maistre).

En siégeant, entre avril et juin 1994, aux côtés des représentants accrédités des tueurs, les diplomates du Conseil de sécurité n’ont fait qu’accélérer et valider un processus de longue durée. Ce que Damien Vandermeersch a observé à l’échelle de la communauté internationale, il s’agit de le repérer à l’œuvre aussi à d’autres échelles : régionale, nationale ou locale, une même subversion perverse du monde, smiling nihilism.

J.-L Evard

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